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31 janvier 2012

psychanalyse et autisme : la polémique Élisabeth Roudinesco – précédée de Résister à la bêtise de l’autre démultipliée par la sienne propre, par Philippe Grauer

résister à la bêtise de l’autre démultipliée par la sienne propre

Par Philippe Grauer

La situation est emmêlée de telle façon que même nos meilleurs spécialistes lacaniens susceptibles de mettre en équation nodale toute la clinique et peut-être même le reste, engagés au cœur d’un tunnel dans un combat de nègres à coups de boulets d’anthracite, n’y voient pas trop plus clair que leurs antagonistes.

Que se passe-t-il ? Se trouvent violemment aux prises d’un côté le scientisme à visage cognitif, avec ses punitions et récompenses comme loi d’apprentissage, introduisant dans la clinique la méthode Oranges mécaniques comme barbarie efficace, de l’autre des Diafoirus péremptoires manœuvrant à la hache une théorie lacanienne des mères de psychotiques à faire froid dans le dos et même partout ailleurs.

Résultat : au nom de l’antiscientisme on voit des psychanalystes partis pourfendre la science elle-même, au nom de l’antifreudisme les chevaliers du Livre noir repartent sur leur destrier de même couleur pourfendre Freud et son prophète Lacan. La psychanalyse qui n’a pas compris au moment où un premier député UMP nous attaquait – à quelques exceptions notables, celle de ceux de la Cause avec Jacques-Alain Miller et celle d’Élisabeth Roudinesco, alors justement alliés – qui n’a pas compris qu’il fallait nous soutenir ne serait-ce que par intelligence stratégique, se voit à présent attaquée par un autre député UMP, et ça n’est pas fini. Nous hors jeu à cause d’elle, que pouvons-nous à présent pour elle, c’est le scénario du pasteur Niemöller évoqué dans Le patient, le thérapeute et l’État, qui se déploie sous nos yeux. Tristes topiques, tristes temps.

Temps de l’irruption des politiques, le député Daniel Fasquelle demandant le retrait de toute psychanalyse des traitements de l’autisme – pour commencer. Edwige Antier, pédiatre extrêmement de droite, députée UMP, n’y sera pas indifférente, on peut prévoir de singulières alliances. En attendant cela conduit à des procès – mais où est donc passé le débat scientifique ? Bref cela autorise toutes les embrouilles et promet au passage la descente aux enfers de la psychanalyse en tant que telle.

Nous n’avions pas besoin de ça, nous autres écartés de notre titre d’origine à la grande satisfaction de nos alliés naturels. Les tenants de l’humanisme et du processus de subjectivation, psychanalyse et psychothérapie relationnelle, n’ont pas besoin de se voir vouer aux gémonies par un comportementalisme aussi nocif quant il entend agir à l’exclusion des autres courants de la recherche qu’une certaine psychanalyse pourfendant l’infâme à coups d’arguments et de théories ridicules. Pas de panique au sein du Carré psy. Les tenants de la subjectivité et du sens, ensemble ou séparément, sauf qu’ensemble ils sont plus forts, doivent résister à la bêtise des autres additionnée à la leur propre.

Le cheminement de la raison critique exige quelque finesse et redoute tout aveuglement. Il n’y a que par des voies rusées que la Mètis nous sortira de là. Ulysse, viens à notre secours !

Rappel : Le texte de soutien à Pierre Delion et David Cohen se trouve à l’adresse suivante

http://www.autismeuneapprocheplurielle.org/phpPetitions/index.php?petition=3

l’avez-vous signé ?


Élisabeth Roudinesco – précédée de Résister à la bêtise de l’autre démultipliée par la sienne propre, par Philippe Grauer

Psychanalyse et autisme : la polémique in Huffingtonpost, 31 janvier 2012

Par Élisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse

détestation réciproque

Depuis des décennies, la question de la définition et du traitement de l’autisme – déclarée grande cause nationale pour l’année 2012 – est devenue l’enjeu d’une bataille juridico-politique, avec insultes et procès, au point qu’on se demande comment des parents, des thérapeutes (pédiatres, psychiatres, psychanalystes), des députés et des chercheurs ont pu en arriver à ce point de détestation réciproque.

