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Glossairede la psychothérapie

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DSM

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DSM – psychopharmacologie – médicalisation

Voir aussi

Pour en finir avec le carcan du DSM
– Marcelle Maugin, « DSM-4 – Souriez vous êtes renommés », précédé de « Le DSM sème le trouble et pourrait récolter la tempête, » par Philippe Grauer
– Matthieu Écoffier, Gare au relais des neuroleptiques, Le Monde, précédé de « C’est dur je me sens devenir santémental » par Philippe Grauer.
– Éric Favereau, La folie placée d’office sous silence, Le Monde, 22 sept 2012.-
– Bernard Bégaud interviewé par Éric Favereau, Benzodiazépines, médication à risque Libération, 28 septembre 2012.
– Gilles-Olivier Silvagni, STOP-DSM, Avertissement d’incendie, octobre 2012.
– Philippe Grauer, DSM quand tu nous tiens ! [mis en ligne le 11 mai 2013]
DSM V
Allen Frances mis en ligne le 13 mai 2013.

La visite du monstre évolutif DSM sous hégémonie américaine du Nord commence par le compte-rendu critique d’Élisabeth Roudinesco de l’ouvrage de Christopher Lane, La timidité ou comment un comportement normal devint une maladie, best-seller américain en 2007, édité en France sous l’improbable titre Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions. Elle montre comment le DSM tient comparativement en psychiatrie la place qu’occupe Monsanto en agriculture, santémentalisant en tranches de troubles, problématiques mais assurément pharmacodynamiques, la vie psychique ordinaire, psychopathologisée à la Ubu et Knock réunis, pour la plus grande honte d’une psychiatrie reneurologisée, régressée à Kraepelin.

Suivent deux autres analyses de Christopher Lane, l’un de Jean-François Marmion, l’autre de Thierry Longé, puis le classique Aimez-vous le DSM ? de Kirk & Kutchins analysé par Alain Bottero.

À consulter également, inspiré de Thomas Szasz, Publicité mensongère et trompeuse du lobby psychiatrique. Facteur contribuant à la négligence et à la maltraitance des patients ? Un rapport d’intérêt général de la Commission des citoyens pour les Droits de l’homme.

Nous poursuivrons cette fiche par un approfondissement du travail de synthèse. Affaire à suivre.

Les intertitres sont de la Rédaction.

Voir aussi

Psychopathologie : l’ombre toujours portée de Kraepelin sur le Carré psy par Michael Randolph [13 juillet 2011]
L’autisme et la querelle des classifications nosographiques par Patrick Landman [février 2012]: traite de l’alternative de la CFTMEA, classification fondée sur une théorie psychopathologique prenant en compte le courant psychanalytique. cf. R. Misès.
CFTMEA

Entrée créée le 6 juillet 2001, reprise le 28 juillet – mis à jour 4-7 mars 2012


1)

Comportementalisme : le retour

}}}

Par Philippe Grauer

De quoi s’agit-il au juste avec la santé mentale ? que s’est-il passé après que notre psychiatrie eut consommé en 1968 sa séparation d’avec la neurologie ? en quoi consiste ce revirement à 180° opéré en l’espace d’un peu plus d’une seule décennie, inscrivant la psychiatrie et la psychologie derechef dans le mouvement global de médicalisation de l’existence ? comment se fait-il que la psychanalyse soit tombée à ce point et si brutalement en désuétude et déshérence institutionnelle que la psychologie et la psychiatrie n’aient eu de cesse de s’en débarrasser – tout de même, de plus en plus nombreux sont les patients qui arrivent à nos cabinets en spécifiant qu’ils ne veulent surtout pas de psychanalyse – ? Le mouvement de la psychologie humaniste américaine dont est issue la psychothérapie relationnelle bien entendu a contribué à cette désaffection, mais sa protestation s’en prenait autant à la psychanalyse normative et médicaliste américaine du c’est grave docteur ? qu’à un comportementalisme visant à remplacer le concept d’évolution de la personne par celui de dressage, revêtu d’une belle livrée « scientifique », désertifiant en matière de clinique. Sérieux malentendu toujours mal élucidé.


2)

La maladie de la médicalisation

par Élisabeth Roudinesco

Le Monde des livres – 6 mars 2009

LANE Christopher. Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions (Shyness. How Normal Behavior Became a Sickness), traduit de l’anglais (États-Unis) par François Boisivon. Flammarion, 379 pages, 26 €.

transformer en maladies mentales nos émotions les plus banales

Au moment où les psychiatres français s’insurgent contre une politique d’État qu’ils jugent contraire à leur éthique, voilà que le modèle cognitivo-comportemental qu’ils contestent et qu’ils regardent comme “américain”, est violemment critiqué aux États-Unis comme inefficace, grotesque et quasiment fasciste. De l’autre côté de l’Atlantique, cette mise en cause ne vient pas des psychiatres, trop soumis au diktat des laboratoires pharmaceutiques, mais des historiens et des écrivains. En témoigne le livre de Christopher Lane, qui a été un best-seller en 2007. Prenant l’exemple de la timidité qui n’est en rien une maladie mais une émotion ordinaire, l’auteur, spécialiste de l’époque victorienne et des Cultural Studies, dénonce la manière dont le fameux DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) – élaboré par l’American Psychiatric Association (APA), puis adopté dans le monde entier à travers l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – a permis, en une trentaine d’années, de transformer en maladies mentales nos émotions les plus banales, pour le plus grand bonheur d’une industrie pharmaceutique soucieuse de rentabiliser des molécules inutiles : contre la crainte de perdre son travail par temps de crise économique, contre l’angoisse de mourir quand on est atteint d’une maladie mortelle, contre la peur de traverser une autoroute à un endroit dangereux, contre le désir de bien manger parfois avec excès, contre le fait de boire un verre de vin par jour ou d’avoir une vie sexuelle ardente, etc.

