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6 mai 2008

Psychiatrie Nouvelles Normes, protocole de santé mentale ou soin pris de soi — Roland Gori : non au nouvel ordre neuro économqiue Roland Gori, Marie-José Del Volgo — commentaire de Philippe Grauer

Roland Gori, Marie-José Del Volgo — commentaire de Philippe Grauer

Norme psychiatrique en vue

Le Monde — mardi 6 mai 2008.

À lire. GORI Roland, DEL VOLGO Marie-José, Exilés de l’intime, la médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Denoël, 2008, 344 p., 22 euros.

GORI Roland, LE COZ Pierre, L’Empire des coachs, une nouvelle forme de contrôle social, Albin Michel, 2006, 200 p., 15 euros.


Roland Gori vous savez, ce psychanalyste professeur qui dirige le SIUEERPP, réunissant l’ensemble des professeurs de psychopathologie souvent dispensateurs de la psychologie clinique, la sous-marque universitaire de la psychanalyse enseignée aux psychologues, eh bien Roland Gori analyse dans Le Monde(1) la crise de la psychiatrie globalisée qui bouleverse nos pratiques et nos traditions.

Un nouveau mot magique santé mentale pour médecine du psychisme, circule sans qu’on y prête toujours l’attention qu’il mérite. Avec le DSM l’homo neurologicus découpé en 400 rondelles dites troubles (on compte moins de médocs que de rondelles, mais les deux séries restent liées) pourrait économiser de se penser et d’élaborer patiemment le sens de sa propre vie — à l’ancienne, d’après Freud et successeurs. Expéditifs, résolument postmodernes médicalisons-nous l’existence, saucissonnons-nous l’être, que restera-t-il de nous ? en trois coups de protocole votre vague à l’âme consolidé à l’epoxi tiendra le coup pour combien de temps encore, et à quel coût ?

Finie la rebellion, vive le consentement, flexibilisons-nous ! soyez conformes, mécanisés, rééduqués, remanagés. La psychanalyse ou la psychothérapie relationnelle c’est lent et même pas validé Inserm. L’hygiène mentale néopsychiatrique vous redressera le moral en moins de temps qu’il en faut pour le dire (15 minutes maxi pour un traitement qui peut se poursuivre des années). Strass pour les bling bling, stress pour les autres, plus de souci, la science comportementaliste et certains managers du psychisme(2) ont les moyens d’oblitérer votre angoisse et de vous conseiller dans la vie.

Ni la psychanalyse ni la psychothérapie relationnelle ne disparaitront vraisemblablement en réalité du paysage. Le public — et apparemment certains médecins, hors les circuits psychiatriques normalisateurs, réducteurs de têtes c’est le moment de le dire, et nous, donc, une fois épuisées les possibilités limitées des seules solutions chimiques et orthopédiques souvent non pertinentes pour ce qui les affecte, sauront retrouver les bonnes pistes, celles du soin pris de soi.

Cependant, l’amenuisement de la psychiatrie crée un important dommage à la population, qui en a aussi manifestement besoin. Il nous faut et davantage de psychiatres, qui ne confondent pas leurs missions et n’empiètent pas sur la nôtre, et davantage de psychothérapeutes relationnels et de psychanalystes, travaillant d’ailleurs en relation avec leurs collègues de la santé mentale.

Comment oublier que le sens de la vie n’est pas plus affaire de pillule du bonheur, de médicament spécifique selon le type de votre peine, que de drogue, de cochage ou de coachage. Le malaise n’est pas affaire de santé mentale, on n’est pas malade d’amour ou de tristesse sauf métaphoriquement(3). Et avec la métaphore on accède au symbolique, au bout du doigt duquel qu’est-ce que vous voyez ? les professions du psychisme qui s’occupent du processus de subjectivation, de vous aider à trouver la route de vous-même, à devenir le sujet de votre vie. Non, la difficulté d’existence n’est ni psychiatrisable ni coachable, cela n’est ni possible ni souhaitable. Jamais la santé ne viendra à bout du soin, du souci de soi.

Ces deux domaines, santé mentale et soin psychique sont complémentaires et doivent se développer chacun dans leur champ d’activité, sans qu’aucun des deux ne cherche à se substituer à l’autre ou à le contrôler. Que leur rapport reste équilibré. Dans ce domaine comme en bien d’autres, la séparation des pouvoirs demeure nécessaire à la liberté de tous.

Philippe Grauer


On parle de plus en plus de « santé mentale », de moins en moins de « psychiatrie ». Où nous mènera, demain, cette tendance ?

Nous sommes entrés dans l’ère d’une psychiatrie postmoderne, qui veut allouer, sous le terme de « santé mentale », une dimension médicale et scientifique à la psychiatrie. Jusqu’à présent, cette discipline s’intéressait à la souffrance psychique des individus, avec le souci d’une description fine de leurs symptômes, au cas par cas. Depuis l’avènement du concept de santé mentale, émerge une conception épidémiologique de la psychiatrie, centrée sur le dépistage le plus étendu possible des anomalies de comportement. Dès lors, il n’est plus besoin de s’interroger sur les conditions tragiques de l’existence, sur l’angoisse, la culpabilité, la honte ou la faute ; il suffit de prendre les choses au ras du comportement des individus et de tenter de les réadapter si besoin.

Psychiatres en baisse

La France devrait compter 8 800 psychiatres à l’horizon 2025, soit 36 % de praticiens en moins par rapport à 2002.

