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5 avril 2008

Autisme et impasses de la médecine chroniqués au Monde des livres Élisabeth Roudinesco

Élisabeth Roudinesco

Deux ouvrages à lire, remarquablement chroniqués par Élisabeth Roudinesco. Quel dommage que Le Monde des livres soit promis à la disparition ! Après celle d’Apostrophes puis de quelques tribunes littéraires télévisuelles suivies par le public, la lecture en France en prend un coup avec celle-ci. Il ne suffit pas de panthéoniser Aimé Césaire pour résoudre le problème de la désertification des sciences humaines, des études littéraires et de ce qu’on appelle les humanités, soumises à la pression technico managériale et scientistique.

L’autisme comme de nombreux territoires sensibles de la psyché s’est vu traiter de façon arrogante par nos nouveaux savants experts tout sachant du tout génétique. Henri Rey-Flaud fait la lumière dans un champ humain et scientifique complexe qu’aucune tendance ne saurait confisquer ou maltraiter, sans déboucher sur la maltraitance de personnes particulièrement fragiles.

Quant aux dérives de la médicalisation de l’existence, domaine connexe, traitées par Roland Gori et Marie-José Del Volgo, aucun psychothérapeute relationnel ou psychanalyste digne de ce nom ne pourrait s’offrir le luxe de ne pas en avoir pris connaissance.

Bonne lecture à tous donc !

Philippe Grauer


Henri Rey-Flaud expose avec clarté les théories,
approches et hypothèses sur l’énigme de l’autisme

Par Élisabeth Roudinesco

– in Le Monde des livres, Article paru dans l’édition du 19/04/2008

– REY-FLAUD Henri, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage. Comprendre l’autisme, Paris, Aubier, 428 p., 23 €.-

Psychanalyste, professeur des universités, auteur de plusieurs livres érudits, Henri Rey-Flaud a réussi, dans ce nouvel ouvrage, un véritable tour de force. Au terme d’une enquête lumineusement rédigée, il est parvenu à décrire le monde énigmatique des enfants autistes, un monde de souffrance, de silence et de rituels insolites, dont la présence nous touche, tant il nous rappelle celui ancestral du règne animal dont nous sommes issus, ou encore celui archaïque de notre naissance, cette césure qui nous fait passer de la vie utérine à la vie sociale.

Ainsi Rey-Flaud fait-il entrer le lecteur dans la demeure de ces  » enfants de l’autre monde  » dont le destin se fige vers l’âge de 2 ans et qui semblent s’être arrêtés au seuil du langage, comme pétrifiés à l’intérieur d’une coquille effrayante et protectrice. Ils s’expriment avec des gestes et des cris, parfois avec des mots, tout en s’agrippant à des objets défectueux. À l’inverse de nous, ils se bouchent le nez pour ne pas entendre et les oreilles pour ne pas voir.

Ces enfants – environ quatre sur mille, et en majorité des garçons — ne sont tolérés ni à l’école ni dans les lieux publics. Ils font peur, ils sont violents ou repliés sur eux-mêmes, ils ont l’air d’accomplir des tâches incohérentes et ont donc besoin d’être pris en charge en permanence par leurs parents et par des équipes de thérapeutes et d’éducateurs qui les font vivre à leur rythme, tout en les soignant. Cette prise en charge de longue durée coûte cher, et c’est pourquoi en France, comme l’a souligné le pédopsychiatre Pierre Delion, les responsables de la santé mentale les abandonnent, soucieux qu’ils sont d’une rationalisation inhumaine et peu efficace de la question générale de l’enfance en détresse.

Récemment, le documentaire réalisé par Sandrine Bonnaire sur sa sœur ( Elle s’appelle Sabine ) a montré à quel point l’administration excessive de psychotropes pouvait être néfaste pour ces enfants, ce qui n’a pas empêché nombre de psychiatres adeptes du gavage pharmacologique de soutenir le contraire. Pire encore, et malgré les mises en garde de Jean-Claude Ameisen, membre du comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), d’autres chercheurs continuent à soutenir que l’autisme relèverait d’une causalité génétique unique, décelable scientifiquement, prenant ainsi le risque de préconiser le rejet des autres approches et de semer le trouble dans l’esprit des familles.