Nous sommes tous des malades mentaux

Grâce au DSM, nous sommes donc invités à nous considérer comme des malades mentaux, dangereux pour les autres et pour nous-mêmes. Telle est la volonté hygiéniste et sécuritaire de cette grande bible de la psychiatrie moderne.

Ayant eu accès pour la première fois aux archives de l’APA, Lane y a découvert des informations étonnantes sur les différentes révisions de ce Manuel du père Ubu, censé définir le nouvel homme nouveau du début du XXIème siècle.

Entre 1952 et 1968, les deux premiers DSM étaient axés sur les catégories de la psychanalyse, c’est-à-dire sur une nomenclature des affections psychiques qui correspondait à l’étude de la subjectivité consciente et inconsciente : on y distinguait des normes et des pathologies, des névroses, des psychoses, des dépressions, etc. Mais, à partir des années 1970, sous la pression des laboratoires et des départements de neurosciences, soucieux de réintégrer la psychiatrie dans la neurologie et de créer une vaste science du cerveau où seraient mélangées des maladies dégénératives et des névroses légères, cette approche dite “dynamique”, fondée sur des psychothérapies par la parole, fut contestés sur sa droite pour son absence de scientificité biologique et sur sa gauche pour son incapacité à penser l’évolution des mœurs.

Ainsi en 1973, les homosexuels, groupés en associations, exigèrent de ne plus figurer dans le DSM au titre de malades mentaux : ils furent donc déclassifiés à la suite d’une vote. Mais cette décision n’avait rien de scientifique même si elle était justifiée puisque l’homosexualité n’est pas une maladie mentale. En conséquence, il fallut procéder à une nouvelle révision du DSM, d’autant que d’autres catégories de citoyens réclamaient, au contraire des homosexuels, d’être pris en compte dans le Manuel : les traumatisés de guerre notamment, désireux d’être indemnisés sans se soucier de savoir si leur problème relevait ou non d’une maladie mentale. On inventa donc pour les satisfaire “le syndrome post-Vietnam” qui fut dûment catalogué comme maladie mentale dans le DSM.

C’est alors qu’en 1974, le psychiatre Robert Spitzer, enseignant à l’Université de Columbia, admirateur de Wilhelm Reich et gavé de cures psychanalytiques, fut pressenti pour diriger la troisième révision du Manuel. Convaincu d’être le prophète d’une révolution neuronale de l’âme, il s’entoura de quatorze comités, composés chacun d’une multitude d’experts. Il effectua alors un retour spectaculaire vers le XIXème siècle, réintroduisant dans le Manuel la classification d’Emil Kraepelin (1856-1926), psychiatre allemand contemporain de Freud, ce qui lui permit de rétablir une analogie pourtant largement dépassée entre troubles mentaux et maladies organiques.

maladies imaginaires

Entre 1980 (DM-III) et 1987 (DSM-III-révisé), la folle équipe de Spitzer procéda à un “balayage athéorique” du phénomène psychique substituant à la terminologie de Kraepelin celle des psychologues du conditionnement. Les concepts classiques de la psychiatrie furent alors bannis au profit de la seule notion de trouble (disorder) qui permit de faire entrer dans le Manuel 292 maladies imaginaires. Dans le DSM-IV, publié en 1994, on en comptabilisait 350 et pour le futur DSM-V, de nouveaux syndromes seront ajoutés tels que l’activité sexuelle libertine, l’apathie, l’amour de la gastronomie ou encore le plaisir de se promener pendant des heures sur l’Internet : “J’ai honte pour la psychiatrie”, dira un psychiatre de renom : ”S’il vous plaît, il y a assez de choses ridicules dans la psychiatrie pour ne pas offrir des motifs de moqueries supplémentaires.” Ce Manuel, dira un autre, est un “nouveau suspensoir de l’Empereur”.

psychiatres soumis aux molécules

Après avoir lu ce récit, on se demande qui pourra faire barrage un jour à l’expansion de ces thèses aberrantes, comparables à celles du docteur Knock, et qui ont pour objectif de faire entrer dans des tableaux sombrement pathologiques l’existence ordinaire des hommes, au prix d’oublier que les fous peuvent être vraiment fous.

Pour l’heure, rien ne permet de dire que la démonstration argumentée et convaincante de Christopher Lane puisse être entendue par les psychiatres soumis aux molécules et qui continuent de croire aux vertus classificatoires de cet étrange Manuel.


3)

LANE Christopher. Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions. Flammarion, 2009, 384 p., ISBN : 978-2-0812-1233-6, 26 €
Traduit de l’anglais par François Boisivon, Paris, Flammarion, 2009. Paru sous le titre Shyness : How normal behaviour became a sickness, Yale University Press, New Haven & London, 2007.

