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9 novembre 2011

Rafah Nached et les prisons de la peur Josyane Savigneau

Josyane Savigneau

Cet article de Josyane Savigneau est paru dans Le Monde du 05.11.11

Cette pionnière de la psychanalyse en Syrie offrait un lieu de parole à ceux qui ont peur. Son arrestation vise l’activité psychanalytique elle-même, s’indignent ses confrères

On entend déjà des reproches sur la mobilisation autour de Rafah Nached, psychanalyste syrienne emprisonnée depuis le 10 septembre. Il y a des arrestations journalières en Syrie, peut-être déjà 70 000 prisonniers, alors pourquoi elle ? Parce qu’elle est psychanalyste ? On saisit tout de suite l’accusation : Rafah Nached appartient à une communauté de gens éduqués et, en Europe, on s’occuperait d’elle au détriment de tous les autres.

Mais qu’elle soit psychanalyste, qu’elle ait été la première psychanalyste en Syrie, dans les années 1980, après ses études en France, et qu’on ne lui connaisse aucune activité politique, militante, ne peut pas « laisser indifférent », comme le précise le psychanalyste libanais Chawki Azouri, en marge d’un colloque qu’il organisait à Beyrouth du 28 au 30 octobre sur le thème « Guerre finie, guerre infinie ». « Dans le monde arabe, il a été difficile de faire exister la psychanalyse, explique-t-il. Et Rafah Nached a été une pionnière. Elle a fondé l’école syrienne de psychanalyse. Elle ne faisait pas de politique, elle faisait son métier. Elle n’était vouée qu’à une cause, celle de la psychanalyse et de ses patients. » C’est aussi le sentiment de la psychanalyste et historienne de la psychanalyse française Élisabeth Roudinesco, qui l’a rencontrée dans des colloques, notamment à Beyrouth, et pour qui « elle est avant tout une excellente clinicienne ».

De quoi est donc vraiment coupable Rafah Nached, 66 ans, arrêtée le 10 septembre à l’aéroport de Damas ? Elle allait s’embarquer pour rejoindre à Paris sa fille, sur le point d’accoucher, et aussi pour voir ses médecins – elle a eu un cancer et a des problèmes d’insuffisance cardiaque. Elle a été inculpée le 14 septembre d’« activités susceptibles d’entraîner une déstabilisation de l’État », comme le rapportait Benjamin Barthe dans Le Monde du 16 septembre. Sa libération sous caution a été refusée.

Mais son seul « délit » est d’avoir donné la parole à ceux qui, dans la situation actuelle de la Syrie, cherchaient un moyen d’exorciser leur peur. Comme l’a écrit son mari Fayssal Abdallah, professeur d’histoire à l’université de Damas, dans une lettre ouverte à plusieurs journaux, dont Le Monde, Rafah Nached, « au début des événements dramatiques qui se déroulent actuellement en Syrie, a entrepris un projet de travail de thérapie de groupe avec un collègue, père jésuite, psychanalyste aussi. Ce travail était fondé sur le psychodrame et se tenait dans les lieux de prière des jésuites, à Damas ».

Il se trouve que l’Agence France-Presse (AFP) a publié une dépêche sur ce travail et a cité des propos de Rafah Nached – déjà tenus dans un article de la revue de psychanalyse Topique, en 2010 – sur la nécessité d’offrir un lieu de parole à ceux qui ont peur, « un lieu où l’on peut prendre de la distance par rapport à la famille, au travail ou à la société, où règne la fusion ». Il est peu probable que les membres des services de renseignements, les moukhabarat, soient de grands lecteurs de la revue Topique. En revanche, l’article de l’AFP aurait pu attirer leur attention sur Rafah Nached, comme le pensent certains de ses proches.

Si la communauté psychanalytique s’est mobilisée pour demander sa libération, c’est parce que l’activité psychanalytique elle-même est visée par son arrestation. « Je dirige aujourd’hui l’UFR dans lequel Rafah a été formée, à Paris-VII, dit Fethi Benslama. Elle a soutenu sa thèse sous la direction de Sophie de Mijolla. Le conseil d’administration a voté une résolution pour demander sa libération. Le pouvoir syrien ne sanctionne pas une opposante en la maintenant en prison, il sanctionne une clinicienne, et une femme qui a un esprit de fondatrice. Elle est le seul cas d’une femme psychanalyste ayant fondé une école dans un pays où la psychanalyse n’existait pas. C’est une personne qui est passionnée par la transmission. Elle n’est jamais dans l’abus de pouvoir. Elle est aujourd’hui détenue dans une cellule collective, dans des conditions sanitaires qui, évidemment, laissent à désirer. Son mari dit que son état de santé est stable. Et il est dans son caractère de résister à l’adversité. Mais elle est tout de même fragile physiquement. »

Toutes les sociétés de psychanalyse françaises ont aussi transmis un texte au Parlement européen pour qu’il se saisisse du cas de Rafah Nached, « accusée à tort, ses activités ne dépassant pas le cadre d’une pratique analytique et psychothérapeutique ».

