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Glossairede la psychothérapie

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évaluation

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Comme un divertissement léger pour des étudiants blasés

de Mark Edmundson de l’Université de Virginie

Réimpression du Harper’s, Septembre 1997, autorisée par l’auteur.


Présentation de la SIHPP qui nous présente ce texte (voir ici même le Bulletin de la SIHPP) :

Le texte que nous vous proposons ci-dessous n’est pas récent. Il a été écrit en 1997 par Mark Edmundson, professeur à l’université de Virginie. On y trouvera une analyse critique de l’idée d’évaluation dans le contexte universitaire ; au delà de l’humour qui habite ces quelques lignes se dessine fort bien à quelle demande fantasmatique répond l’évaluation, dernier avatar de nos sociétés de « consommation ».


Le terme évaluation, au centre de la crise de la psychothérapie relationnelle et de la psychanalyse récente, couvre un champ si vaste que dans un premier temps nous lui indexons ce seul texte. Les plus curieux pourront, en poussant la recherche sur ce site, glaner une bonne douzaine sinon davantage de textes édifiants et informatifs sur un concept utilisé par les scientistes comme bélier contre les tenants du processus de subjectivation, voir à sujet.

Philippe Grauer


Aujourd’hui, c’est le jour d’évaluation dans mon cours sur Freud, et tout a changé.

Je fais cours deux fois par semaine en fin d’après-midi, et d’habitude la clientèle, environ cinquante étudiants de premier cycle, a tendance à se traîner et s’affaler, l’air inconsolable, un peu perdu, attendant d’être réveillée. Pour déclencher la discussion, ils ont en général besoin d’une blague, d’une anecdote, d’une question originale — Quand vous étiez enfants, vos déguisements d’Halloween étaient-ils plutôt des accoutrements du moi, du ça, ou du surmoi. Ce genre de chose… Mais aujourd’hui, dès que je brandis les formulaires, un bourdonnement monte dans la pièce. Aujourd’hui, ils écriront leur évaluation du cours, leur évaluation de moi, et ils sont sans aucun doute tout à fait réveillés. « Quelle est votre évaluation de l’enseignant ? » interroge la question numéro huit, les invitant à encercler un nombre compris entre le cinq (excellent) et le un (mauvais, mauvais). S’ils ont acquis de de la subtilité dans l’interprétation pendant le trimestre, elle est maintenant partie en fumée. Edmundson: un à cinq, prêts, tirez.

Et ils le font. En me dirigeant vers la porte — je ne reste jamais dans le coin pendant cette phase du rituel — je regarde par-dessus mon épaule et je les vois travailler dur comme des auditeurs du diable. Ils écrivent en ayant passé la quatrième, même ceux qui n’arrivent pas à aligner trois mots dans leur journal de bord, à l’aise dans une procédure désormais parfaitement maîtrisée. Ils jouent les consommateurs avertis, faisant savoir au prestataire s’il s’en est sorti ou s’il n’est pas tout à fait à la hauteur de sa tâche.

Mais pourquoi suis-je si tourmenté, fuyant comme un réfugié ma propre salle de classe, où d’habitude je règne aisément ? Il y a de fortes chances que les évaluations ressemblent beaucoup à ce qu’elles ont été dans le passé – elles seront tout à fait bien. Il est probable que je serai félicité pour être « intéressant » (et je suis félicité, à maintes reprises), que je serai cité pour mes façons détendues et tolérantes (ceci arrive, aussi), que mon sens de l’humour et ma capacité à associer les arcanes du sujet à la culture actuelle inspire quelques éloges (mais oui). J’ai été très occupé ce trimestre, un manuscrit à terminer, et n’ai donc pas donné à leurs journaux l’attention que j’aurais dû donner, et pour cela je suis rappelé à l’ordre — très poliment, d’ailleurs. Dans l’ensemble, je m’en sors plutôt bien.

Mais je dois avouer que je n’aime pas beaucoup l’image de moi-même qui se dégage de ces questionnaires, une image de détachement cultivé, plein d’humour et de douce tolérance. Je n’aime pas les questionnaires eux-mêmes, avec leurs évaluations numérotées, rappelant les feuilles distribuées à un public-échantillon après un banc d’essai TV à Burbank. Mais par dessus tout, je n’aime pas cette mentalité du consommateur expert et calme qui imprègne les réponses. Je suis gêné par cette conviction sereine selon laquelle ma fonction — et, plus important encore, celle de Freud, de Shakespeare ou de Blake — est de distraire, d’amuser et d’intéresser. Comme l’observe un des interrogés, tout-à-fait représentatif: «Edmundson a magistralement su présenter ces oeuvres difficiles, importantes & controversées d’une façon agréable et accessible. »

Merci mais très peu pour moi. Je n’enseigne pas pour amuser, distraire, ni d’ailleurs, pour être tout simplement intéressant. Quand une personne dit qu’elle «a pris plaisir» au cours — et ce mot revient encore et encore dans mes évaluations – quelque part au ras de mon autosatisfaction immédiate je sens une envahissante auto-aversion. Ce n’est pas du tout ce que j’avais à l’esprit. Les questions provocantes et les blagues transversales visent à introduire de plus fortes substances — dans le cas du cours sur Freud, à une vision tragique et complexe de la vie. Mais l’affabilité et les boutades semblent souvent être ce qui percute chez les étudiants, leurs journaux et évaluations me laissent peu de doutes à ce sujet.

