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18 septembre 2011

Psychiatrie : une loi délirante Juliette Bênabent in Télérama, précédé de Place partout au souci de soi, par Philippe Grauer

place partout au souci de soi

Par Philippe Grauer

Hervé Bokobza, qui n’a guère protesté lorsque sonna la chasse aux charlatans pour soutenir les psychothérapeutes relationnels, n’est plus directeur de Saint-Martin, et il ne s’agit pas d’un détail insignifiant. Autre détail : Saint-Martin est une clinique psychothérapique et non psychiatrique. Petite grosse différence. Il s’y effectue un travail original en effet, unique en France, après Saint Alban et La Borde, hauts lieux de la considérable avancée que représente la psychothérapie institutionnelle, restée vaillante en dépit de l’air du temps.

Ce travail s’inspire de la psychanalyse, cette discipline aujourd’hui oubliée des psychiatres décrochés de la perspective humaniste et du processus de subjectivation, venus se mettre à la traîne du cognitivisme et du DSM, cette honte qui est à la psychiatrie et à sa psychothérapie ce que Monsanto est à l’agriculture.

Le sécuritarisme d’extrême droite imposé à la psychiatrie n’améliore guère sa tragique situation dans notre pays. Le gestionnarisme qui accompagne ce mouvement, selon les mêmes principes qui réussissent si bien à la Grèce et au reste du monde, avec la perspective de faire du chiffre avec des âmes presque mortes à coups de médicaments dits normalisateurs, rend la situation ingérable.

Pas grave, les fous sont déjà en masse sur le trottoir ou en prison, le reste sera incarcéré dans un hôpital psychiatrique à l’issue d’un jugement vidéo qui procurera bien à un homme de théâtre l’occasion de nous réjouir amèrement un des ces prochains jours en nous faisant nous poser la question, mais où sont les fous les plus dangereux ? – question subsidiaire, en quoi suis-je responsable ?

face à la médicalisation de l’existence, l’option relationnelle

On mesure qu’à côté de la psychiatrie reneurologisée et de la psychologie passée sous influence médicale, à côté des nouveaux psychothérapeutes précieux auxiliaires paramédicaux de la santé mentale – synonyme de la médicalisation de l’existence que stigmatisent à juste titre Roland Gori et l’Appel des appels –, qui fait de tout une maladie à laquelle convient le médicament normalisateur qui lui donne son nom, il y a place pour notre psychothérapie relationnelle, celle qui avec celui qui entreprend la démarche, comme on dit, « prend le temps d’essayer de comprendre, » d’aller vers soi en passant par un autre, celle qui n’a que faire de la protocolisation des soins-traitements, qui s’occupe seulement du soin-souci, du souci du lien et de la relation, de la reprise de l’être au monde ensemble.

À l’hôpital comme au cabinet libéral c’est toujours de la même question, celle de l’orientation humaniste, de la centration sur la dynamique de la subjectivation qu’il s’agit, celle de la problématique du souci et de la relation. Nous contribuerons pour notre part à continuer d’honorer et occuper cette orientation, à faire tenir notre paradigme, à offrir au public l’option relationnelle dont il a besoin.


Juliette Bênabent in Télérama, précédé de Place partout au souci de soi, par Philippe Grauer

Une loi délirante


Par Juliette Bênabent

Télérama – 24 août 2011


« Sécuritaire », « antithérapeutique », la loi du 5 juillet sur les soins psychiatriques est loin de faire l’unanimité. Hôpitaux, centres d’accueil alternatifs, qu’en pensent les professionnels ?


prendre le temps d’essayer de comprendre

Difficile d’oublier ces visages denses qui scrutent intensément l’interlocuteur, le questionnent avec une clairvoyance incisive. Impossible de laisser filer ces voix laborieuses, et pourtant si désireuses de parler. Au centre psychothérapique de Saint-Martin de Vignogoul (Hérault), une évidence prend à la gorge, la psychose que l’on y soigne, c’est la part de folie, de difficulté à vivre, que tout humain porte en lui, mais que certains, plus fragiles, ne parviennent pas à dompter. Ils sombrent alors dans l’hystérie, la schizophrénie, les bouffées délirantes, ils sombrent en eux-mêmes, jusqu’à trouver une main tendue.

