Sartre continue de le soutenir, sa vie depuis devenue destin, l’existence précède l’essence. Vous posez vos actes et cela vous définit. A posteriori. Nos cognitivo scientistes ont aboli tout cela. Foin de philosophie, leur scientisme travaille sur les essences. À l’heure du virtuel, une sorte de prédestination statistique pèse sur vous : les basses classes sont virtuellement dangereuses. Comble de leur malheur, leur essence précède leur difficile existence. Relevant d’une population prédictivement à essence frelatée vous conviendrez de votre mise sous surveillance. Nous vous remercions de votre compréhension et vous prions de bien vouloir soumettre vous-même et vos enfants au questionnaire plus ou moins confidentiel suivant.
La pensée juive dit que l’essentiel c’est maintenir la question vivante, pas de s’arrêter aux réponses, de poursuivre l’interrogation comme lieu d’exercice vital. En cela disciples de Saint Paul, nos nouveaux Inquisiteurs s’en tiennent eux aux réponses. Ils les brassent, les allègent de leur peu de sens, et confectionnent à partir d’elles le maillage du filet à jeter sur vous comme ça se faisait du temps des gladiateurs.
On avait prévu un garde-fou au délire des questionnaires proliférants, la CNIL. Celui-ci se trouve débordé, il faut le reprendre et consolider.
Nos collègues qui travaillent en institution se confrontent au quotidien à ce qu’on s’efforce de leur imposer comme la nouvelle mentalité professionnelle en matière psy. Ceux qui travaillent en cabinet libéral peuvent ne même pas soupçonner ce qui se passe juste à côté d’eux. Tirons profit de la réflexion que nous propose J-F Cottes, pour mieux comprendre ce qui se passe et s’opposer à ce qui reste résistible.
Philippe Grauer
POUR UN GRENELLE DE LA VIE PRIVÉE
PAR JEAN-FRANÇOIS COTTES
J’aborderai un aspect que prend la propagation illimitée de l’évaluation quantitative, il s’agit de la prolifération de questionnaires dans le milieu scolaire.
Je veux d’abord vous donner des nouvelles du fichier Base-Elèves qui est une base de données nationale lancée en 2004 par le Ministère de l’Education Nationale — le Puy-de-Dôme ayant été un des départements pilotes dans l’expérimentation de ce programme.
Il en avait été question lors de notre dernier grand rassemblement, le 12 juin 2006 au CRDP lors d’une soirée intitulée Prédélinquants à trois ans ? Cette réunion qui avait rassemblé plus de 300 personnes avait été un temps fort de l’action de réfutation des recommandations de l’expertise collective de l’Inserm sur le trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent, elle s’inscrivait dans le mouvement pasde0deconduite. Nombre d’entre vous y étaient présents.
Base-Élèves est un fichier national de l’ensemble des enfants scolarisés dans les écoles du premier degré. C’est la première fois qu’un tel outil est mis en place. Il a la particularité d’être consultable par les mairies des communes d’implantation des écoles.
Dès son expérimentation des voix individuelles ou collectives se sont faites entendre pour attirer l’attention sur les risques qu’il fait encourir aux libertés publiques et d’autres pour en demander radicalement la suppression. Sourde à ces protestations l’administration a poursuivi l’expérimentation en contraignant les personnels de l’éducation nationale, en particulier les directeurs d’écoles à entrer les données individuelles. Des directeurs d’école ont été sanctionnés pour avoir refusé de se plier aux injonctions de l’administration.
La presse nationale s’est faite l’écho du mouvement de refus de ce fichier, une pétition nationale a été mise en place sur le web, des comités se sont constitués.
En octobre dernier un premier résultat est obtenu, la suppression des mentions de la nationalité, de la date d’entrée sur le territoire, de la langue parlée à la maison et de la culture d’origine. Cela a nécessité une nouvelle déclaration à la CNIL. Mais les collectifs ont poursuivi leur action.
Le 12 juin dernier M. Darcos a annoncé que la nouvelle version de cet outil ne fera plus apparaître la profession et la catégorie sociale des parents, ni la situation familiale de l’élève, ni l’absentéisme signalé pas plus que les données relatives aux besoins éducatifs particuliers ». Ces évolutions seront précisées dans « un arrêté », ajoute le ministre en assurant « attacher une attention personnelle à la mise en place effective et rapide de ces décisions ». Nous ne pouvons que ne nous féliciter de ces sages décisions. Nous ne pouvons que constater qu’il aura fallu quatre ans pour que le politique se saisisse vraiment de la question et finisse par intervenir. Mais nous ne pouvons que nous interroger encore, comme le fait la Ligue des Droits de l’Homme dans son communiqué de lundi dernier, le 16 juin, pourquoi si cet « outil » ne sera utilisé qu’à des fins statistiques, pourquoi maintient-on un numéro d’identification nationale de chaque élève, et pourquoi le programme similaire SCONET qui s’applique au second degré, collèges et lycées, n’est-il pas traité de la même façon. Une pétition appelant à la suppression de Base-Élèves a été lancée elle s’intitule : Nos enfants sont fichés, on ne s’en fiche pas ! on peut la signer sur Internet.