Par MARMION Jean-François qui, in Sciences humaines.com, analyse l’ouvrage dans ces termes :

athéorique

Élaboré par l’Association américaine de psychiatrie (APA), le Manuel diagnostique et statistique (DSM) est devenu la norme mondiale en matière de classification des maladies mentales. Sa troisième édition, en 1980, a imposé une nomenclature médicale et une approche dite « athéorique » excluant tout recours aux théories et au vocabulaire psychanalytiques, ce que les émules de Sigmund Freud, ainsi mis sur la touche, n’ont jamais pardonné. Exploitant des archives inédites de l’APA, Christopher Lane, spécialiste d’histoire intellectuelle et chercheur à l’université de Chicago, retrace les six années de débats qui ont débouché sur le DSM-III. Il livre une reconstitution serrée des débats houleux qui ont bouleversé la psychiatrie, en marginalisant une psychanalyse déjà fragilisée. C. Lane ne fait pas mystère de sa sympathie pour cette dernière.

les maladies qui les arrangent

Si partial soit-il, c’est néanmoins de manière très argumentée qu’il reprend quelques questions classiques, sans réponse nette aujourd’hui encore. Il rappelle par exemple que le nombre de troubles répertoriés a doublé du DSM-II (en 1968) au DSM-IV (en 1994). Parce que les dysfonctionnements de l’esprit humain sont toujours mieux connus, ou parce que les psychiatres inventent aussi les maladies qui les arrangent, eux qui entretiennent des rapports étroits avec l’industrie pharmaceutique ? C. Lane penche pour la deuxième hypothèse, en citant le cas des émotions, ou des faiblesses ordinaires, désormais facilement considérées comme des pathologies. Le titre original de l’ouvrage était d’ailleurs : La Timidité. Comment un comportement normal est devenu une maladie.

le médicament comme baguette magique « soignant » des non-malades

La timidité, requalifiée de phobie sociale, est ainsi devenue le troisième trouble mental diagnostiqué aux États-Unis, derrière la dépression et la dépendance alcoolique. Les cas de dépression auraient d’ailleurs été multipliés par 1 000 durant ces dernières décennies, malgré l’existence de traitements supposés adéquats, dispensés avec générosité : les antidépresseurs auraient ainsi rapporté 12,5 milliards de dollars à l’industrie pharmaceutique américaine en 2005. Le médicament deviendrait donc une baguette magique « soignant » des non-malades, selon Christopher Lane qui décortique au passage les campagnes publicitaires de la psychopharmacologie. Si une histoire sereine et équilibrée des métamorphoses du DSM reste à écrire, les débats soulevés par cet ouvrage dépassent le simple plaidoyer pour la psychanalyse et rappellent combien, depuis toujours, la psychiatrie est facilement suspectée de brimer l’être humain sous couvert de le soigner.


4)

LONGÉ Thierry. « Christopher Lane, Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions », Essaim 2/2009 (n° 23), p. 159-162.

URL : www.cairn.info/revue-essaim-2009-2-page-159.htm.

DOI : 10.3917/ess.023.0159.

1 Au début du siècle dernier, à la clinique Bellevue, Ludwig Binswanger convoquait tour à tour Emil Kraepelin et Ernst Kretschmer au chevet d’Aby Warburg. Le débat à distance de ces deux sommités, au demeurant fort concurrentes, de la psychiatrie allemande donnait alors lieu à une querelle d’experts quant à la nomination diagnostique de l’affection du fondateur de l’iconographie : dementia praecox ou maniaco-dépression.

2 Ces débats et querelles resteraient encore très actuels, si l’on accepte bien sûr de considérer leur relooking contemporain concernant respectivement la schizophrénie, désormais si peu bleulérienne, et les troubles bipolaires.

3 L’époque était encore celle des fines descriptions sémiologiques, de la nosographie, et des savantes monographies, fruits d’une patiente observation clinique. Ces travaux étaient d’autant plus minutieux qu’ils étaient, pour l’essentiel, dégagés de tout souci curatif, permettant le déploiement d’études longitudinales quasi existentielles, complétées de l’éventuel nécropsie de l’organe cérébral dûment incriminé.

le décret de l’homme nouveau

4 Le capitalisme industriel approchait alors à grands pas de ses convulsions planétaires et le décret de l’homme nouveau n’avait pas encore trouvé ses voies manufacturières. L’idée n’avait pas dépassé le stade conceptuel fort modeste de l’eugénisme négatif et devait trouver son point de butée provisoire avec les effets dévastateurs de la barbarie.

5 Christopher Lane, dans cet essai d’anthropologie politique, nous propose d’ouvrir rien moins qu’un nouveau chapitre du capitalisme industriel et mercantile, indexé, au seul registre de la maladie mentale.

6 C’est une curieuse proposition que l’introduction de la catégorie d’une psychiatrie néo-kraepelinienne au principe de l’élaboration du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), dans ses moutures successives et singulièrement ses versions III et IV et leurs versions améliorées intermédiaires et dans l’attente pour 2012 de sa version V.