Alejandra, Angèle, Rémi, Marie et beaucoup d’autres ont voulu témoigner de leur vie au centre. D’autres sont venus, sans pouvoir ou vouloir parler, offrant leur présence comme un témoignage silencieux. Ouverte en 1972 dans un château du Moyen Âge bordé de somptueux lauriers, cette clinique privée, agréée par la Sécurité sociale accueille quatre vingt cinq patients venus prendre le temps d’essayer de comprendre ce qui leur arrive, explique son directeur, le Dr Hervé Bokobza.

îlot de résistance

Atteints de divers troubles psychiques, rarement nommés précisément « pour ne pas les étiqueter« , presque tous sont passés par l’hôpital ou les cliniques psychiatriques, avant d’atterrir sur cet « îlot de résistance« . Adressés par des hôpitaux ou des psychiatres de toute la France, ils ont tous écrit une lettre de motivation. « Leur consentement est le socle du travail, insiste Hervé Bokobza. Il faut qu’ils soient d’accord pour entrer, pour prendre leur traitement. Ils décident de leur départ. Ils sont acteurs de leurs soins. »

Ici, la loi du 5 juillet 2011 sur les soins psychiatriques, entrée en vigueur en catimini le 1e août, a été longuement expliquée. « Le jour où on en a parlé, j’ai pleuré toute la soirée« , se souvient Marie. Conçue pour pallier le manque de lits hospitaliers, et lutter contre la dangerosité supposée des malades, cette loi instaure des soins obligatoires à domicile, sous a menace d’hospitalisation, renforce le pouvoir des préfets pour lever les internements forcés, crée un fichier d’antécédents qui suit le malade pendant dix ans. Après deux semaines de soins forcés, elle prévoit l’intervention d’un juge. Faute de moyens, la « rencontre » peut se faire par visioconférence : patient et juge chacun devant un écran vidéo ! Tollé général, comme dans le service de psychiatrie de l’hôpital des Murets (94), où le Dr Bernard Martin s’insurge : « Ce dispositif est absurde, et même dangereux, pour des malades en crise, qui se sentent persécutés et croient souvent que la télévision leur parle personnellement. »

Qualifiée de « sécuritaire » et « antithérapeutique », la loi a mis dans la rue quantité de professionnels, qui dénoncent une méconnaissance effrayante de la réalité des malades, la dégradation depuis des années de leurs conditions de travail, et un virage inquiétant vers une psychiatrie policière.

Retour à la logique carcérale

Après le meurtre d’un étudiant par un schizophrène, fin 2008 à Grenoble et déjà un double meurtre à l’hôpital psychiatrique de Pau, en 2004, Nicolas Sarkozy annonçait la « sécurisation des hôpitaux psychiatriques, » débloquant 70 millions d’euros pour installer vigiles, chambres d’isolement, caméras de surveillance. « Le lendemain de son discours, j’avais honte devant mes patients« , se souvient Hervé Bokobza. Avec des confrères, il a alors créé le Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire, groupe de soignants à la proue de la mobilisation actuelle. « En revenant à une logique carcérale, on détruit deux siècles de travail, martèle-t-il. La psychiatrie est née avec la Révolution française. Avant, les fous étaient brûlés comme des sorciers ou jetés en prison. »

Développée au XIXème siècle, surtout en France et en Allemagne, avec les asiles (du latin asylum, « lieu de refuge »), la psychiatrie a connu un tournant historique à la Libération. Des médecins rescapés des camps ont assimilé les asiles, où quarante mille patients étaient morts de faim et d’abandon durant la guerre, à l’univers concentrationnaire dont ils revenaient. Avec les mouvements du désaliénisme puis de l’antipsychiatrie, ils ont donné naissance à une vision humaniste du soin à la fois culturel, politique et social. Sans doute ont-t-ils alors négligé de repenser efficacement le rôle et les moyens de l’hôpital public…

la psychothérapie institutionnelle

L’hôpital de Saint-Alban, en Lozère, fut un pionnier de cette nouvelle philosophie, sous l’impulsion du psychiatre Lucien Bonnafé. Il accueillait, parmi les patients, des résistants, des réfugiés du fascisme ou du franquisme, des artistes aussi, notamment surréalistes. Paul Eluard y a écrit en 1943 son poème Le Cimetière des fous. Saint-Alban a inauguré la psychothérapie institutionnelle, basée sur la certitude que le malade peut participer activement à ses soins. C’est aussi le credo du centre de Saint Martin. À tour de rôle, les patients qui le souhaitent s’occupent du café, de la bibliothèque, aident le jardinier. Rémi, 35 ans, explique : – « En comptant sur moi, on m’a appris que je suis valable, j’ai pris confiance« , raconte ce jeune homme, qui prépare son départ après un séjour de plus de cinq ans. Perrine, 38 ans, vit en couple après plusieurs séjours à Saint-Martin : « Ici, j’ai trouvé pour la première fois de ma vie une place à moi, même si ç’a été d’abord une place de malade. »

