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16 mars 2013

Heidegger encore une fois Nicolas Truong, Le Monde

Heidegguerre

par Philippe Grauer

l’honneur de l’Allemagne

D’une certaine façon Heidegger est un marronnier. Périodiquement on y revient pour rappeler certains éléments franchement déplaisants, d’autant plus qu’ils ne sont pas à même de neutraliser la force d’une pensée qui pour avoir établi de façon philosophico poétique que nous étions des êtres promis à la mort, des mortels quoi, à marqué le siècle. Dommage que le Monsieur n’ait pas appliqué sa capacité de méditation sur la mort au régime promoteur de l’innovation de la mort industrielle qu’il préféra soutenir puis ne même pas désavouer après. Après tout il y eu très peu d’intellectuels à ne pas condamner la « pensée » nazie et ce fut l’honneur de l’Allemagne de les avoir vus marquer leur protestation de leur exil volontaire.

approbation de la barbarie

Heidegger n’est pas Platon, et son approbation de la barbarie esclavagiste et de la brutalisation du régime hitlérien n’est pas assimilable à la non remise en question de l’esclavage (par Aristote et non) Platon. Rappelons, humour de l’Histoire, que les seuls qui se soient sytématiquement dressés contre le principe même de l’esclavage dans l’aire méditerranéenne antique sont précisément les juifs.

anticartésianisme primaire

On doit aussi à Heidegger quelques poncifs, comme son anti cartésianisme, très répandu dans des milieux humanistes susceptibles par la même occasion de s’accommoder de la pacotille New Age et de s’aventurer dans des « cogitations » spiritualistes qui font vivement regretter notre René, dont les Méditations cartésiennes de Husserl rendent compte tout aussi profitablement.

Illisible en allemand comme en français (Freud lui est un grand écrivain), penseur incontournable, l’élève de Husserl oublieux de son maître juif continue de provoquer le débat, et de bénéficier de l’intérêt de certains gestaltistes français qui aiment s’y référer. Pourquoi pas s’ils s’y plaisent, mais qu’ils conservent en fond une pensée pour l’anarchiste flamboyant Goodman, dont je suis pas sûr qu’un homme comme Heidegger eût été la tasse de thé. Quant à l’ami Jacques Péaron il préfère Misrahi.

incontestablement de droite

Quoi qu’il en soit le débat se poursuit autour du personnage, dont des philosophes continuent d’attester que sa pensée incontestablement de droite n’est pas forcément le phare qui éclaire le XXème siècle sinon de façon sinistre. Notre Claude Lanher a abordé récemment tout cela au CIFP à Marseille.

Intranchable, le Heidegger, signe d’une pensée qui n’est pas bonne seulement à jeter, mais plutôt à étudier, pour en pénétrer certains ressorts qui permettent de mieux comprendre sa logique interne, et le comportement et la figure (Gestalt en allemand) de l’auteur. On peut préférer Sartre, comme le faisait Noël Salathé chez les gestaltistes. Affaire de goût. La relation avec Lacan fut d’un malentendu mutuel parfait, le premier escamotant, détournant à son profit le second. Pour le style on peut les considérer chacun dans son genre à égalité – avec peut-être tout de même un avantage à Lacan.

Ouvrage à lire en sachant que rien de définitif ne sortira de ce débat interminable, sinon l’opinion que vous vous en ferez.


Nicolas Truong, Le Monde

Guerre à Martin Heidegger !

par Nicolas Truong

C’est un maître à penser austère. Il a marqué la plus grande partie de la philosophie française et mondiale de l’après-guerre. D’Emmanuel Levinas à Jean-Paul Sartre, de Jacques Derrida à Jean-Luc Nancy, de Richard Rorty à Peter Sloterdijk, sous oublier Hannah Arendt ou Hans Jonas, d’immenses penseurs se sont inspirés de Martin Heidegger (1889-1976). Avec Hegel et Husserl, il fait partie de la  » génération des trois H « , qui, selon le philosophe français Vincent Descombes, a influencé la French theory, cette pensée française très prisée sur les campus américains.

Critiqué pour avoir été un universitaire nazi et avoir même payé sa cotisation au parti hitlérien jusqu’en 1945, Martin Heidegger demeure la référence obligée d’une certaine officialité comme d’une certaine radicalité. C’est pour s’affronter à cette pensée statufiée que les iconoclastes de la revue semestrielle L’Autre Côté ont décidé de lui consacrer un numéro complet. Des auteurs qui, et c’est à mettre à leur crédit, n’ont pas choisi la facilité. Il aurait, en effet, été convenu de déconsidérer théoriquement Martin Heidegger parce qu’il a été nazi. Comme s’il fallait soustraire Platon du panthéon philosophique parce qu’il s’accommodait de l’esclavage, comme s’il fallait déconsidérer toute l’œuvre de Hegel parce qu’il affirma dans une formule de ses Leçons sur la philosophie de l’histoire (1837) que n’aurait pas renié le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy que l’Afrique n’était  » pas une partie du monde historique « .

Non, les auteurs de L’Autre Côté s’attachent aux raccourcis philosophiques du maître à penser qui a influencé une grande partie de la philosophie d’aujourd’hui. Directrice de la publication, Séverine Denieul raille le  » populisme aristocratique  » de Heidegger, qui oppose l’humble simplicité du paysan terrien à l’intellectuel déraciné et cosmopolite de la grande ville. Le « jargon de l’authenticité  » heideggérien, comme disait Adorno, étoufferait toute possibilité de critique.  » La pensée heideggérienne est incompatible avec l’esprit critique, tempête Séverine Denieul : ce qu’elle recherche, ce n’est pas faire accéder le lecteur à une vérité, mais à le séduire en lui faisant croire qu’il appartient au petit cercle des élus qui vient, enfin, d’accéder aux secrets du monde et de l’Être. « 

Javier Rodriguez Hidalgo bat en brèche l’idée heideggérienne selon laquelle l’emprise de la technique aurait commencé avec Descartes, figure phare de la métaphysique moderne, qui aurait transformé le sujet en objet, réduit à l’état d’instrument tout ce qui est vivant. Or, poursuit Rodriguez Hidalgo,  » en lisant Heidegger, on a l’impression que l’histoire de l’humanité se réduit à trois ou quatre étapes : la caverne de Platon, le christianisme, Descartes et Nietzsche « . Une critique de la technique, en elle-même légitime pour L’Autre Côté, qui doit passer par d’autres canaux.

Ce débat philosophique pourrait passer pour une querelle de spécialistes habitués à diverger sur des auteurs canonisés. Il faut se détromper, car Martin Heidegger a fasciné des générations de penseurs, et fourbi des armes théoriques aux adversaires de la démiurgie technico-scientifique. Beaucoup d’adversaires des biotechnologies, notamment incarnées par la gestation pour autrui, ou du futur utérus artificiel, par exemple, s’y réfèrent. La revue L’Autre Côté est à recommander, même si certains trouveront qu’elle y va un peu fort en soutenant que – pour reprendre l’une de ses célèbres formules – l’œuvre tout entière de Martin Heidegger est un chemin qui ne mène nulle part.

L’Autre côté. « Les raisons d’une fascination : Heidegger, sa réception & ses héritiers », 104 pages, 18 €.-

© Le Monde