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4 février 2013

Deux mères = un père ? Sylviane Agacinsky Le Monde 1er février 2013

Il y a des pathologies chez les homosexuels aussi. En tout rester humain et ne pas croire qu’on puisse imposer l’illusion d’un désir illimité à la coriacité de la dissymétrie des sexes. Nous sommes en face d’un nouveau modèle de filiation, en rapport avec l’éthique. Attention à la dénégation de la limite que chacun des deux sexes constitue pour l’autre.

Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son.

lire à ce propos l’article antagoniste d’Irène Théry La filiation doit évoluer, Le Monde du 10 février 2013.


Sylviane Agacinsky Le Monde 1er février 2013

par Sylviane Agacinsky

Le mariage homosexuel est une innovation souhaitable. Mais ne renions pas l’hétérogénéité nécessaire aux enfants.

coriacité de la dissymétrie des sexes

Rien n’illustre mieux la coriacité de la dissymétrie des sexes que la confrontation de chacun avec la question de la procréation. Comme tout le monde, les homosexuels rencontrent cette question et, jusqu’à présent, ils n’avaient pas d’autre possibilité que de se tourner vers une personne de l’autre sexe.

avoir des enfants

Ce qui a changé, au point de faire émerger la notion d’homoparentalité, c’est la possibilité, au moins apparente, de se passer de l’autre sexe pour  » avoir  » des enfants, comme on l’entend dire si souvent à la radio : telle actrice célèbre  » a eu des enfants avec sa compagne « . On en oublierait presque ce que cette merveilleuse performance doit aux techniques biomédicales et au donneur de sperme anonyme mis à contribution en Belgique ou en Californie.

produits fabriqués à la demande

Mais le don de sperme et l’insémination artificielle sont depuis longtemps pratiqués en France pour des couples  » classiques  » dans le cadre de la procréation médicalement assistée (PMA) sans que l’on s’en émeuve ni que l’on s’interroge sur la transformation des personnes qui donnent la vie en simples matériaux biologiques anonymes tandis que les enfants deviennent des produits fabriqués à la demande et par là même, dans certains pays, des marchandises. On connaît aujourd’hui les ravages que produit souvent, sur les enfants, l’organisation délibérée du secret maintenu autour de la personne de leur géniteur, même lorsqu’un père légal existe et qu’il a joué pleinement son rôle.

donner des cellules / donner la vie

Ainsi, la première réflexion qui s’impose à nos sociétés modernes, avant tout bricolage législatif sur les modalités de la filiation, concerne la distinction, fondamentale en droit, entre les personnes et les choses. Le philosophe Hans Jonas regardait la responsabilité des êtres humains à l’égard de leur progéniture comme l’archétype de la responsabilité. Les donneurs de sperme et les donneuses d’ovocytes sont d’abord des êtres humains : on dit qu’ils donnent des cellules à  » un couple « , alors qu’ils contribuent à donner la vie à un enfant, que celui-ci le saura un jour et demandera des comptes.

son histoire humaine

Non pas qu’il aura souffert dans son enfance, mais parce que, en tant que personne lui-même, il voudra savoir de quelles personnes il est issu et quelle est son histoire humaine. C’est pourquoi il est urgent d’entreprendre une réflexion globale sur le rôle de la médecine procréative et sur les conditions éthiques de ses pratiques, quels que soient les couples auxquels sont destinées ces pratiques. Un projet de loi sur la famille ne peut certainement pas remplacer une telle remise à plat.

En se tournant vers le Comité consultatif national d’éthique, le président de la République va dans le bon sens. Le problème est différent pour les hommes – dissymétrie sexuelle oblige –, car la procréation homoparentale nécessite un don d’ovocytes et l’usage de mères porteuses.

marchandisation du corps

Là encore, cette pratique ne concerne pas seulement les couples gays. Mais ce sont eux qui militent le plus activement pour sa légalisation, par exemple par la voix du groupe Homosexualité et socialisme ou celle des associations LGBT (lesbiennes, gays, bi et trans). À cet égard, les positions du gouvernement paraissent claires. Il exclut toute légalisation de l’usage de femmes comme  » mères porteuses « , conscient de la marchandisation du corps qu’elle entraîne inévitablement, avec l’exploitation des femmes socialement fragiles, comme cela se passe dans d’autres pays.

par des voies détournées

Mais il est alors inquiétant et incohérent que Dominique Bertinotti, la ministre déléguée chargée de la famille, s’obstine à annoncer qu’on continuera à examiner cette question ; ou que la ministre de la justice, dans une circulaire pour le moins inopportune, accorde un certificat de nationalité aux enfants nés de mères porteuses à l’étranger. Il faut savoir que les enfants nés de cette façon disposent d’un état civil délivré par le pays où ils sont nés, qu’ils ne sont nullement dépourvus de papiers d’identité et peuvent mener une vie familiale normale. On ne pourrait comprendre que, par des voies détournées, on donne finalement raison à ceux qui contournent délibérément la législation en vigueur.

commander sur le Net

Mais n’est-ce pas d’abord aux futurs parents eux-mêmes qu’il appartient de s’interroger sur leur démarche et leur projet ? Et d’abord aux femmes, puisqu’elles peuvent d’ores et déjà commander sur le Net des échantillons de sperme. Les tarifs des  » Sperm banks «  sont disponibles en ligne, avec les photos et les caractéristiques des donneurs.