Cet exemple démontre l’efficacité de la mobilisation sur ces questions. De même que nous l’avons entendu dans l’intervention de Mme Danièle Hafner sur l’action contre le programme Apprendre à mieux vivre ensemble dans la banlieue clermontoise.
Intéressons-nous maintenant à l’école de Monein dans les Pyrénées-Atlantiques. Là à l’occasion d’une « évaluation pédagogique » d’une classe de CM2, on demande aux élèves de renseigner un questionnaire, quatrième partie d’une évaluation de leurs compétences.
Parmi les onze pages de questions on retrouve bien sûr celles concernant la nationalité. Mais aussi la perception que l’enfant a de son école, et de sa famille. On y lit ces questions : « Es-tu né en France ? » ; « Ta mère est née en France ? » ; « Ton père est né en France » ; « Quelle langue parles-tu à la maison ? » ; « D’habitude qui vit avec toi à la maison ? a) ta mère, b) une autre femme tenant le rôle de ta mère, a) ton père, b) un autre homme tenant le rôle de ton père.
La ressemblance avec les questions qui figuraient sur la première version de Base-Élèves est frappante. Puis l’enfant doit répondre à une série de questions sur : « Ce que je pense des devoirs à la maison ». Parmi les réponses au choix : « à la maison j’ai vraiment l’impression de perdre mon temps » ou encore « je fais mes devoirs à la maison parce que j’aurais une mauvaise image de moi si je ne travaillais pas »
Citons également la rubrique « Ce que je pense de ce que je fais à l’école » dans laquelle on propose notamment la réponse suivante : « En classe je travaille parce que je n’ai pas envie que mon enseignant(e) me crie dessus »
Alertés par les enseignants qui ont refusé de faire remplir ce questionnaire, les parents d’élèves se ont adressés à M. Daniel Vitry directeur de l’évaluation, de la prospective et de la performance au ministère de l’Éducation nationale de l’évaluation et de la performance. Celui-ci a demandé par mail à la petite centaine d’écoles concernées « de ne pas faire remplir par les élèves la partie numéro 4 du cahier de l’élève « maîtrise de la langue et du langage » qui vous est parvenu dans le cadre de l’expérimentation des outils de l’évaluation citée en objet ».
Un autre questionnaire, cette fois adressé aux parents des élèves de classe de sixième, concernant 35000 élèves, attire l’attention des associations de parents d’élèves et des syndicats. Dix-huit pages de questions, sur la nationalité, la langue parlée, les revenus, etc. Parmi les 79 items : Où êtes-vous nés ? Dans quel pays êtes-vous né ? En quelle année êtes-vous arrivés en France ? Quelle est votre nationalité ? Si vous êtes devenus français, quelle était votre nationalité à la naissance ? Si vous êtes de nationalité étrangère quelle est votre nationalité ? En quelle langue parlez-vous à vos enfants ? Les parents récalcitrants reçoive un courrier du même Daniel Vitry stipulant que le questionnaire étant reconnu d’intérêt général, approuvé par la CNIL, et qu’il est donc obligatoire sous peine de 300 euros d’amende.
Ici, il convient d’examiner précisément la question de la déclaration auprès de la CNIL. Faisons justice d’un argument avancé par les promoteurs de ces questionnaires. Il s’agit de l’avis de la CNIL. Rappelons tout d’abord en quelques phrases l’origine de la CNIL – cela pourra nous éclairer sur la situation actuelle.
Le 21 mars 1974 une tribune publiée dans Le Monde porte sur la scène publique l’existence d’un projet de connexion de l’ensemble des fichiers dans le Monde du 21 mars 1974 intitulé : Safari ou la chasse aux Français. Qui prévoyait la mise en place d’un numéro d’identification unique qui permettait d’interconnecter tous les fichiers des administrations. Un important mouvement d’opinion contre ce fichage conduit alors le gouvernement à abandonner l’expérimentation et au vote en 1978 de la loi Informatique et Libertés et à la création de la CNIL.
Ce que l’on sait moins c’est que le 6 août 2004, en application d’une directive européenne, mais allant bien au-delà, la majorité fait alors voter une nouvelle loi informatique et libertés qui notamment réforme la CNIL en limitant ses interventions, faisant de ses recommandations sur des questions très sensibles de simples avis. C’est un proche du président de la république de l’époque et membre de son parti qui est nommé à la tête de la nouvelle CNIL. Cette réforme permettra au gouvernement d’alors de faire passer le projet d’informatisation du Dossier médical personnel qui aurait été retoqué par la CNIL première version.
C’est pourquoi la déclaration auprès de la CNIL d’une enquête, d’un questionnaire, d’un fichier informatique n’est plus la garantie que les libertés publiques et que la vie privée est protégée. La garantie par la CNIL n’a plus la même valeur.