Je désire qu’un nombre d’entre eux disent qu’ils ont été changés par le cours. Je désire qu’ils se mesurent à ce qu’ils ont lu. On raconte qu’il y a quelque temps, un professeur de l’Université de Columbia posait une question difficile en deux points : Un, quel livre vous a le plus ennuyé pendant le cours ? Deux, quelles failles intellectuelles ou de caractère ce rejet a-t-il révélé chez vous? La main qui a posé la question était sûrement lourde. Mais au moins, elle oblige à voir le travail intellectuel comme une confrontation entre deux personnes, étudiant et auteur, où les enjeux comptent. On demandait à ces étudiants de s’exprimer sur la qualité d’une rencontre, pas d’évaluer l’action comme si elle s’était déroulée sur le grand écran.

Pourquoi mes étudiants décrivent-ils le complexe d’Œdipe et la pulsion de mort comme étant intéressants et agréables à envisager? Et pourquoi est-ce que je donne l’impression d’être un guide raffiné, légèrement ironique, infiniment affable dans ce champ intellectuel, l’exploitant sans intensité, généreux, drôle et léger ?

Parce que c’est ce qui marche. Le jour de l’évaluation, je récolte les fruits de ma complaisance partielle envers la culture de mes étudiants ainsi que la culture de l’université telle qu’elle fonctionne actuellement. C’est une culture qui n’a guère fait l’objet de réflexion. Des critiques actuels ont tendance à penser que l’éducation en sciences humaines est en crise parce que les universités ont été envahies par des professeurs aux idées bizarres: déconstructionnisme, lacanisme, féminisme, « queer theory ». Ils croient que le genre et la tradition sont “out” et que le politiquement correct, le multiculturalisme et la politique identitaire sont “in” ; conséquence d’une invasion de tribus de titulaires radicaux, équivalents en cette fin de millénaire des hordes de wisigoths qui ont fait tomber les murs de Rome.

Mais réfléchir longuement à mes évaluations et essayer ensuite de poser un regard lucide et scrutateur sur la vie universitaire ici comme à l’Université de Virginie ou à travers le pays, m’ont finalement conduit à des conclusions différentes. Pour moi, si l’éducation des sciences humaines est aussi inefficace qu’elle l’est aujourd’hui, ce n’est pas à cause de toutes ces théories étranges qui circulent (bien utilisés, ces théories peuvent être éclairantes.) C’est plutôt que cette culture universitaire, comme la culture américaine tout court, est, pour le dire crûment, de plus en plus consacrée à la consommation, au divertissement, à l’utilisation et l’abus de biens et d’ images. Pour celui qui grandit aux Etats-Unis aujourd’hui, il existe peu d’alternatives à la vision du monde qu’est celle du consommateur détaché. Mes étudiants n’ont pas demandé cette vision, encore moins l’ont-ils créée, mais ils apportent une Weltanschauung de consommateur à l’école, où il exerce une influence puissante et largement méconnue. Si nous voulons comprendre les universités actuelles, avec leurs multiples maux, on devrait essayer de s’écarter des domaines des débats d’experts et des belles idées et se tourner vers les salles de classe et les campus, où se propage où un nouveau type d’atmosphère.

Traduction Paola Costa, Corinne Foy. Ci-dessous le texte en anglais.

Parmi les ouvrages de cet auteur signalons :

The Death of Sigmund Freud: Fascism, Psycho-analysis and the Rise of Fundamentalism, Bloomsbury Press, 2007.-

Litterature Against Philosophy, Plato to Derrida: A Defence of Poetry, Cambridge U.P., 1995.-


Allez, un peu d’anglais, améliorez votre globish !