7 Ce temps lointain qu’on pouvait penser révolu de l’incidence et la montée en puissance au long du XXe siècle du courant psychanalytique, de la psychothérapie, qu’elle soit institutionnelle, ou individuelle, serait-il de retour ? Les mânes de Kraepelin seraient appelées alors pour dire l’effacement de la psychanalyse, le néo de la catégorie, pour affirmer la prévalence de la thérapeutique sur la sémiologie. La peste analytique, que Freud croyait importer lors de son unique voyage transatlantique, n’a pas résisté bien longtemps à l’American Way of Life, sa véritable antidote, et son rejeton se sont étiolés au pays du médicament roi. Depuis les années 1960, nous dit l’auteur, «  l’histoire de la psychiatrie [y] fut réécrite de manière si radicale que tout se passe comme si Freud et la psychanalyse n’avaient jamais existé« . Cette stratégie révisionniste, c’est ainsi qu’il la nomme, Christopher Lane nous en propose la démonstration et ses conséquences à propos du traitement diagnostique de l’angoisse et extensivement de la qualification des émotions et des comportements (Behaviour) auxquels elle serait corrélée. La timidité (Shyness) est offerte, à ce titre, en paradigme de l’entreprise.

trouver leur régulateur adaptatif dans la pharmacopée

8 On peut, à ce propos, regretter le choix de traduction du titre français qui vaut interprétation de l’ensemble du propos. La traduction littérale du titre original, La timidité, ou comment un comportement normal est devenu une maladie, n’eût guère offusqué le lecteur français et eût permis de conserver le fil directeur de l’enquête : comment les comportements et les émotions ordinaires de l’homme ont pu être désignés comme autant de maladies possibles susceptibles de trouver leur régulateur adaptatif dans la pharmacopée.

avatar contemporain du marché humain

9 Interviews, archives, articles mais aussi iconographie des campagnes marketing de l’industrie pharmaceutique servent de matériau à la description du panorama des trente années qui virent l’imposition mondiale d’un modèle extensif et par voie de conséquence dissolutif de la psychiatrie. Il serait excessif d’y repérer en projet une stratégie manipulatrice visant la marchandisation délibérée des comportements humains et des émotions à laquelle la psychiatrie américaine, dont on nous montre par ailleurs la grande diversité, se serait employée. Au demeurant, au pays qui sut inventer via l’industrie cinématographique de nouveaux standards émotionnels et transformer le citoyen en cible publicitaire, il n’était que justice que les spécialistes de la psyché réclament un droit de regard sur l’homme en devenir dans cet avatar contemporain du marché humain. L’étonnement à la lecture, parfois drolatique, tient à la médiocrité des intervenants et à la faiblesse des réflexions qui les animent quant au bien-fondé de cette démarche visant à étiqueter sans ambages tout comportement et toute émotion humaine au registre du pathologique, pour autant qu’ils excèdent une normalité évanescente.

le nouvel homme nouveau : un homme troublé

10 L’homme ainsi redéfini, l’homme nouveau, chute brutalement au terme de cette mise en fiches pour se résoudre à n’être qu’un homme inadapté et donc malade. Après avoir délibérément écarté la notion de réaction et défait pour l’essentiel l’incidence environnementale sur les pathologies psychiques humaines, la nouvelle nomenclature diagnostique promeut l’idée d’un homme troublé (disordered) dont la fréquence statistique, par l’usage de seuils délibérément bas pour la détermination du trouble, lui confère une dimension quasi universelle.

11 L’homme nouveau est donc un homme troublé, ou susceptible de l’être, et dont le trouble principal est d’être ce qu’il est, ce que d’aucuns vont consigner désormais comme attentatoire à la norme. On se souviendra ici opportunément que les fondateurs de la psychiatrie, en usant et abusant sans doute de l’isolement, dans sa version du confinement asilaire, s’ils extrayaient le sujet de son environnement, le faisaient certes pour protéger un certain ordre public, mais aussi pour garantir les conditions scientifiques de l’observation et réduire l’incidence nocive de celui-ci sur la possible guérison du malade. Ils n’en maintenaient pas moins le caractère d’exception de l’affection.

épidémiologie : le sujet s’efface devant la cohorte

12 La casuistique, ordonnatrice d’un savoir reconnu, désormais défaite, cède le pas aux effets mêmes de l’anonymisation épidémiologique et statistique, où le sujet s’efface devant la cohorte et le colloque hippocratique abdique face aux protocoles standardisés d’enquête diagnostique et donc thérapeutique. Avec le DSM III et ses suites, l’explosion exponentielle des troubles discriminés a contrario tendrait cependant à réinventer du sujet là où la macroanalyse décidait son effacement. Mais c’est pour réapparaître sous la forme de classe de sujets malades dont la subjectivité est réduite au seul topos de la maladie dont ils souffrent ; maladie qui n’est plus la leur en tant qu’elle leur serait propre, mais celle de la classe à laquelle on les réfère, pour autant qu’elle les affecte, ce qui reste à démontrer.

maladies imaginaires pour un malade malgré lui

13 Au terme d’un procès en dé- et re-subjectivation, les formules moliéresques mutent d’elles-mêmes : médecin de maladies imaginaires pour un malade malgré lui. L’extension sans fin, prévisible, des troubles imputables à l’homme ultracontemporain, au regard d’un standard normalisé prétendument a-culturel, ne peut que déconcerter et fragiliser le collectif humain ainsi ciblé et épinglé et le préparer à la consommation massive de substances dont la iatrogénicité le dispute à l’inefficacité. « Il devient possible, nous dit l’auteur, de considérer les plus légers écarts à la norme comme relevant d’une inadaptation et, conséquemment, d’un traitement.  » Et ce au plus grand bénéfice de leurs dispensateurs et fabricants dont la puissance de persuasion ne se prive ni de la force de frappe d’aucuns des outils les plus subtils de la communication massmédiatique, ni de celle de l’organisation et de l’orientation de la recherche en psychiatrie mais aussi de sa diffusion et de son enseignement.