30 ans après la première loi Informatique et Libertés il est temps de remettre à jour les conditions actuelles de préservation de l’espace intime et du maintien du droit à la vie privée. De même que face à l’élévation de la température de l’atmosphère un Grenelle de l’Environnement a été convoqué, de même, face à l’élévation du nombre de questionnaires et de la numérisation des données personnelles, il faut convoquer un Grenelle de la préservation de l’espace intime, un Grenelle de la vie privée qui prenne des mesures drastiques dans les conditions nouvelles.
Je conclurai sur un autre point, une mise en perspective.
Il y a les dangers que font courir aux libertés publiques, à la vie privée, la prolifération de la mise en fiche des enfants et plus généralement de chacun par les administrations, mais aussi l’exploitation par les sociétés commerciales de toutes les informations recueillies quotidiennement sur chacun d’entre nous.
Il y a les conséquences subjectives qu’emporte le fait de faire remplir à des enfants des questionnaires portant sur leur vie privée et celle de leur famille.
Mais il y a un autre aspect sur lequel doit s’exercer aussi la vigilance de chacun. C’est le développement d’une logique de prédiction des comportements et des conduites des sujets. Le courant scientiste aujourd’hui prétend prédire, statistiquement, ces comportements et ces conduites. Et c’est pourquoi il prône le dépistage systématique dès le plus jeune âge, et même pendant la grossesse, des sujets susceptibles de développer des comportements et des conduites dites déviantes. C’était l’esprit et la lettre de l’expertise collective de l’Inserm sur le trouble des conduites de l’enfant. C’est ce qui a mobilisé comme jamais les professionnels concernés et l’opinion publique. Cela a donné le mouvement Pasde0deconduite. Dans cette circonstance un frein a pu être mis.
Mais les tenants de ce courant scientiste ne désarment pas, cette logique poursuit ces effets.
On a vu par exemple la Haute autorité de santé remettre en circulation dans le champ psychiatrique le diagnostic de psychopathie qui est le nom pour l’adulte du trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent.
Si l’on fait se croiser le premier aspect que j’ai abordé et celui-ci alors on voit à quoi peuvent servir tous ces fichiers si ils sont appliqués dans une démarche prédictive. Recueillir des données afin de repérer des sujets susceptibles de développer tel comportement.
Enfin il faut intégrer dans notre réflexion la mise en place cette année, bien que très limitée par le Sénat pour l’instant, d’une rétention de sûreté, qui est une peine de prison avant l’acte criminel. Bien sûr aujourd’hui cette peine ne s’applique qu’à des sujets ayant accomplis des actes horribles que chacun réprouve, les criminels d’enfants. Mais demain, si nous n’exerçons pas notre vigilance, le seuil de gravité des crimes peut être abaissé.
Or cette peine de rétention de sûreté ne s’appuyant pas sur des faits est déterminée à partir de l’appréciation de la dangerosité, en particulier par une expertise psychiatrique. Disons ici au passage qu’il revient aux psychiatres de se positionner clairement à l’égard de cette utilisation de leur expertise. Accepteront’ il que leur connaissance d’un sujet soit instrumentalisée dans ce cadre ou le refuseront’ il ?
On saisit alors le risque qu’au-delà de cette expertise psychiatrique, toutes les données qui auront été recueillies au cours de la vie d’un sujet, et dès la petite enfance, pourront être utilisées à ces fins.
Ainsi dans un monde de la dématérialisation et de la virtualisation grandissante, le passage à l’acte lui-même, devient virtuel. C’est au nom de ce passage à l’acte virtuel que l’on peut et pourra demain condamner des personnes.
On sait, depuis Saint Paul, et Jacques Lacan a souligné ce point que c’est la loi qui créée le péché, disons qui le détermine. C’est la loi qui fait un crime d’un acte. Prenons un exemple connu, l’appel du 18 juin du Général de Gaulle est un crime en 1940, un passage à l’acte, une transgression des lois de l’État français, mais un acte pour nous en tant qu’il a fondé la Résistance à la Collaboration et l’Occupation.
Mais au-delà du passage à l’acte transgressif de la loi, c’est la question même de l’acte, de ce qu’il en est de l’acte, de sa possibilité même, qui pourrait bien être hypothéquée par la logique de la prédiction et de la « peine préventive ».
Je conclurai avec une dernière remarque sur la question des rapports du savoir et du réel. Le délire scientiste contemporain est proprement mégalomaniaque, il se vante de pouvoir, avec du savoir, prédire et prévoir ce qui advient du réel. Notons que la mise aux commandes du savoir dans la gouvernance contemporaine atteint un niveau inégalé dans l’histoire. Mais le succès politique de ce courant scientiste ne doit pas nous faire oublier qu’entre le réel et le savoir il y a une béance. Et que cette faille ne saurait être comblée. C’est précisément ce trou qui nécessite l’acte, fondamentalement indéterminé par le savoir, et dont on peut dire, après-coup la valeur qu’il aura prise.
Veillons à maintenir cette dimension indispensable de la responsabilité et à ne pas céder aux sirènes prédictives.