psychologie œdipienne de comptoir

Violemment hostile à Freud, à la psychanalyse et à ses héritiers, la cinéaste Sophie Robert, soutenue par les auteurs du Livre noir de la psychanalyse, Les Arènes, 2005, a été conspuée après avoir filmé, dans un documentaire que l’on a pu regarder sur internet pendant des semaines, des thérapeutes connus pour leur adhésion à une psychologie œdipienne de comptoir. Selon eux, les mères seraient responsables des troubles psychiques de leurs enfants, y compris l’autisme, maladie aux multiples visages. Ces représentants du discours psychanalytique se réclament de Sigmund Freud, de Donald W. Winnicott, de Jacques Lacan ou de Melanie Klein en oubliant une règle élémentaire : les concepts ne doivent jamais se transformer en jugements à l’emporte pièce ou en diagnostics foudroyants. Un concept n’aboie pas.

mères crocodiles, père séparateur

Il n’est question dans ce film que de mères «crocodiles», «froides», «dépressives» ou incapables «d’expulser de leur corps le rejeton qu’elles n’auraient jamais désiré». Pour les avoir ridiculisés en montant des séquences à charge, Sophie Robert a été poursuivie devant les tribunaux par trois d’entre eux qui ont obtenu que les passages les concernant soient retirés du film (jugement rendu par le tribunal de Lille, le 26 janvier 2012). Elle a aussitôt interjeté appel de cette décision de justice qui ne change rien au problème de fond, puisque la vulgate de la «mère pathogène» et de la loi nécessaire «du père séparateur» est bel et bien présente dans le discours psychanalytique contemporain.

Et c’est en son nom qu’une partie de la communauté psychanalytique française est entrée en guerre en 1999 contre les homosexuels désireux d’adopter des enfants tout en s’opposant, du même coup, aux nouvelles pratiques de procréation assistée, et plus récemment encore à la gestation pour autrui (GPA, «mères porteuses»). Ce discours, fondé sur la naturalisation de la famille et de la différence des sexes, a été critiqué par les féministes, les sociologues, les anthropologues, les philosophes et les historiens de la famille : notamment Élisabeth Badinter.

Daniel Fasquelle, député UMP

Méconnaissant l’évolution des mœurs et les progrès de la science, voilà que ces praticiens – qui ne représentent en rien l’ensemble des cliniciens d’orientation psychanalytique – sont à leur tour interpelés par la loi en la personne d’un député UMP du Pas-de-Calais, Daniel Fasquelle, président du groupe d’études parlementaires sur l’autisme, qui s’apprête à déposer devant le Parlement une proposition de loi visant à abolir toute approche psychanalytique dans l’accompagnement des enfants autistes.

Que s’est-il donc passé en France pour qu’un élu de la République en vienne à croire qu’une question scientifique puisse être résolue par des poursuites judiciaires? Après les lois mémorielles restreignant la liberté de penser des historiens, verra-t-on des juges pourfendre la doctrine freudienne devant des tribunaux ?

maladie organique

C’est en 1907 que le psychiatre suisse Eugen Bleuler invente le terme d’autisme, à partir de celui d’auto-érotisme, pour désigner un repli sur soi de nature psychotique (folie) et une absence de tout contact pouvant aller jusqu’au mutisme. En 1943, le pédiatre autrichien Leo Kanner transforme l’approche en sortant l’autisme infantile précoce du domaine des psychoses. Il émigrera aux États-Unis et poursuivra ses travaux. Mais, en 1944, un autre pédiatre viennois, Hans Asperger, qui avait lui-même été atteint dans son enfance, décrit “l’autisme de haut niveau”, caractérisé par une absence d’altération du langage et une capacité de mémorisation inhabituelle. En témoigne l’inoubliable Raymond Babbit, interprété par Dustin Hoffman dans Rain Man, le film de Barry Lewinson (1988). Aujourd’hui, et dans cette perspective, l’autisme est considéré comme une maladie organique dont l’une des causes serait une perturbation des circuits neuronaux au cours de la vie fœtale.

Bruno Bettelheim

De son côté, Bruno Bettelheim, psychanalyste autrichien, déporté à Dachau puis à Buchenwald, inventa un traitement spécifique de l’autisme en devenant, en 1944, le directeur de l’École orthogénique de Chicago. Comparant cet état à une situation extrême, semblable à l’enfermement concentrationnaire, et favorisé par le désir destructeur des mères, il sera accusé à tort, après sa mort, d’avoir fait de son école un goulag. A vrai dire, il ne mérite aujourd’hui ni légende dorée, ni légende noire. D’autant que l’approche psychanalytique des enfants autistes et psychotiques eut pour effet, sur cette lancée – de Margaret Mahler à Frances Tustin, puis de Françoise Dolto à Jenny Aubry ou Maud Mannoni – de les extirper d’un destin asilaire.