l’idéal présomptueux qui constitue les psychoses schizophréniques

14 Freud en son temps crut, sans doute indûment, désigner la blessure faite à l’homme des extensions de son savoir sur lui-même ; blessé il le sera bien davantage de ne se reconnaître qu’en tant qu’être maladif et inadapté aux standards qu’on lui prescrit, voire qu’on lui impose. Ici nous revient le cri d’alarme d’un Maldiney, au regard du devenir contemporain de la psychiatrie : « Cet esprit d’objectivation, qui donne pouvoir sur les choses, est la caractéristique dominante de la psychiatrie aujourd’hui. Or cette attitude objectivante, qui tend à thématiser l’existence et l’existant, a un équivalent pathologique. Elle entre en résonance en particulier avec l’idéal présomptueux qui constitue les psychoses schizophréniques. L’idéal des sciences exactes appliqué à la connaissance de l’homme reconduit ou abandonne à sa thématisation l’homme psychotique(1)

l’anesthésie de pans entiers de la population

15 Christopher Lane pointe le préjudice fait à ceux qui souffrent de maladies mentales graves et leur délaissement au regard des profits substantiels générés par l’anesthésie de pans entiers de la population par l’usage généralisé de puissants psychotropes. Il ne manque cependant pas d’adoucir ce sombre tableau en soulignant les voies de la riposte possible, qu’elle émane de la psychiatrie elle-même en résistance contre ces diagnostics abusifs, ou du public et la littérature y trouve alors, comme toujours, toute sa place.

POUR CITER CET ARTICLE

Thierry Longé. « Christopher Lane, Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions », Essaim 2/2009 (n° 23), p. 159-162.
URL : www.cairn.info/revue-essaim-2009-2-page-159.htm.
DOI : 10.3917/ess.023.0159.


5)

www.neuropsychiatrie.fr Neuropsychiatrie:TendancesetDébats1999;4:65-67

KIRK Stuart, KUTCHINS Herb. Aimez-vous le DSM ? Le triomphe de la psychiatrie américaine. Traduit de l’anglais (américain). Titre original : The selling of DSM : the rhetoric of science in psychiatry (New York : Aldine de Gruyter, 1992). Collection « Les empêcheurs de penser en rond ». Paris : Institut Synthélabo pour le progrès et la connaissance, 1998, 400 pages. ISBN : 2-84324-046-8.

Par le Dr Alain Bottéro

triomphe de l’impérialisme psychiatrique américain

Dès son lancement en 1980, le DSM III connut un succès exceptionnel. Succès intellectuel en premier lieu, il généralisait à l’ensemble de la profession psychiatrique (et, de proche en proche, aux médecins, aux psychologues cliniciens, aux infirmiers psychiatriques, aux travailleurs sociaux impliqués dans le champ de la santé mentale, etc.) le débat jusqu’alors confiné à quelques cercles restreints de chercheurs sur la nécessaire mise à jour des classifications psychiatriques, à l’ère encore récente des psychotropes. Succès éditorial, accessoirement : l’envolée inescomptée des tirages de ce véritable best-seller permit à ses promoteurs, soit à l’Association Américaine de Psychiatrie (APA), de réinvestir d’énormes bénéfices dans une vaste entreprise commerciale, dotée d’une puissante maison d’éditions, l’American Psychiatric Press, qui devait tirer tous les avantages possibles des copyrights, multiplier les produits dérivés du DSM III (précis d’utilisation pratique, commentaires, manuels d’exemples cliniques, vidéos d’enseignement, etc.), et finir par envahir le marché. Mais surtout, succès institutionnel et idéologique sans précédent, qui a assis durablement le « triomphe de la psychiatrie américaine » (comme l’évoque à propos le titre de ce livre), ce qu’on pourrait appeler, vu du côté des vaincus, son impérialisme.

hégémonie sur les procédures du diagnostic

En publiant sa classification, solidement argumentée et bâtie selon des principes jusqu’alors inusités pour les psychiatres (critères diagnostiques opérationnels, classification multiaxiale, définitions reconnues pour provisoires et ouvertes aux révisions successives, etc.), l’APA lançait une OPA mondiale sur la nosographie des troubles mentaux, qui en dépit de ses évidentes faiblesses, de ses naïvetés confondantes, de ses compromis psychopathologiques souvent boiteux, devait bien comporter une part d’innovation impatiemment attendue par la profession, à constater la rapidité de son succès national et international. Quelles que furent les résistances, ici et là, des écoles divergentes, des traditions nationales différentes (rappelons-nous les grimaces qui accueillirent le DSM III en France au début des années quatre- vingt), il est un fait que le DSM III et ses révisions successives se sont imposés comme une référence inévitable, en matière de diagnostic psychiatrique. Depuis 1980, on diagnostique, on traite, on classe, on étudie, on publie, on « épidémiologise« , etc., en renvoyant en permanence à ses définitions et à ses critères. Cette hégémonie sur les procédures du diagnostic et, plus profondément, sur le langage commun aux psychiatres, n’a fait que se confirmer durant ces vingt dernières années, et même si, aujourd’hui plus que jamais, les nombreux défauts et les impasses intellectuelles que véhicule le DSM sont régulièrement dénoncés par la plupart des psychiatres, il n’en reste pas moins qu’aucun essai thérapeutique, qu’aucune étude clinique ou épidémiologique sérieuse, ne prend la liberté de faire l’économie de ses critères diagnostiques. La psychiatrie contemporaine, qu’on le veuille ou non, parle DSM III.

