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26 juillet 2017

L’auteure Anne Dufourmantelle était d’une « humanité exceptionnelle »

Élisabeth Roudinesco

Mort exemplaire s’il en fût, en sauvant l’enfant d’une mère amie. Comme quoi la douceur, cette force d’une puissance inégalée en psychothérapie relationnelle, à qui sait en quoi elle consiste réellement. Chez Anne Dufourmantelle c’est allé jusqu’au bout, au cœur qui lâche à l’effort. Quel dommage pour elle, pour les siens, pour nous ! Restons puissants et doux comme les chats de Baudelaire, avec au cœur gravé le souvenir de cette Anne qui n’a rien vu venir que le courage d’être.  À l’extrême. PHG


 

Née à Paris le 20 mars 1964, Anne Dufourmantelle a trouvé la mort le 21 juillet sur la plage de Pampelonne, près de Ramatuelle (Var), dans des circonstances tragiques en portant secours au fils d’une de ses amies âgé de 10 ans, qui était en train de se noyer. Au cours de ce sauvetage, elle a succombé à un arrêt cardiaque. Anne Dufourmantelle avait 53 ans.

Philosophe, romancière, psychanalyste, auteure d’une œuvre importante, elle était la fille d’une psychanalyste d’obédience jungienne et avait soutenu sa thèse de philosophie en 1994 sous la direction de Jean-François Marquet, avec pour thème : « La vocation prophétique de la philosophie ». Elle en fera un livre (Cerf, 1998). Elle y donnait un portrait fulgurant de deux figures emblématiques du « dessaisissement subjectif » : Cassandre, sombre personnage de la tragédie d’Eschyle, et Jonas, prophète de la Bible. L’une incarne la voie de la fatalité, l’autre indique que la prédiction inaccomplie ouvre à un avenir où l’homme accède à une humanité spirituelle. Le destin de ces deux héros retiendra sans cesse son attention.

Philosophe et psychanalyste

Amie de Jacques Derrida et d’Avital Ronell – elle publiera un dialogue avec chacun (De l’hospitalité, Calmann-Lévy, 1997 et American Philo, Stock, 2006) –, elle mêlait avec bonheur ses activités de philosophe et de psychanalyste, tout en étant à la fois éditrice (d’abord chez Calmann Lévy puis chez Stock) et chroniqueuse au journal Libération. La compagne de l’écrivain Frédéric Boyer était aussi diplômée de l’université de Brown (à Providence, Etats-Unis) et enseignante à NYU, se réclamant d’une inspiration spinoziste pour cerner les relations entre fatalité et liberté, thème majeur de l’ouvrage qu’elle consacra en 2007 à La Femme et le Sacrifice, d’Antigone à « La Femme d’à côté » (Denoël).

Analysée par Serge Leclaire et membre active du Cercle freudien, elle recevait ses patients avec une douceur extrême, au cinquième étage sans ascenseur de son cabinet de la rive gauche. Cette « chercheuse inlassable », comme le souligne le psychiatre et psychanalyste Guy Dana, son ami et « superviseur », faisait preuve aussi d’une « humanité exceptionnelle », attentive aux souffrances d’autrui et prête à se dévouer en toutes circonstances. Elle regardait le rêve comme l’instrument majeur d’une transformation de soi : « On peut rendre fou quelqu’un, disait-elle, en l’empêchant de rêver. On peut aussi sauver sa vie en écoutant ses rêves à temps. » (L’Intelligence du rêve, Payot, 2012).

En 2009, dans En cas d’amour. Psychopathologie de la vie amoureuse (Payot), elle décrivait les souffrances des couples – querelles, jalousies, séparations, trahisons – en se demandant pourquoi tant d’hommes et de femmes prennent un malin plaisir à répéter inconsciemment des situations anxiogènes au point de se transformer la vie en supplice permanent. Mais surtout, elle se demandait en quoi la dictature de la transparence, propre à la société postmoderne, portait atteinte à l’intimité de chacun. D’où sa réflexion sur une nécessaire Défense du secret (Payot, 2015).

La douceur et le risque

Anne Dufourmantelle n’était pas tendre avec les mères. Dans un essai de 2001, La Sauvagerie maternelle (Calmann-Lévy), elle n’hésitait pas à affirmer que toute mère est sauvage, en tant qu’elle fait le serment, inconsciemment, de conserver toujours en elle le lien qui l’unit à son enfant depuis la naissance. Et elle soulignait que cette attitude se perpétuait bien souvent de mère en fille.

Et pourtant, face aux violences du monde contemporain, elle soutenait l’idée que la douceur est une puissance infinie. Elle en faisait une fête permettant de transformer « l’effraction traumatique » en créativité : « La douceur appartient à l’enfance, elle est un retour sur soi, le nom secret de la beauté et de l’élan mystique » (Puissance de la douceur, Payot, 2013).

C’est dans un livre de 2011, L’Éloge du risque (Payot), qu’elle développe ce qui a été son engagement le plus émouvant. Elle y commente en effet la célèbre phrase d’Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » pour affirmer que ce temps du risque – celui des résistants – serait le contraire miraculeux de la névrose. Prendre le risque d’aimer, de vivre afin de s’extirper de toute dépendance, tel serait pour le sujet l’essentiel de toute forme d’éthique. Anne Dufourmantelle aura eu, jusque dans cette mort tragique, le courage de se saisir du magnifique poème d’Hölderlin.

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