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17 janvier 2010

Les juifs en France, une présence oubliée Laurence Sigal, KlagsbaldPaul Salmona, introduits par Philippe Grauer

Laurence Sigal, KlagsbaldPaul Salmona, introduits par Philippe Grauer

Des traces archéologiques depuis l’Antiquité


Chrétien de Troyes tout le monde connait. Rachi, aussi important que lui, le commentateur du Talmud et de la Bible universellement connu et apprécié dans le concert de la culture européenne de son époque, dont la clarté déjà si bien française illumine tout ce qu’il touche, en langue romane, qui en a entendu parler ? à l’heure où Élisabeth Roudinesco publie son Retour sur la question juive, il est bon que la mémoire collective en France ravive les couleurs de la présence juive dans le tissu de son histoire.

L’Europe n’est pas que chrétienne, elle est multiple, et tant l’nfluence musulmane sur notre poésie que la présence juive médiévale ont contribué de façon décisive au façonnage de sa civilisation. Il est temps de réviser nos fondamentaux et d’ajouter quelques planches à nos images d’Épinal. La mémoire de ce pauvre Saint Louis entre autres risque d’en souffrir quelque peu, mais les souffrances qu’il a infligées très chrétiennement et en toute sainteté à des populations entières pour cause d’altérité, repérées et reconnues, risquent d’autant mieux cicatricer des plaies dont notre « identité nationale » a si longtemps supporté le secret mortifère.

Philippe Grauer.


Des traces archéologiques depuis l’Antiquité

Nécropoles antiques, cimetières médiévaux, synagogues, bains rituels, écoles talmudiques, juiveries, carrières en Provence, calls en Catalogne : l’essor de l’archéologie préventive au cours des vingt dernières années a révélé une myriade de vestiges qui rappellent que des communautés juives vécurent en Europe de l’Antiquité jusqu’au Moyen Age.

Ces découvertes font émerger la réalité de communautés connues à travers la littérature rabbinique mais dont ne subsistait la trace que dans de rares monuments et dans des noms de lieux : on recense ainsi, dans des centaines de communes, des  » rues aux juifs « ,  » de la juiverie  » ou  » de la synagogue « , mais aussi des chemins, pas, prés, champs, herbages  » aux juifs  » ou  » aux juives « , remontant à l’époque médiévale. Sur notre territoire, ces communautés, qui purent compter jusqu’à 100 000 habitants à la fin du XIIIe siècle, ont presque toutes disparu à la fin du Moyen Age en raison des édits d’expulsion dont le premier – pris par Philippe Auguste en 1182 – inaugure la sinistre litanie des bannissements des juifs d’Europe occidentale.

Un jeu de rappels moyennant finances, et d’expulsions accompagnées de la spoliation des biens et des terres, se poursuivra avec les décrets pris par Philippe le Bel en 1306, Philippe V en 1322 et Charles VI en 1394. De Provence, les juifs ne seront chassés qu’en 1501, tandis qu’ils demeureront sous la protection des papes dans le Comtat Venaissin, et que des communautés de  » nouveaux chrétiens « , d’origine hispano-portugaise, renaîtront à Bayonne et à Bordeaux au XVIe siècle.

Ces découvertes  » contribuent à recomposer un passé plus complexe, échappant à la réécriture strictement chrétienne (…) des sociétés médiévales européennes « , comme le notent les archéologues Astrid Huser et Claude de Mecquenem. Et si l’expulsion de 1306 a pu faire l’objet d’une très discrète mention au titre de commémoration nationale en 2006, la présence juive dans la France médiévale est presque absente des synthèses historiques sur le Moyen Age. Du  » Petit Lavisse  » aux manuels scolaires des années 1980, le judaïsme médiéval n’appartient pas au  » roman national « , comme l’a montré l’historienne Suzanne Citron.

Et au-delà de l’historiographie scolaire, rares sont les ouvrages généraux sur l’histoire de France qui abordent ces persécutions en dehors des lapidaires chronologies de fin de volume. Il en va de même pour les synthèses d’histoire de l’art et les grandes expositions, qui font l’impasse sur les manuscrits juifs médiévaux français, admirables par l’originalité de la calligraphie et la singularité du rapport de l’image au texte.

Un corps étranger

Il en est également ainsi des sommes d’histoire culturelle qui ignorent, par exemple, le nom de Rachi, le maître champenois dont les commentaires monumentaux sur la Bible et le Talmud constituent, dès son vivant et jusqu’à aujourd’hui, l’accès le plus indispensable à la compréhension de ces textes. Sa méthode l’a conduit à insérer dans l’hébreu de ses commentaires des traductions en langue romane des termes rares ou difficiles à une époque où la langue des lettrés chrétiens reste le latin. Rachi rassemble ainsi un thésaurus de cinq mille mots qui constitue le premier témoignage de l’ancien français. Omettrait-on Bernard de Clairvaux et Pierre Abélard, ses (presque) contemporains, ou Chrétien de Troyes dans nos synthèses historiques ?

Dans un raisonnement circulaire qui prévaut encore aujourd’hui en dehors des études juives, les juifs du Moyen Age n’appartiennent pas à la communauté nationale et n’ont pas leur place dans l’histoire de France. Les représentations conventionnelles font d’eux un corps étranger, un Autre dont l’exclusion est un fait  » normal « , donc inexorable. L’absence de référence au judaïsme dans l’histoire médiévale entérine l’idée fausse que les juifs n’auraient pas existé en France avant la fin du XVIIIe siècle ou que leur contribution à la société médiévale serait dérisoire.

On peut s’étonner de l’amnésie durable qui frappe l’historiographie française. L’antijudaïsme chrétien dans la France médiévale serait-il d’une telle  » évidence  » qu’il ne mériterait pas d’être évoqué et que l’histoire contrastée, parfois catastrophique, des juifs sur notre territoire serait insignifiante ? Les exactions, massacres et expulsions ont eu raison des êtres. En 1242, le brûlement de monceaux de manuscrits du Talmud à Paris en place de Grève tenta d’en effacer l’esprit. Qui se souvient de Yéhiel de Paris qui avec ses pairs – Moïse de Coucy, Samuel dit Morel de Falaise et Juda Ben David de Melun – fut sommé à une disputation théologique par Louis IX (le  » bon roi  » Saint Louis), lequel ordonna la destruction par le feu du texte incriminé.

Les découvertes récentes signalent donc, comme par effraction, que les  » archives du sol  » recèlent les traces d’une histoire ignorée. La connaissance de la présence juive y gagne en profondeur : chaque site exhumé témoigne d’une terre où, au Moyen Age, les juifs ont vécu, produit, reçu, pensé, échangé mais aussi été persécutés et chassés. Il ne s’agit pas ici de stigmatiser les historiens, mais de montrer un déni collectif qui contribue à la persistance du fantasme d’une France historiquement chrétienne et homogène.

À l’instar des recherches archéologiques concernant le paléolithique, le néolithique ou l’Antiquité tardive, qui montrent que notre pays est le fruit de vagues de peuplement et d’acculturations successifs, chaque découverte de vestiges juifs vient réinscrire une réalité ancienne dans l’environnement d’aujourd’hui et, par là même, modifie nos représentations. L’archéologie provoque ainsi une forme de  » retour du refoulé  » et contribue à l’écriture d’une nouvelle histoire nationale.

Laurence Sigal, Directrice du Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris

KlagsbaldPaul Salmona, Directeur du développement culturel à l’Institut national de recherches archéologiques préventives

© Le Monde, 17 janvier 2010.