Robert Spitzer et ses néo-kraepeliniens

Deux sociologues de la connaissance scientifique américains, Stuart Kirk et Herbert Kutchins, se sont tôt intéressés aux raisons du succès, non seulement scientifique, mais aussi bien intellectuel et social, de ce nouveau paradigme nosographique. Travaillant depuis le milieu des années quatre-vingt sur les sources et les fondements scientifiques, mais aussi institutionnels et politiques du DSM III, ils ont réunis une importante documentation, difficile d’accès, sur les années préparatoires du DSM III. Le fil directeur de leur analyse, c’est principalement l’évolution des positions intellectuelles et tactiques, et les agissements, d’un personnage central, le véritable promoteur du DSM III, le psychiatre new yorkais Robert Spitzer. Un personnage que Kirk et Kutchins n’aiment guère, sans pouvoir toutefois dissimuler une certaine admiration pour l’énergie et les talents de négociateur dont il sut faire preuve, tout au long de la longue bataille qu’il a menée pour faire accepter les principes alors « révolutionnaires » du DSM III en gestation, à une APA plutôt réticente au cours des années soixante-dix, en raison notamment du caractère ouvertement antipsychanalytique du projet, tandis que les psychanalystes restaient encore très influents au sein de l’association. Ce livre est donc avant tout le récit d’une prise de pouvoir, celle de l’APA par Spitzer interposé, et quelques uns de ses complices « néo-kraepeliniens », des obstacles rencontrés sur leur chemin, des stratégies développées pour les contourner et parvenir, coûte que coûte, à leur objectif.

une psychiatrie abusive au service du pouvoir

Pour comprendre le lancement du projet DSM III, les auteurs commencent par nous rappeler le contexte de l’époque. Dans les années 60-70, la psychiatrie est en butte à des critiques radicales, de la part des sociologues, des mouvements anti-psychiatriques, de divers activismes politiques qui tous dénoncent le « pouvoir psychiatrique » et son territoire gardé, etc., et se trouvent relayés par autant de films grand public efficaces (Family Life, Vol au dessus d’un nid de coucou, etc.). Tandis que Thomas Szasz nie persuasivement toute valeur autre que répressive au diagnostic psychiatrique, des sociologues habiles (D. Rosenhan, etc.) parviennent à se faire interner et soigner pour schizophrénie, alors qu’ils n’ont fait que répéter ce qu’ils ont pu lire dans n’importe quel manuel de psychiatrie, ruinant encore un peu plus le crédit déjà fort chancelant du diagnostic psychiatrique. Michel Foucault, Thomas Scheff, etc., instruisent le procès historique et sociologique d’une psychiatrie abusive, imbue d’elle-même, autoritaire, instrument au service du « pouvoir » pour contrôler les individus. La question qui se pose alors aux psychiatres paraît donc centrale. C’est tout simplement de la crédibilité du diagnostic en
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psychiatrie qu’il s’agit. Outre ces critiques venues de l’extérieur, l’instabilité des diagnostics d’une école psychiatrique à l’autre, la part subjective, de plus en plus consciente, que prend le clinicien dans l’établissement de son diagnostic, partant l’arbitraire diagnostique qui en résulte, sèment le doute dans la profession elle-même quant à ses pratiques diagnostiques, alors résumées de façon succincte par un petit manuel sans prétention, à usage de codage statistique, le DSM II (1968). À l’intérieur de la psychiatrie américaine, la génération montante est anti-freudienne. Elle ne tardera pas à attribuer à l’influence psychanalytique l’origine de toutes ces inconséquences diagnostiques.

fiabilité fidélité, médiocre kappa

L’ensemble de cette problématique va être conceptualisée par plusieurs chercheurs de l’époque (S. Guze et ses collègues de St-Louis, Spitzer et les siens à New York, entre autres), en faisant appel à quelques notions nouvelles : la « fiabilité » diagnostique, la « fidélité » inter-juge, relayées par une technique statistique visant à les quantifier, le « kappa« . Kirk et Kutchins démontent par le menu les longs débats, posés en termes de « faible fiabilité » des diagnostics, aux temps du DSM II, comme l’atteste notablement la médiocrité des kappas obtenus lors d’épreuves de cotations expérimentales. C’est cette fiabilité défaillante que le futur DSM III se donne donc pour tâche de résoudre, en proposant notamment des critères diagnostiques réduisant au maximum la marge d’interprétation subjective laissée aux cotateurs (rêve pieux s’il en fût !). Armés de cette nouvelle technologie du kappa, Spitzer et ses fantassins vont se lancer dans la bataille. Ils l’emporteront, montrent Kirk et Kutchins, en déclarant comme officiellement résolue la question de la fiabilité diagnostique, alors qu’elle restera entière. Kirk et Kutchins n’ont aucune peine (et plutôt du plaisir) à nous montrer que les kappas d’après le DSM III n’ont pratiquement pas été améliorés, pour la plupart des catégories diagnostiques redéfinies par le nouveau manuel, testées à grands renforts d' »épreuves de terrain », au demeurant peu scientifiques. Ce qui changera, c’est la façon d’en parler, dans les innombrables articles, conférences, colloques, etc., qui ont préparé le lancement du DSM III, puis celui-ci paru, qui ont enfoncé le clou de son apothéose. Avant le DSM III, des kappas « moyens » (de l’ordre de 0,4 à 0,7) sont systématiquement considérés comme « mauvais ». Après sa parution, les mêmes kappas, calculés à partir des nouvelles définitions proposées, seront élogieusement qualifiés « d’excellents ».