Malades en hausse

Le taux de malades admis dans les services de santé mentale est passé de 99 pour 100 000 habitants en 1950 à 380 en 1978, puis à 430 en 1998. Les durées de séjour, elles, n’ont cessé de diminuer.

Quel a été l’opérateur de ce changement ?

Le DSM (Diagnostic and Statistical Manual), sorte de catalogue et de recensement des troubles du comportement créé par la psychiatrie américaine. En multipliant les catégories psychiatriques (entre le DSM I et le DSM IV, soit entre les années 1950 et les années 1990, on est passé de 100 à 400 troubles du comportement), il a multiplié d’autant les possibilités de porter ces diagnostics. Aujourd’hui, on est tombé dans l’empire des « dys » : dysthymique, dysphorique, dysérectile, dysorthographique, dyslexique… Chaque individu est potentiellement porteur d’un trouble ou d’une dysfonction. Ce qui étend à l’infini le champ de la médicalisation de l’existence et la possibilité de surveillance sanitaire des comportements.

Comment cette conception de la psychiatrie a-t-elle pu s’imposer ?

Par sa prétention à la scientificité. La santé mentale ne s’est pas imposée à des sujets victimes, passifs, mais à des individus consentants. Depuis l’effacement des grandes idéologies, l’individu se concocte son propre guide normatif des conduites, qu’il va souvent chercher dans les sciences du vivant. Résultat, ce sont les « prophètes de laboratoires » qui nous disent comment se comporter pour bien se porter.

Quel sera le soin de demain, compte tenu de cette évolution ?

Je ne suis pas certain que les dispositifs de santé mentale aient le souci de soigner, et encore moins de guérir. Ils sont plutôt du côté d’un dépistage précoce et féroce des comportements anormaux, que l’on suit à la trace tout au long de la vie. Or, en s’éloignant du soin, la santé mentale utilise des indicateurs extrêmement hybrides. Ainsi de l’expertise collective de l’Inserm (2005) qui préconisait le dépistage systématique du « trouble des conduites » chez le très jeune enfant pour prévenir la délinquance : elle mélangeait des éléments médicaux, des signes de souffrance psychique, des indicateurs sociaux et économiques, voire politiques. On aboutit ni plus ni moins, sous couvert de science, à une véritable stigmatisation des populations les plus défavorisées. Ce qui en retour naturalise les inégalités sociales.

Le repérage fin des troubles ne permet-il pas au contraire de mieux soigner ?

Je crois qu’il permet en réalité d’étendre le filet de la surveillance des comportements, en liaison permanente avec l’industrie pharmacologique. La production de nouveaux diagnostics est devenue la grande affaire de la santé mentale. Voyez le concept de « troubles de l’adaptation » : il est suffisamment flou pour qu’on puisse l’attribuer à chaque personne en position de vulnérabilité. Quelqu’un qui est stressé au travail ou qui est angoissé par une maladie grave peut ainsi développer une « réponse émotionnelle perturbée », qui sera considérée comme trouble de l’adaptation. La réponse sera de lui administrer un traitement médicamenteux, accompagné d’une thérapie cognitivo-comportementale pour l’aider à retrouver une attitude adaptée. Ainsi, la « nouvelle » psychiatrie se moque éperdument de ce qu’est le sujet et de ce qu’il éprouve. Seul importe de savoir s’il est suffisamment capable de s’autogouverner, et d’intérioriser les normes sécuritaires qu’on exige de lui.

Quel sera, dans ce contexte, le rôle du psychiatre ou du psychologue ?

On peut craindre que l’on demande aux psys d’être davantage des coachs que des soignants. Depuis quelques années, on assiste à une multiplication hyperbolique de la figure du coach, devenu une sorte de super-entraîneur de l’intime, de manager de l’âme. Les dispositifs de rééducation et de sédation des conduites fabriquent un individu qui se conforme au modèle dominant de civilisation néolibérale : un homme neuro-économique, liquide, flexible, performant et futile.

Y aura-t-il encore une place pour la psychanalyse ?

Celle-ci est totalement à rebours de ces idéologies, en ce qu’elle fait l’éloge du tragique, de la perte, du conflit intérieur, d’un certain rapport à la mort et au désir. Elle peut donc disparaître en tant que pratique sociale. Mais je pense que ce qu’elle représente – une certaine philosophie du souci de soi, qui tend à construire un sujet éthique responsable – ne disparaîtra pas.

À cet égard, il est frappant de voir que la psychanalyse, désavouée par la santé mentale, est actuellement requise dans les services de médecine non psychiatrique. Tout se passe comme si les médecins, à l’inverse des nouveaux psychiatres, reconnaissaient qu’il y a une part hétérogène au médical, qui est que toute maladie est un drame dans l’existence, et qu’il faut aider le patient à traverser cette épreuve. De même, bien que la psychanalyse ne soit pas à la mode dans notre culture, la demande ne fait que croître dans les cabinets.

Propos recueillis par Cécile Prieur


Psychiatres en baisse

La France devrait compter 8 800 psychiatres à l’horizon 2025, soit 36 % de praticiens en moins par rapport à 2002.

Malades en hausse

Le taux de malades admis dans les services de santé mentale est passé de 99 pour 100 000 habitants en 1950 à 380 en 1978, puis à 430 en 1998. Les durées de séjour, elles, n’ont cessé de diminuer.