Henri Rey-Flaud

Dans un livre magistral, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage – Aubier, 2008, Le Monde du 18 avril 2008) – Henri Rey-Flaud, psychanalyste et professeur émérite à l’Université de Montpellier, a fort bien décrit, à partir d’une sérieuse étude de cas, mais aussi en s’appuyant sur des récits publiés par les autistes de haut niveau – Temple Grandin, par exemple – le monde particulier des enfants autistes, un monde de souffrance, de silence et de rituels insolites. Ces enfants – environ quatre sur mille et en majorité des garçons –, s’expriment avec des gestes et des cris. Ils sont parfois violents, ils ont l’air d’accomplir des tâches incohérentes et ont donc besoin d’être pris en charge en permanence par leurs parents et par des équipes de thérapeutes et d’éducateurs qui les font vivre à leur rythme, tout en les soignant.

approche multiple

On aurait pu rêver, comme le laisse entendre cette description, à une possible entente entre familles et thérapeutes. D’autant qu’à partir des années 1980, on identifia des autismes et non plus une entité unique : celui des enfants mutiques, celui des petits génies surdoués, celui enfin des enfants qui peuvent parler, tout en adoptant des attitudes énigmatiques. Une approche multiple, la meilleure à ce jour, semblait s’imposer : psychothérapie psychanalytique, technique éducative et, dans des cas graves d’auto-mutilation, Packing, enveloppement de l’enfant dans des linges mouillés.

DSM – évacuation de l’idée de subjectivité

Il n’en fut rien puisque l’alliance s’était déjà en partie rompue du fait de l’évolution de la psychiatrie mondiale vers une classification exclusivement comportementale et biologique (le fameux Manuel Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), d’où est désormais évacuée l’idée de subjectivité. Aussi bien cette classification fait-elle entrer l’autisme dans la catégorie d’un trouble envahissant du développement (TED) tellement élargi qu’un enfant sur cent cinquante en serait atteint. Cette progression a été dénoncée en 2006 par le biologiste Jean-Claude Ameisen dans un excellent rapport destiné à l’Inserm (que l’on trouve sur internet) qui montre qu’après avoir rangé l’autisme dans les psychoses, on intègre désormais tous les troubles infantiles graves dans un vaste ensemble biologico-génético-neurologique aux contours cliniques flous.

conditionnement visant à démutiser

À l’évidence, cette évolution est liée au changement des critères diagnostiques beaucoup plus qu’à une «épidémie», ce qui, dans le contexte d’un rejet idéologique du freudisme, a été catastrophique pour l’approche psychanalytique de l’autisme. Lassés d’être interrogés sur leur statut de bon ou de mauvais géniteur, les parents se sont tournés vers des techniques de conditionnement visant à démutiser l’enfant. Aussi bien celui-ci est-il «récompensé» à chaque progrès et «puni» par une sanction à chaque recul.

gêne introuvable

Mais il n’est pas certain qu’une telle approche soit la panacée même si elle s’est imposée dans le monde anglophone. Car si l’on considère l’autisme comme un trouble neurologique, détaché de tout environnement, on risque d’oublier de traiter les souffrances psychiques des parents et des enfants, de dresser les familles contre Freud – lequel n’a jamais parlé d’autisme – et de laisser croire que la maladie serait également génétique, ce qui n’a pas été prouvé. En juillet 2005, la société InteraGen a d’ailleurs donné un faux espoir aux familles en prétendant lancer sur le marché un test génétique de diagnostic précoce de l’autisme, escroquerie dénoncée par les généticiens sérieux (Bertrand Jordan, Autisme. Le gène introuvable. De la science au business, Seuil, 2012). Récemment, un neurobiologiste français, François Gonon, a en outre montré que la psychiatrie biologique, fondée sur le DSM, avec ses classifications démentes, était critiquée aux États-Unis au moment même où elle s’impose en France («La psychiatrie biologique : une bulle spéculative», Esprit, nov. 2011).

campagne de calomnies

La guerre à laquelle on assiste aujourd’hui est désolante puisque des praticiens éminents, comme Pierre Delion, professeur de pédopsychiatrie de réputation mondiale (CHU de Lille), partisan d’une approche multiple et du Packing, soutenu d’ailleurs par Martine Aubry et de nombreux parents, est devenu, comme d’autres cliniciens respectables, la principale cible d’une campagne de calomnies orchestrée par les adeptes d’un antifreudisme radical.

Quant aux psychanalystes, qui reçoivent par la poste, en guise de cartes de vœux, des photographies de crocodiles, ne sont-ils pas menacés, à force de propos déplacés, de devenir les ennemis d’eux-mêmes et de leur discipline ?