As Lite Entertainment For Bored College Students

by Mark Edmundson at the University of Virginia

Reprinted from Harper’s September 1997 by permission of the author

Today is evaluation day in my Freud class, and everything has changed. The class meets twice a week, late in the afternoon, and the clientele, about fifty undergraduates, tends to drag in and slump, looking disconsolate and a little lost, waiting for a jump start. To get the discussion moving, they usually require a joke, an anecdote, an off-the-wall question — When you were a kid, were your Halloween getups ego costumes, id costumes, or superego costumes? That sort of thing. But today, as soon as I flourish the forms, a buzz rises in the room. Today they write their assessments of the course, their assessments of me, and they are without a doubt wide-awake. « What is your evaluation of the instructor? » asks question number eight, entreating them to circle an number between five (excellent) and one (poor, poor). Whatever interpretive subtlety they’ve acquired during the term is now out the window. Edmundson: one to five, stand and shoot.

And they do. As I retreat through the door — I never stay around for this phase of the ritual — I look over my shoulder and see them toiling away like the devil’s auditors. They’re pitched into high writing gear, even the ones who struggle to squeeze out their journal entries word by word, stoked on a procedure they have by now supremely mastered. They’re playing the informed consumer, letting the provider know where he’s come through and where he’s not quite up to snuff.

But why am I so distressed, bolting like a refugee out of my own classroom, where I usually hold easy sway? Chances are the evaluations will be much like what they’ve been in the past — they’ll be just fine. It’s likely that I’ll be commended for being « interesting » (and I am commended, many times over), that I’ll be cited for my relaxed and tolerant ways (that happens, too), that my sense of humor and capacity to connect the arcana of the subject matter with current culture will come in for some praise (yup). I’ve been hassled this term, finishing a manuscript, and so haven’t given their journals the attention I should have, and for that I’m called — quite civilly, though — to account. Overall, I get off pretty well.

Yet I have to admit that I do not much like the image of myself that emerges from these forms, the image of knowledgeable, humorous detachment and bland tolerance. I do not like the forms themselves, with their number ratings, reminiscent of the sheets circulated after the TV pilot has just played to its sample audience in Burbank. Most of all I dislike the attitude of calm consumer expertise that pervades the responses. I’m disturbed by the serene belief that my function — and, more important, Freud’s, or Shakespeare’s, or Blake’s — is to divert, entertain, and interest. Observes one respondent, not at all unrepresentative: « Edmundson has done a fantastic job of presenting this difficult, important & controversial material in an enjoyable and approachable way. »

Thanks but no thanks. I don’t teach to amuse, to divert, or even, for that matter, to be merely interesting. When someone says that she « enjoyed » the course — and that word crops up again and again in my evaluations — somewhere at the edge of my immediate complacency I feel encroaching self-dislike. That is not at all what I had in mind. The off-the-wall questions and sidebar jokes are meant at lead-ins to stronger stuff — in the case of the Freud course, to a complexly tragic view of life. But the affability and the one-liners often seem to be all that land with the students; their journals and evaluations leave me little doubt.

I want some of them to say that they’ve been changed by the course. I want them to measure themselves against what they’ve read. It’s said that some time ago a Columbia University instructor used to issue a harsh two-part question. One: What book did you most dislike in the course? Two: What intellectual or characterological flaws in you does that dislike point to? The hand that framed the question was surely heavy. But at least it compels one to see intellectual work as a confrontation between two people, student and author, where the stakes matter. Those Columbia students were being asked to relate the quality of an encounter, not rate the action as though it had unfolded on the big screen.

Why are my students describing the Oedipus complex and the death drive as being interesting and enjoyable to contemplate? And why am I coming across as an urbane, mildly ironic, endlessly affable guide to this intellectual territory, operating without intensity, generous, funny, and loose?

Because that’s what works. On evaluation day, I reap the rewards of my partial compliance with the culture of my students and, too, with the culture of the university as it now operates. It’s a culture that’s gotten little exploration. Current critics tend to think that liberal-arts education is in crisis because universities have been invaded by professors with peculiar ideas: deconstructionism, Lacanianism, feminism, queer theory. They believe that genus and tradition are out and that P.C., multiculturalism, and identity politics are in because of an invasion by tribes of tenured radicals, the late millennial equivalents of the Visigoth hordes that cracked Rome’s walls.

But mulling over my evaluations and then trying to take a hard, extended look at campus life both here at the University of Virginia and around the country eventually led me to some different conclusions. To me, liberal-arts education is as ineffective as it is now not chiefly because there are a lot of strange theories in the air. (Used well, those theories can be illuminating.) Rather, it’s that university culture, like American culture writ large, is, to put it crudely, ever more devoted to consumption and entertainment, to the using and using up of goods and images. For someone growing up in America now, there are few available alternatives to the cool consumer worldview. My students didn’t ask for that view, much less create it, but they bring a consumer weltanschauung to school, where it exerts a powerful, and largely unacknowledged, influence. If we want to understand current universities, with their multiple woes, we might try leaving the realms of expert debate and fine ideas and turning to the classrooms and campuses, where a new kind of weather is gathering.


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