RechercherRecherche AgendaAgenda

Actualités

Revenir

29 mars 2016

Rousso, Ledoux – La mémoire fouillée par Jean-Louis Jeannelle, Le Monde des Livres du 24 mars 2016, précédé de « Une nouvelle zen attitude, le silence muet ? » par Philippe Grauer

une nouvelle zen attitude, le silence muet ?

par Philippe Grauer

sans faire de bruit

La mémoire c’est complexe. Occultée d’abord, largement affichée ensuite – pas sur tous les points de douleur d’Histoire, loin s’en faut, le travail de remise en mémoire, de reprise de mémoire, ne règle pas tout. Et puis le temps faisant son œuvre, le passé devenu histoire tout doucement sans faire de bruit, comme le dit Prévert, laisse un vent invisible sur le sable insensiblement effacer les traces des forfaits qui pourtant ne passent pas comme ça.

Ainsi la renaissance du fascisme pourrait-elle si l’on n’y prenait garde, de nouveau empoisonner l’époque, constituée des arrière petits enfants de ceux qui savaient. Il va falloir trouver les bonnes manières de faire pour que l’essentiel demeure, de l’héritage – donc de la leçon.

un ténébreux silence

Que serait un silence qui parlerait par le seul poids de sa présence ? Jeannelle écrit « c’est qu’ayant montré, avec d’autres, que l’histoire n’apparaissait plus aux Français comme une tradition à transmettre mais comme un espace conflictuel, marqué par l’oubli de ses moments les plus honteux, ce membre fondateur de l’Institut d’histoire du temps présent se méfie désormais du rôle de juge ou de thérapeute souvent attribué aux historiens. »

Deux points :

un espace conflictuel, marqué par l’oubli de ses moments les plus honteux. Tout de même fâcheux cet oubli du pire. Que veut dire oublier ? refuser de, ne pas vouloir savoir, ou avoir intégré ? Certains porteurs de honte aimeraient oublier leur sac sur le bord de la route de l’Histoire. Ils n’auront de cesse qu’on « oublie » le crime, tout ça c’est de l’histoire ancienne. Ben voyons ! elle ne pourra devenir « ancienne » l’histoire, c’est-à-dire porteuse de leçons pour l’avenir, qu’après consensus sur le méfait. Ce qui ne nous protège pas pour autant du retour du même (répétition en termes de métier chez nous). Quand on dit plus jamais ça c’est un vœu et une promesse qu’on prononce, un serment de s’unir contre, si et dès que ça revient. Ça revient toujours, évidemment – la caractéristique de la promesse c’est qu’elle ne garantit rien, jamais, c’est même à cause de ça qu’on la prononce, étonnant statut de ce concept – mais cette fois nous aurons été prévenus. Alors peut s’accomplir l’autre versant de la promesse, quand ça recommencera nous serons là pour dire et agir, et si ça n’est plus nous, vous, les héritiers de notre tragédie, tenez vous-y ! le voici , le devoir sacré (par serment des ancêtres – transmis) de mémoire. À la clé de la Mémoire se trouve la filiation.

les historiens comme thérapeutes ? autant ne pas parler en amateur de la psychothérapie, pas davantage que du deuil, paraît-il à faire. L’Histoire s’efforce d’établir des faits. Puis de les rendre publics. Elle produit des documents et nous confronte à une partie de la réalité de ce qui s’est passé. Cela qui rend possible un travail psychique, c’est le fait que l’horreur soit reconnue et portée à la connaissance de tous. Ce travail qui n’est pas celui de l’historien aura lieu en famille, en groupe, en association. Et le cas échéant en psychothérapie relationnelle ou psychanalyse, les lieux où le travail de la mémoire engendrant une prise de sens est possible.

Il faut pour pouvoir passer à autre chose que tout le monde en ait convenu

Il est juste et bon que soit décrit et identifiable un crime contre l’humanité. Cela contribue au soin moral dû aux victimes, à une restauration après traumatisme collectif, à sa saine désoccultation. L’opinion enfin justement éclairée peut se porter solidaire et exprimer son refus et regret du crime collectif. Il faut pour pouvoir passer à autre chose que tout le monde en ait convenu (exemple, massacre ou génocide des arméniens, la responsabilité des historiens dans le choix des termes, mais aussi et d’abord la responsabilité de l’État turc bien entendu). L’historien ou le juge font figure de témoins officialisant le fait, ce qui le désoblitère d’une amnésie mortifère. On ne peut validement oublier, c’est-à-dire intégrer à son tissu psychique vivant, que ce qu’on a reconnu savoir. La psychothérapie peut accompagner ou intervenir ensuite.


par Jean-Louis Jeannelle, Le Monde des Livres du 24 mars 2016, précédé de « Une nouvelle zen attitude, le silence muet ? » par Philippe Grauer

La mémoire fouillée

par Jean-Louis Jeannelle
Le Monde des Livres du 24 mars 2016

Henry ROUSSO, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Belin, 2016, 23 €, 288 p.-(1)

Sébastien LEDOUX, Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire, CNRS Éditions, 368 p.-)(2)

« À la mémoire de mon père, qui fut apatride et réfugié mais eut la sagesse de laisser le passé derrière lui » … Surprenante dédicace de la part d’Henry Rousso, dont les travaux sur la mémoire des années noires – Le Syndrome de Vichy (Seuil, 1987) et Vichy, un passé qui ne passe pas, avec Eric Conan (Fayard, 1994) – font autorité. Qui plus est en ouverture d’un recueil d’articles intitulé Face au passé, où il évoque à la fois les politiques de mémoire après la guerre, les cycles mémoriels succédant à un traumatisme historique ou le procès du criminel nazi Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961.