La souffrance psychique « est la maladie du lien, de la relation à soi et au monde« , résume le Dr Bokobza. Ici, on cherche à rétablir ce lien, à raviver la connexion entre le patient et ceux qui l’entourent. Si possible, les médicaments sont réduits. À 23 ans, Marie a vécu onze hospitalisations. « Mes doses de lithium ont diminué peu à peu, à présent je n’en prends plus. » Car l’essentiel est ailleurs. Dans la thérapie de groupe, obligatoire et quotidienne, les sorties (plage, pêche, exposition photos à Arles), les ateliers (danse, peinture, sport). Le psychodrame, jeu de rôles orchestré par le patient, permet à Samuel, jeune pâtissier au visage d’ange, de « lâcher prise, exprimer (s)es émotions, pleurer enfin« . Pas de porte fermée à clé, ni de badge de sécurité : chacun est libre de circuler dans le parc (piscine, tennis), et même d’aller à Montpellier. Lizzie s’y rend toujours accompagnée ; sinon, elle a peur de se jeter sous une voiture. Son bras gauche est strié de cicatrices. « À l’hôpital, j’ai passé des jours seule, attachée, en chambre d’isolement. À Saint-Martin, il n’y en a pas. » Quand l’un refuse son traitement, les soignants prennent le temps de chercher à convaincre. L’injection de force n’est qu’un ultime recours, très rare. Et exceptionnellement, le centre transfère un patient à l’hôpital psychiatrique de Montpellier, parce qu’il a attenté à sa vie, blessé quelqu’un, ou traverse une crise si violente qu’un cadre plus strict s’impose. « Cela arrive, admet Hervé Bokobza. La collectivité est un pari fou pour des gens repliés sur eux-mêmes par la maladie. Pour certains, ce pari est perdu, ils souffrent toujours, voire davantage par-mi nous. La question de notre utilité se pose chaque jour…« 

psychiatrie de secteur – années 60

Il y a encore quelques dizaines d’années, l’hôpital aussi faisait preuve de créativité, associant aux médicaments ateliers, thérapie, multipliant les structures d’accueil dans la durée. C’était le but du « secteur », organisation géographique inventée dans les années 1960 pour sortir les malades des asiles et les soigner au cœur de la cité, dans un ensemble de lieux de soins gradués. Torpillé par le manque de moyens, et par des querelles territoriales ou idéologiques le secteur survit par endroits comme à Reims. L’hôpital y coordonne des centres médico psychologiques (CMP), des appartements thérapeutiques, le centre de jour Antonin Artaud, qui abrite ateliers et groupes de parole. Le directeur, le psychiatre Patrick Chemla, juge la loi du 5 juillet « porteuse d’une idéologie fascisante et gestionnaire de la folie. » Mais reconnaît que les désaliénistes ont été pris à leur propre piège « On a voulu détruire l’asile qui nous paraissait inique. Aujourd’hui, je vois bien que les lieux alternatifs ne peuvent exister qu’en s’adossant à un hôpital de bonne qualité. »

shooté, bavant, les bras raides, et puis on sort et ça recommence

Seulement, entre temps, des dizaines de milliers de lits hospitaliers ont fermé, et les structures complémentaires demeurent cruellement insuffisantes. Les CMP sont saturés, les hôpitaux gèrent des flux de patients en crise et travaillent dans l’urgence, alors que le temps est la clé de leur efficacité. Ils privilégient souvent le traitement le plus bref possible des symptômes. « Là-bas, pas de dialogue, ni de réelle thérapie, le médecin ne parle que des médicaments, » racontent Angèle et Wilfried, sous une tonnelle ombragée, dans le parc de Saint-Martin, à l’heure du café. « Ça dure quelques jours ou semaines, on est shooté, bavant, les bras raides, incapable de parler ou d’écouter. Et puis on sort. Et ça recommence. »