On sait bien que pour être utilisé un test génétique doit apporter une réponse sans faille. Or, avec l’autisme — comme d’ailleurs avec bien d’autres anomalies dont les causalités sont multiples —, un test génétique n’indique rien d’autre qu’une vague potentialité. Et encore ! En l’interprétant de façon aveugle, on risque d’enfermer tout individu dans une prédétermination qui ne serait plus un diagnostic, mais une sorte d’enfermement eugéniste : le miracle ne viendrait plus de Lourdes, mais du gène érigé en savoir absolu par une science sans conscience.

Loin de tout réductionnisme, et toujours au plus près de la réalité vécue, Henri Rey-Flaud expose également avec clarté l’ensemble des théories, pratiques, approches cliniques et hypothèses étiologiques qui ont été avancées depuis le début du XXe siècle pour expliquer, comprendre et traiter l’énigme de ces êtres si proches de nous par leur imaginaire et si éloignés pourtant de notre manière de le conceptualiser.

C’est en 1911 que le psychiatre suisse Eugen Bleuler (1857-1939) invente le terme, à partir de celui d’autoérotisme, pour désigner un repli sur soi de nature psychotique et une absence de tout contact pouvant aller jusqu’au mutisme. En 1943, le pédiatre autrichien Leo Kanner (1894-1981) transforme l’approche en sortant l’autisme infantile précoce du domaine des psychoses. Il émigrera aux États-Unis et poursuivra ses travaux. Mais, en 1944, un autre pédiatre viennois, Hans Asperger (1906-1980), qui avait lui-même été atteint dans son enfance, décrit  » l’autisme de haut niveau « , caractérisé par une absence d’altération du langage et une capacité de mémorisation inhabituelle. En témoigne l’inoubliable Raymond Babbit, interprété par Dustin Hoffman dans Rain Man , le film de Barry Lewinson (1988).

C’est donc au coeur de l’Europe centrale détruite par le nazisme, que furent définies les deux formes principales d’autisme encore constatées aujourd’hui. Et c’est Bruno Bettelheim (1903-1990), psychanalyste juif autrichien, déporté à Dachau puis à Buchenwald, qui sera le premier à inventer un traitement spécifique de l’autisme en devenant, en 1944, le directeur de l’École orthogénique de Chicago.

Comparant cet état à une situation extrême, semblable à l’enfermement concentrationnaire, et favorisé par le désir destructeur des mères, il sera accusé à tort, après sa mort, d’avoir fait de son école un goulag. À vrai dire, il ne mérite ni légende dorée ni légende noire d’autant que, de nos jours, ceux qui le contestent en prétendant s’appuyer sur la génétique ou sur un traitement comportemental n’apportent aucune solution ni à la genèse ni à l’énigme de l’autisme. Ils se contentent de le définir comme un  » trouble envahissant du développement  » (TED), afin de le faire entrer dans des modèles prétendument  » évalués « .

Retraçant les grandes étapes du traitement des autistes, Rey-Flaud rend hommage à l’école psychanalytique anglaise dont les représentants, de Frances Tustin (1913-1994) à Donald Meltzer, ont une influence mondiale considérable, beaucoup plus d’ailleurs que Bettelheim. Et il montre que si une rigueur théorique est nécessaire, les théories ne servent à rien si elles ne s’accompagnent pas, dans la pratique du thérapeute, d’une écoute permettant à l’enfant de passer d’un chaos primordial à un univers de langage, seule manière pour lui d’entrer en contact avec le monde des autres humains.

Disons-le sans détour, ce livre, qui jamais ne moleste les familles et se lit comme une déclaration d’amour envers les autistes, deviendra un classique.


Impasses de la médecine

– GORI Roland, DEL VOLGO Marie-José, Les Exilés de l’intime. La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Paris, Denoël, 344 p., 22 €.-

Dans cet ouvrage, les auteurs examinent les dérives d’une médicalisation de l’existence qui exile l’homme de son intimité pour en faire une entité neuroéconomique. De la volonté de dépister des anomalies dès la prime enfance à celle d’organiser le quadrillage des comportements jugés déviants, la civilisation produit des progrès dont elle ne mesure pas les effets pervers tant elle privilégie le corps organique d’un côté et le calcul des rentabilités de l’autre, tout en évacuant la parole du sujet.

D’où vient ce modèle sécuritaire qui s’installe sous nos yeux et à quelle conception de la liberté se réfère-t-il ? Telle est la question posée dans ce livre, qui est aussi une réflexion sur la condition humaine dans les sociétés libérales.