Julia Kristeva, psychanalyste, écrivaine, n’a pas rencontré Rafah Nached. Mais depuis son arrestation, elle s’est intéressée de près à son parcours, à son travail et à ses publications. « Dans ses articles publiés en français, en particulier dans Topique [n° 110], Rafah Nached précise qu’après avoir fait ses études de psychologie clinique à Paris, elle a travaillé à Alep, et, je la cite, «dans un hospice de vieillards», «un milieu où vivaient des personnes présentant un mélange incroyable de psychoses, d’épilepsies, d’hystéries, de retards mentaux, de handicaps physiques couvrant toutes les tranches d’âge, de 2 ans à la vieillesse». »
Elle a continué ce lourd travail à Damas, dans des centres pour handicapés mentaux. « Je sais que son cabinet personnel est devenu aussi, peu à peu, un lieu de parole et d’écoute pour ceux qui souffraient du climat social de leur pays, avant même les récents événements, poursuit Julia Kristeva. «À l’extérieur», écrivait-elle, «la parole libre est interdite, obligeant à mille et un détours pour exprimer quelque chose d’un peu personnel.» Son cabinet devait donc être ce lieu où le moi peut exister, alors qu’à l’extérieur il est barré. »

Pour Julia Kristeva, qui a pris la parole dans une des manifestations de soutien organisées à Paris par le psychanalyste Jacques-Alain Miller, cette affaire vient à « un moment qu’il faut bien dire historique, pour la psychanalyse, pour la politique, pour les femmes ». La psychanalyse est l’expérience intime par excellence, souligne-t-elle. Freud et Lacan ne cessent de le faire entendre, chacun à sa façon unique. « En revanche, l’écoute du «parlêtre» est cette révolution copernicienne des valeurs et des normes qui ouvre de nouvelles possibilités de lien à autrui, lesquelles constituent l’essence même de la politique. Puisque l’écoute de l’inconscient dévoile la singularité de l’être parlant, il est inévitable que la psychanalyse rencontre la préoccupation centrale du IIIe millénaire : quel sens donner à la singularité qui est devenue synonyme de bonheur par la liberté ? » Si la psychanalyse est appelée à répondre à cette question, son exercice est certainement périlleux dans certains pays. « Oui, elle est appelée à répondre à cette question », insiste Julia Kristeva. Pourquoi ? « Parce que la découverte freudienne de l’inconscient a transféré les ambitions religieuses et philosophiques d’un Occident soucieux des droits de l’homme au cœur même de la rationalité scientifique. Et cette approche s’oppose aussi bien au pseudo-humanisme qu’à la terreur que répandent les intégrismes politiques ou religieux, ainsi qu’aux divers acharnements scientistes. Rafah Nached est le témoin de cette résistance, lorsqu’elle essaie de donner la parole à la peur, face au régime syrien. »

En Syrie, la peur est partout. Le régime essaie d’écraser la révolte, par peur de perdre son pouvoir. Les manifestants ont peur aussi, mais ils descendent quand même dans la rue, sans armes. Et on compte beaucoup de morts – officiellement 3 000, sans doute beaucoup plus. Rafah Nached et le Père Rami Elias, le psychanalyste qui dirige la résidence jésuite dans laquelle se tenaient les groupes de parole qu’ils organisaient ensemble, voulaient créer un espace où chacun – même ceux qui ne peuvent pas consulter de psychanalyste – pouvait dire sa peur. « Il n’est pas question ici de faire de la politique, déclarait le Père Rami Elias à l’AFP, mais que chacun puisse partager la peur qu’il ressent et la canaliser afin qu’elle ne se transforme pas en violence. »

« Je crois que ce travail, mené en commun par ce père jésuite et Rafah Nached, était absolument nécessaire, ajoute Julia Kristeva. Les peurs que cette femme analyste essaie d’entendre vont bien plus loin que la peur d’un régime politique, elles sont verrouillées dans l’attitude religieuse. Rafah Nached n’attaque pas frontalement ces peurs, elle ne cible personne. Je lis ces travaux comme le début d’une voie que nos collègues syriens tentent d’ouvrir, non pour stigmatiser l’expérience religieuse, mais pour la mettre en question. L’analyser, la déconstruire, infiniment. Et je crois que ces avancées ne peuvent que se renforcer, malgré ce qui vient de frapper Rafah Nached. »

Comme dans le cas des prises d’otages, un débat demeure ouvert. Faut-il faire silence, laisser la diplomatie tenter de faire libérer Rafah Nached ? « Mais que peut faire aujourd’hui le Quai d’Orsay en Syrie ? » s’interroge Fehti Benslama. Ou bien faut-il parler, faire entendre la voix de Rafah Nached, dire et redire ce que son arrestation a de singulier et de symbolique, faire qu’elle ne soit pas oubliée ? Ces deux positions n’ont certainement pas fini de s’affronter. Mais pour les psychanalystes, la parole étant au cœur même de leur pratique, il ne semble pas possible de se taire.

Josyane Savigneau