déficit dans le corpus de savoir des psychiatres

Alice Letessier, psychiatre à l’hôpital de Pau depuis dix ans, témoigne : « Nous nous épuisons avec un dilemme permanent : pour accueillir des malades, il faut en faire sortir d’autres. Où les orienter ? Les structures relais se raréfient, et comme toute la fonction publique nous avons moins de postes, du personnel moins qualifié. » Depuis vingt ans, une idée infuse : la psychiatrie serait une spécialité médicale comme une autre. Le diplôme d’infirmier spécialisé et l’internat spécifique ont disparu. Le psychiatre Ricardo Schabelman, directeur d’un hôpital de jour pour adolescents à Paris, fustige cette banalisation : « Notre discipline très singulière se trouve « protocolarisée » selon le schéma symptômes – diagnostic – traitement. La pratique clinique fondée sur la relation est abandonnée. » Dans cet établissement, quarante deux malades sont encadrés par presque autant de soignants, et la durée moyenne de séjour avoisine quatre ans. « Nous n’angélisons pas nos patients, précise le Dr Laurent Deihommeau, la dangerosité fait partie de leur maladie. Mais si nous, psychiatres, sommes assez nombreux et bien formés pour les soigner, ils ne seront pas dangereux. » Ricardo Schabelman complète : « Les faits divers si médiatisés révèlent un déficit de lits et d’effectifs, et aussi un déficit dans le corpus de savoir des psychiatres. »

l’ère de la classification et du DSM

Car la formation, elle aussi, a changé. La thérapie serait obsolète à l’heure de la chimie triomphante alors qu’aucune découverte majeure n’est intervenue depuis les premiers neuroleptiques des années 1950, à part l’endiguement des effets secondaires. Durant toutes ses études, Loriane Brunesseaux, psychiatre trentenaire, n’a ainsi jamais entendu parler de psychanalyse. « L’enseignement reflète une approche objectiviste et privilégie l’aspect neurologique de la souffrance mentale. C’est l’ère de la classification et du DSM. » Publié aux Etats-Unis en 1952 et régulièrement réactualisé, le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) répertorie symptômes, diagnostics et traitements. Avec lui, on soigne des maladies, et non plus des personnes.

on recevra les patients les yeux sur la montre

Quand ils ont rejeté l’enfermement, les psychiatres ont rêvé de psychanalyse pour tous, de soins relationnels au sein d’une société structurée qui saurait prendre en charge ses membres les plus instables. L’idéologie la plus carcérale a échoué ; la plus humaniste a montré ses limites. Reste à inventer une troisième voie, prenant en compte la spécificité de la maladie mentale, reconnaissant la contrainte parfois nécessaire, admettant une fois pour toutes que l’efficacité comptable est hors sujet. « Si l’on cherche la rentabilité, prévient Alice Letessier, à Pau, on recevra les patients les yeux sur la montre, pour en voir le plus possible, et on les rendra encore plus malades. »

Rejetant la loi du 5 juillet, les professionnels redoutent aussi le plan santé mentale, promis par le gouvernement pour l’automne. « Ce terme, « santé mentale », suggère une normalité terrifiante, souligne le Dr Bernard Martin. Notre métier consiste à aider les patients à mettre des mots sur leur douleur, à chercher leurs solutions. Pas à éradiquer la souffrance, encore moins à rendre les gens « normaux « ! « 

soin de longue durée fondé sur la restauration du lien

À Saint-Martin, le soin long, fondé sur la restauration du lien entre les êtres, donne chaque jour des résultats. Des patients retournent à la vie extérieure. Certains reviennent. En psychiatrie, la guérison est un objectif flou, insaisissable, chacun ici le sait avec humilité. Infirmières, assistante sociale, cuisinier, personnel administratif ou de ménage toute l’équipe – nettement moins payée qu’à l’hôpital – revendique le projet de soin. Et partage la fierté de faire vivre une institution dont plusieurs patients rencontrés affirment avec solennité : « Saint-Martin m’a sauvé la vie. »


– Les prénoms ont été modifiés.

– Le montant de la journée (140€) est remboursé, comme à l’hôpital (où il varie de 600 à 800 €).

– Le lieu le plus emblématique en demeure la clinique de La Borde (loir et Cher), ouverte en 1953 par Jean Oury, qui la dirige toujours.

JULIETTE BÊNABENT. PHOTOS CYRIL WEINER POUR TÉLÉRAMA.