de la réthorique à la propagande

Bref, Kirk et Kutchins se livrent à une analyse impitoyable de ce qu’ils appellent, à juste titre, « la rhétorique« ,  » l’art de l’annonce« , « le langage de la réussite« , qui ont caractérisé la mise sur pied et le lancement du DSM III. De même interprètent-ils les fameuses études de terrain reportées en annexe, à la fin du DSM III, comme moins que fiables et achevées, et avant tout destinées à renforcer l’autorité scientifique de l’entreprise. C’est ce qu’ils appellent de « la propagande« , un moyen politique comme un autre, utilisé par Spitzer et ses adeptes pour légitimer leur démarche, et obtenir l’aval du conseil d’administration de l’APA, afin de mener à bien leurs visées. Au bout du compte, « la fiabilité n’était ni plus ni moins qu’un argument de vente », en arrivent à conclure nos sociologues. Plusieurs batailles seront ainsi gagnées par Spitzer et ses alliés, que détaillent au passage Kirk et Kutchins, comme par exemple la réintégration des troubles mentaux dans le champ médical, contre la puissante corporation des psychologues, ou l’évacuation du terme de « névrose« , malgré l’opposition forcenée des psychanalystes. La plupart de ces controverses, en dépit du caractère affiché de scientificité absolue de la démarche, se régleront par des compromis, des votes, des rapports de force, bref du savoir-faire politique. Ainsi du diagnostic « d’homosexualité« , qui sera abandonné en route sous la pression efficace des mouvements gays, au nom des droits civiques, et grâce au flair politique et aux talents de négociateur de Spitzer. De même pour l’entrée du « syndrome de stress post-traumatique« , sous l’influence des vétérans du Vietnam et de leurs représentants psychiatres militaires, ou encore, dans le DSM III Révisé (1987), du rejet manqué de « la personnalité masochiste » et « du trouble dysphorique de la phase lutéale » par les associations féministes.

Tous ces exemples sont en effet suffisamment éloquents pour convaincre le lecteur que bien des décisions furent, en dernier ressort, politiques, au lieu d’être scientifiques, comme le proclamait haut et fort la fameuse introduction au DSM III, rédigée par Spitzer. Et c’est ce qui motive l’analyse, principalement politique, de la construction du DSM III à laquelle se livrent les auteurs de ce livre.

sociologie obsédée du contrôle social

Mais est-ce bien saisir les aspects essentiels du problème ? À force de ramener, a posteriori, mais sans les rigueurs de la méthode historique, toutes les argumentations des concepteurs des DSM III, III R et IV à de purs artifices rhétoriques au service d’une stratégie de conquête politique, ne risque-t-on pas de passer à côté de tout ce qui fît la substance, les contraintes et les nécessités du DSM III ? C’est là la principale faiblesse de cette brillante analyse socio-politique. Des véritables questions médicales, scientifiques, thérapeutiques, avant tout éthiques, qui se posaient aux psychiatres et ont sous-tendu la difficile élaboration du DSM III, Kirk et Kutchins ne nous disent pas grand chose. Pour eux, les « psychiatres avaient besoin de faire science« , c’est à peu près toute la justification qu’ils trouvent à leur entreprise. Comme ils ne manquent pas de le répéter, tout au long de leur livre, les « problèmes de fiabilité faisaient typiquement science« , en ce sens qu’ils permettaient d’apparaître « respectable« , « légitimé« , dans ce que nos deux sociologues ne peuvent concevoir que comme « une stratégie concertée de prise de pouvoir« . De quel pouvoir, se demandera-t’on, et par qui ? Du contrôle d’un domaine particulier de problèmes sociaux, nous est-il très pédagogiquement expliqué les problèmes de déviance dite psychiatrique, par un groupe social particulier, le groupe « libéral » des psychiatres (cette ligne d’analyse est d’ailleurs prolongée dans un ouvrage récent des deux mêmes auteurs : Making us crazy. : the psychiatric bible and the creation of mental disorders. New York : The Free Press, 1997). C’est d’une sociologie (obsédée…) du
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contrôle social qu’il est en fait question dans ce livre, d’une sociologie qui ne date pas d’aujourd’hui, mais nous ramène curieusement à ces années soixante d’où nous étions partis. Il est regrettable que la prise en compte des motifs scientifiques historiques, des pressions intellectuelles au changement qui ont effectivement entraîné la longue bataille du DSM III ait été sacrifiée à une analyse qui tient plus de la théorie du complot que de l’histoire sociale des idées et des pratiques médicales. Est finalement passé à la trappe tout ce qui tient à la responsabilité des psychiatres : avant tout la nécessité de soigner leurs patients, et de le faire au mieux, c’est à dire en adaptant, au jour le jour (et certainement en tâtonnant), leurs pratiques diagnostiques à l’évolution des connaissances, aux avancées thérapeutiques en particulier, mais encore l’obligation de vérifier que ces nouvelles thérapeutiques sont réellement utiles.

