rendre à la médecine ce qui lui revient et laisser aux femmes leur part de l’accouchement
par Philippe Grauer
L’éternelle question des relations de pouvoir corporatistes fait éternel retour s’agissant des mayeuticiennes, pardon des sages-femmes, et du monde médical. Bien entendu la médecine scientifique doit rester au service de la mise au monde. Pas aussi bien entendu que ça la question de la médicalisation de l’existence et de l’exercice laïc du corps des sages-femmes qui pour n’être pas médecins n’en sont pas moins compétentes dans 80 % des cas sans besoin de la prise en monopole par la médecine de l’acte de donner la vie.
Les deux corporations sont complémentaires mais il n’apparaît pas aussi simple de mettre cette idée en musique face au corporatisme positiviste volontiers annexionniste des tenants d’une médecine tout azimut.
Claudine Schalck, qui enseigne à l’occasion dans notre école et sait distinguer entre professions voisines, précisément, se bat pour que tout ne soit pas confondu et participe de l’étouffement d’une profession qui ne devrait pas avoir à pâtir d’un voisinage professionnel volontiers arrogant. Deux univers de référence ici doivent s’articuler dans le respect mutuel. Apparemment l’entreprise n’est pas plus aisée que d’obtenir le respect de l’Ukraine par un voisin excessivement protecteur.
Libération
TRIBUNE, 27 février 2014
par Claudine SCHALCK
Sage-femme, psychologue clinicienne
Le torchon brûle entre syndicats de médecins et sages-femmes alors que le conseil de l’ordre de celles-ci porte plainte pour propos malveillants à leur égard. Après quatre mois de grève, voilà enfin dévoilées les résistances de fond et la fronde corporatiste qui touche cette profession, toujours dépositaire des enjeux de sa constitution face à celle des médecins.
En France, nous avons gardé une conception particulière de la grossesse, a priori à risque et pathologique. Elle tombe de ce fait dans le champ d’expertise du médecin, la sage-femme y ayant droit d’exercice mais avec des compétences réduites. Le corollaire vaut pour le suivi gynécologique et contraceptif. Impossible d’échapper ici à une histoire illustrée des questions de domination, de soumission et de dépendance liées aux sexes, les médecins n’étant longtemps qu’une profession d’hommes, et les sages-femmes, une profession de femmes. Ainsi, la physiologie de la maternité, de la féminité et de la sexualité reste crainte et sous surveillance du pathologique à travers l’expertise du médecin.
Historiquement, depuis le siècle des Lumières, les sages-femmes remplacèrent les matrones une fois formées sur le modèle de ce qui sera appliqué à la future maternité Port-Royal à Paris. Il s’agissait alors de réduire l’effroyable mortalité maternelle et infantile et pour ce faire les chirurgiens, puis les accoucheurs, corporation née en 1881, s’imposèrent peu à peu dans l’intimité des couches des femmes, en recours obligatoire pour les accouchements difficiles.
Longtemps, les sages-femmes restèrent dépositaires du risque mortel de la naissance, stigmatisées comme avorteuses, sorcières ou dangereuses. Pour exercer il fallait un certificat de bonne moralité et accepter la tutelle du médecin. Mais déjà, à l’époque, l’interventionnisme excessif de certains chirurgiens fut condamné par l’opinion pour ce qu’on appelle les effets «iatrogènes», provoqués par le traitement lui-même.
Ainsi, à la maternité Port-Royal, malgré la révolution pasteurienne, le lavage des mains fut appliqué avec des années de retard, tant les médecins eux-mêmes ne pouvaient se penser comme l’origine des épidémies mortelles de fièvre puerpérale.
Les temps ont changé mais pas les schèmes qui structurent une société toujours inégalitaire, dans les faits, envers les femmes et qui semblent aussi s’enraciner dans l’idéologie, dans «l’esprit de corps» comme l’appelle le psychanalyste René Kaës, porté par le corporatisme médical, même si la profession s’est féminisée alors que celle de sage-femme reste féminine à 95%. Notre conception de la grossesse comme a priori pathologique nous a conduits peu à peu du 7e au 20e rang européen pour la morbi-mortalité périnatale. Des efforts récents avaient pourtant tenté de remettre les sages-femmes au cœur du suivi des femmes enceintes. En 2008, le ministre avait annoncé qu’il fallait démédicaliser la grossesse avec l’entretien prénatal précoce. Mais ce dernier ne change pas toute une prise en charge organisée autour de la pathologie et tant que la grossesse ne sera pas considérée comme un événement normal indépendant du pathologique, les efforts resteront vains. Car les études comparatives internationales le prouvent aussi, les femmes sont mieux suivies lorsqu’elles le sont dans un cadre physiologique, c’est-à-dire par les sages-femmes.
Si la grossesse est normale, autant que la bonne santé de 80% de femmes, alors la sage-femme a toute sa place dans le suivi physiologique de la vie des femmes, de la puberté à la ménopause. Des médecins exerçant dans le champ de la physiologie seraient susceptibles de perdre une partie de leur clientèle. Alors qu’une consultation de sage-femme coûte 23 euros à la collectivité, chez l’expert médical elle coûte 28 euros et souvent bien plus encore puisque 66% d’entre eux font 83% de dépassement d’honoraires en moyenne. Cette économie substantielle à réaliser et un suivi accessible à toutes n’auront pas échappé à la Cour des comptes. Et, quand il n’y a plus d’arguments scientifiques valides à opposer aux sages-femmes, restent les logiques idéologiques et corporatistes pour les discréditer.
Les revendications des sages-femmes visent à un réel changement de mentalité. Que les femmes, leur sexualité, leur vie affective, leur féminité, leur maternité s’affranchissent de la tutelle du pathologique via l’expertise médicale à travers l’autonomie d’une profession ; que les femmes elles-mêmes puissent se vivre et se penser sans l’éducation à cette soumission, voilà le changement salutaire et la réelle émancipation.
Chez les médecins comme chez les sages-femmes, nombreux sont ceux et celles à qui la complémentarité des exercices ne fait pas peur. C’est eux que les pouvoirs publics doivent entendre car personne n’a envie de perdre la vraie bataille, celles des femmes.