Mais c’est qu’ayant montré, avec d’autres, que l’histoire n’apparaissait plus aux Français comme une tradition à transmettre mais comme un espace conflictuel, marqué par l’oubli de ses moments les plus honteux, ce membre fondateur de l’Institut d’histoire du temps présent se méfie désormais du rôle de juge ou de thérapeute souvent attribué aux historiens.

Trois grandes phases sont à distinguer, selon Henry Rousso. La première, qui remonte aux années 1970, est liée à l’histoire orale et aux cultures populaires : le révolu y est encore pour l’essentiel source de nostalgie. La deuxième concerne, dans les années 1980, les « lieux de mémoire », mis en avant par Pierre Nora, et la manière dont une société reconfigure sans fin son passé en fonction du présent. La troisième, à partir des années 1990, est celle du « boom mémoriel » : la Shoah devient le modèle pour penser tout traumatisme historique, non sans ambiguïté, comme le souligne Henry Rousso.

Outil de mobilisation

Car, longtemps, l’amnistie fut un mode classique de sortie de crise : au nom de la réconciliation nationale, interdiction était faite à chacune des parties de ressasser le passé. Un tel instrument politique nous est devenu insupportable ; Pompidou en fit l’expérience lorsqu’il accorda en 1971 sa grâce à Paul Touvier, déclenchant une tempête qui aboutit deux décennies plus tard à la condamnation de l’ancien chef de la milice lyonnaise.

Ce schéma esquissé par Rousso, le jeune chercheur qu’est Sébastien Ledoux ne le remet pas en cause dans sa passionnante étude d’une formule, celle du « devoir de mémoire ». Étonnante approche que de s’en tenir à l’histoire d’une expression. Au départ simple néologisme, à la limite du jeu de mots, celle-ci est devenue un concept entre les mains des historiens, puis un terme clé de la politique commémorative entretenue par l’État, enfin un véritable outil de mobilisation favorisant à partir de la fin des années 1990 une vague de « lois mémorielles »… S’attacher aux seules occurrences de la formule « devoir de mémoire » dans les médias ou les discours politiques permet toutefois à Sébastien Ledoux de changer radicalement d’échelle.

L’histoire n’apparaît plus aux Français comme une tradition à transmettre mais comme un espace conflictuel

À ce degré de précision, le rôle joué par tel ou tel acteur du processus devient flagrant. Rien de surprenant dans le cas de Serge Klarsfeld, créant en 1979 l’association Fils et filles de déportés juifs de France afin de lutter contre le négationnisme et de faire admettre l’implication directe de Vichy dans la déportation. Sébastien Ledoux révèle toutefois que les représentants d’associations mémorielles ont eu un impact peut-être moins important que d’autres agents, plus discrets. A commencer par Jean Laurain, député de Metz devenu ministre des anciens combattants sous Mitterrand, ou Serge Barcellini, ancien professeur d’histoire-géographie qui fit une longue carrière au même ministère : tous deux s’employèrent à mettre en place une pédagogie de la mémoire destinée à combler le déficit d’unité nationale.

Mais aussi Jean-Marie Cavada, dont l’émission « La Marche du siècle », consacrée le 10 juin 1992 à la rafle du Vél’d’Hiv ou intitulée, le 30 juin 1993, « Le devoir de mémoire », joua un rôle considérable. Ou encore un homme politique comme Jacques Chirac, soucieux de prendre l’exact contre-pied de Mitterrand en insistant sur la responsabilité de l’État français durant la guerre et en plaçant l’accent sur les victimes, au détriment, a-t-on pu dire, des résistants.

D’autres indicateurs permettent ainsi de repérer la manière dont un concept issu du discours universitaire, puis passé dans les médias et la politique, s’est imposé avec la force de l’évidence. En juin 1993, le libellé du devoir de philosophie au baccalauréat (série A) était : « Pourquoi y a-t-il un devoir de mémoire ? » Et non « Y a-t-il ? » ou « Faut-il ? ».

Objet de jugement plus que de connaissance

Reste que nombre des premiers défenseurs du « devoir de mémoire », tels Alain Finkielkraut ou Pierre Nora, se sont depuis révélés de virulents critiques de ce nouveau régime mémoriel, où l’histoire, soumise à une incessante demande de reconnaissance des souffrances passées, est objet de jugement plus que de connaissance.

Car le paradoxe, souligne Henry Rousso, est que « plus on a dénoncé les crimes de Vichy, plus la France a connu la renaissance de mouvements nationalistes et identitaires ; plus l’Europe a accordé à la Shoah le statut d’événement référentiel, plus l’antisémitisme a refait surface ». Qu’en conclure ? Que les politiques de mémoire mises en place n’ont pas suffi à restaurer une unité collective que la politique n’assurait plus.

Car la gestion du passé ne se réduit pas à une opposition stricte entre oubli et reconnaissance. Peut-être était-ce là la leçon du père d’Henry Rousso  : se taire n’est pas toujours refouler. Au chercheur, il revient de reconnaître qu’il est aussi des formes de « silence vertueux », quand bien même celles-ci se situent aux limites de son savoir.