Un autre champ de réflexion concerne l’homoparentalité en tant que nouveau modèle de filiation. Le principe d’un mariage ouvert à tous les couples rassemble très largement les Français, alors que le principe de l’homoparentalité les divise.

présomption de paternité de l’époux

Un statu quo conservateur n’aurait guère de sens. Oui, il est possible d’instituer un mariage entre personnes de même sexe. Cette innovation est souhaitable puisqu’elle contribuera à assurer une pleine reconnaissance sociale aux couples homosexuels qui l’attendent. Mais elle transforme la signification de l’ancien mariage, dans la mesure où son principal effet était la présomption de paternité de l’époux, qui n’a pas de sens pour un couple de même sexe.

La filiation comme colonne vertébrale de la famille …/

Cette présomption de paternité n’a pas disparu du mariage moderne, mais celui-ci a profondément changé. Ainsi, les droits de tous les enfants reposent désormais sur l’établissement de leur filiation civile, c’est-à-dire leur rattachement aux parents qui les ont conçus et/ou reconnus, mariés ou non. La colonne vertébrale de la famille est ainsi essentiellement la filiation, tandis que le mariage des parents devient en quelque sorte accessoire.

…/ filiation selon les mêmes critères et les mêmes règles

Dans ce contexte, on se demande si la véritable égalité ne serait pas d’appliquer à tous les mêmes droits : celui de se marier pour les adultes, et, pour tous les enfants, une filiation établie selon les mêmes critères et les mêmes règles.

Or tel ne serait pas le cas si l’on distinguait une  » homoparentalité «  et une  » hétéroparentalité « , à savoir deux parents de même sexe ou de sexes différents. La capacité de quiconque à être un  » bon parent «  n’est évidemment pas en cause. De nombreux homosexuels ont d’ailleurs des enfants avec un partenaire de l’autre sexe, et ils ne prétendent pas fonder leur paternité ou leur maternité sur leur homosexualité. À l’inverse, l’homoparentalité signifierait que l’amour homosexuel fonde la parenté possible et permet de remplacer l’hétérogénéité sexuelle du père et de la mère par l’homosexualité masculine ou féminine des parents.

nouveau modèle

Les formules, devenues courantes, de parents gays et lesbiens signifient la même chose. Et lorsque la ministre de la famille annonce qu’il faudra s’interroger sur  » les nouvelles formes de filiations tant hétérosexuelles qu’homosexuelles « , elle substitue également au caractère sexué des parents leur orientation  » sexuelle « . Ainsi, il s’agit bien de créer un nouveau modèle de filiation.

structure de l’engendrement biologique bisexué

Selon le modèle traditionnel, un enfant est rattaché à un parent au moins, généralement la mère qui l’a mis au monde, et si possible à deux, père et mère. Y compris dans l’adoption, la filiation légale reproduit analogiquement le couple procréateur, asymétrique et hétérogène. Elle en garde la structure, ou le schéma, à savoir celui de l’engendrement biologique bisexué. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’anthropologue et ethnologue Claude Lévi-Strauss lorsqu’il écrit que  » les liens biologiques sont le modèle sur lequel sont conçues les relations de parenté « . Or on remarquera que ce modèle n’est ni logique ni mathématique (du type : 1+1), mais biologique et donc qualitatif (femme + homme) parce que les deux ne sont pas interchangeables. C’est la seule raison pour laquelle les parents sont deux, ou forment un couple.

nul ne peut engendrer seul

Même si cette forme n’est pas toujours remplie (par exemple lorsqu’un enfant n’a qu’un seul parent ou qu’il est adopté par une personne seulement – la différence sexuelle est symboliquement marquée, c’est-à-dire nommée par les mots  » père  » ou  » mère  » qui désignent des personnes et des places distinctes. Cette distinction inscrit l’enfant dans un ordre où les générations se succèdent grâce à la génération sexuée, et la finitude commune lui est ainsi signifiée : car nul ne peut engendrer seul en étant à la fois père et mère.

sans me coltiner un père pour être mère

La question se pose alors de savoir ce qui est signifié à l’enfant rattaché, par hypothèse, à deux mères ou à deux pères. Un tel cumul signifie-t-il que deux pères peuvent remplacer la mère ? Que deux mères peuvent remplacer le père ? Une lesbienne militante, qui ne veut pas ajouter un père à son couple féminin, témoigne dans un magazine :  » Deux parents, ça suffit . » Et une autre :  » Moi je ne veux pas me coltiner un père pour être mère. «  Comment ne pas entendre ici une dénégation virulente de la finitude et de l’incomplétude de chacun des deux sexes ?

dénégation de la limite

La crainte qu’on peut ici exprimer, c’est précisément que deux parents de même sexe ne symbolisent, à leurs yeux comme à ceux de leurs enfants adoptifs (et plus encore de ceux qui seraient procréés à l’aide de matériaux biologiques), une dénégation de la limite que chacun des deux sexes est pour l’autre, limite que l’amour ne peut effacer.

Sylviane Agacinski, philosophe, elle a enseigné à l’École des hautes études en sciences sociales de 1991 à 2010.
A travaillé sur la question de la différence et du différend sexuels dans la démocratie ( Politique des sexes, Seuil 2002), dans la théologie Métaphysique des sexes, Seuil 2005 ) et au théâtre Drame des sexes, Seuil, 2008). Avec Corps en miettes, Flammarion, 2009, elle critique la marchandisation du corps humain et conteste la réduction du sexe au genre dans Femmes entre sexe et genre, Seuil, 2012.-
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