du bon usage des nouveaux psychotropes

Toute l’entreprise DSM III perd le gros de son sens si l’on ignore délibérément qu’elle visait, avant tout, à répondre à quelques questions élémentaires, qui se sont posées tous les jours aux psychiatres à partir des années 70, celles de l’activité et des indications exactes, comme celles des contre-indications, des nouveaux psychotropes mis à leur disposition, produits tout aussi efficaces que dangereux. Dès l’instant où neuroleptiques, antidépresseurs, anxiolytiques et lithium (auxquels il faudrait rajouter l’ECT, réévaluée à la suite de ces nouveaux traitements) étaient mis dans les mains de tous les prescripteurs, la décision thérapeutique devenait un enjeu pronostique considérable. Alors que les orientations précédentes de la psychiatrie (psychanalytiques, sociothérapiques, phénoménologiques ou autres) pouvaient se satisfaire de diagnostics des plus approximatifs pour leurs projets thérapeutiques, chaque psychiatre se trouvait désormais disposer d’une puissance d’intervention sans précédent, lui imposant de savoir exactement dans quel cas devait-il trancher pour ou contre, par exemple, un traitement neuroleptique au long cours, ou une lithiothérapie, avec toutes les conséquences gravissimes encourues par son patient en cas d’erreur diagnostique. Lourde responsabilité, lorsqu’on y réfléchit un peu dès l’instant où une étude telle que l’U.S.-U.K. Project (Cooper JE & al., 1972) avait mis en évidence que pour un échantillon identique de patients, les diagnostics de schizophrénie, d’états maniaques et de mélancolies délirantes pouvaient varier dans des proportions allant de 2 à 13 fois entre deux pays partageant pourtant la même langue, il était devenu impératif de réhabiliter la précision diagnostique, c’est à dire d’en passer par une approche critériologique, déjà routinière dans les autres spécialités médicales nécessitant des repères stricts d’indications, et d’intégrer d’une façon ou d’une autre des symptômes de validation thérapeutique implicites dans la définition des diagnostics psychiatriques, étant entendu que les solutions ne pouvaient tenir que du compromis provisoire, largement imparfait, mais sujet à révisions continues.

résultats moins convaincants sinon arbitraires

Ce sont de pareilles contraintes qui justifièrent avant tout la démarche du DSM III. Et au fond, le noyau solide du DSM III, quand on y songe, tient précisément aux questions de cet ordre, qu’il a permis, temporairement, de résoudre : la définition (extensive) des troubles thymiques, permettant tirer le meilleur parti des traitements antidépresseurs et du lithium, la restriction en contrepartie des troubles schizophréniques notoirement sur- diagnostiqués à l’époque, l’insistance sur les troubles neuropsychiatriques et d’étiologie médicale ou toxique, justifiant une intervention codifiée, en sont des exemples parmi d’autres. Pour bien d’autres chapitres cliniques du manuel, appliquant les mêmes méthodes de définition que pour ces pathologies donnant lieu à des décisions diagnostiques et thérapeutiques réglées (avec, notons-le au passage, parmi les tous premiers arbres décisionnels qui font leur apparition en psychiatrie, à la fin du DSM III), par exemple pour le domaine des troubles de la personnalité, pour celui des troubles de l’adaptation, ou celui des troubles du développement de l’enfant, les résultats ont d’emblée paru beaucoup moins convaincants, sinon arbitraires, bien souvent affaire de culture psychiatrique nord-américaine, dans tous les cas sans grande portée clinique. À côté de ces exigences propres à la clinique, d’autres contraintes encore rendaient obligatoire l’établissement d’une nosographie précisément définie : l’évaluation de l’efficacité des innombrables psychotropes envahissant le marché, la technologie des essais thérapeutiques contrôlés, la nécessité d’un langage diagnostique commun, pour les recherches étiologiques, pour l’épidémiologie, etc., la liste serait trop longue pour être citée ici.

authentiques débats médicaux et éthiques

Qu’il y ait donc eu beaucoup de rhétorique dans la bataille du DSM III, comme le montre avec force ce livre, cela est aussi certain que, probablement, inévitable. Mais de réduire, comme le font ses auteurs, tout l’enjeu de cette reprise en mains du diagnostic psychiatrique à l’ère des psychotropes à une stratégie rusée de « gestion sociale » au bénéfice du « business psychiatrique« , témoigne d’une vision partisane de l’évolution de la psychiatrie, plutôt myope sur les authentiques débats médicaux et éthiques qui l’ont animée au cours des années soixante-dix. On referme ce livre en se disant que l’histoire du DSM III reste à faire.
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Entrée créée le 6 juillet 2001, reprise le 28 juillet –
mise à jour 4-7 mars 2012

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