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17 octobre 2009

Socrate se marre François Roustang — présenté par Philippe Grauer

François Roustang — présenté par Philippe Grauer

 » Faire exploser toutes ses croyances « 
Jésuite devenu psychanalyste puis hypnotiste, adepte de  » l’expérience du non-savoir  » et explorateur de l' » animalité humaine « , cet intellectuel inclassable publie un essai iconoclaste consacré à Socrate


De rupture en rupture François Roustang nous aura conduit de la psychanalyse à l’hypnose puis à la philosophie clinique, balayant de son intelligence acérée le champ de nos découvertes depuis plus d’un quart de siècle. Comme le chantait si bien Henri Salvador, pour empêcher le ciel de tomber, faut rigoler. Cet éternel artisan d’une reconfiguration générale de l’existence , après avoir décrété la fin de la plainte en vient au rire libérateur. Nous savions tout cela dans nos temps très anciens et l’avons diffusé largement, voici que nous parvient par ce psy original une réflexion sur Socrates clinicien nous libérant à coup d’éclats de rire toujours rafraichissants.

Après Un café pour Socrates (1) le retour de ce dernier sur la scène en philosophe clinicien nous rappelle que nous avions touché du doigt à l’époque que Rogers s’apparentait déjà au travail du génial accoucheur. Longue filiation, résurgence significative, Notre psychanalyste refroqué en psychothérapeute philosophe nous redécouvre la valeur du moment du rire, après Freud et Harvey Jackins, ce moment où l’intelligence reprenant ses droits l’espace d’un instant nous laisse entrevoir cathartiquement que nous avions le choix du point de vue entre tragédie et comédie. C’est vrai que ce moment de l’allègement psychique est divin et va bien à l’irrévérence provocatrice du maître de Platon.

Il demeure qu’on le savait depuis un moment, et qu’une théorie de la libération émotionnelle bien construite existait déjà. Allez ne boudons pas notre plaisir de voir notre ex jésuite ex psychanalyste trouver la ressource de revêtir encore une forme nouvelle empruntée cette fois à la psychothérapie émotionnelle corrélée à la mise en joie philosophique. Quant au lâcher prise cela fait tellement de temps que le conseil nous en est administré qu’on peut le ranger parmi les lieux communs, utile certes mais pas vraiment une découverte. Ne pas oublier au passage de l’appareiller à son contraire : se contenir, tout aussi utile sur le terrain clinique selon les caractères et circonstances.

Philippe Grauer


François Roustang est d’ores et déjà convaincu que les  » hellénistes distingués  » ne liront pas son dernier livre, Le Secret de Socrate pour changer la vie, une vision décapante du premier philosophe en artiste, en gagman hilare et en chaman. Ce texte, en effet, les érudits le rejetteront sans doute, exaspérés par la trop grande inventivité de ce franc-tireur inclassable.

Car pour ce qui est de désarçonner, Roustang n’a rien à envier à son illustre modèle. Lui qui n’aime guère se confier préfère, lorsqu’on l’interroge sur sa personnalité, éclairer un petit tableau accroché au mur de son salon. Il raconte qu’il avait prié un jour son ami le peintre Clément Rosenthal d’effectuer son portrait, et que ce dernier, après s’en être d’abord déclaré incapable, lui avait remis cette oeuvre, dix ans plus tard, en lui annonçant :  » Voici ton portrait.  » Le tableau représente un horizon marin baigné d’un crépuscule orange.  » Je me demande bien ce qu’il a voulu dire par là « , commente Roustang dans un sourire.

De fait, par les sinuosités de son parcours, Roustang est bien atypique dans notre paysage intellectuel. Philosophe de formation, il rejoint la Compagnie de Jésus en 1942, à l’âge de 19 ans. Il s’en détache progressivement pour rejoindre Jacques Lacan au sein de l’Ecole freudienne, en 1965. Sa rupture avec le monde religieux est consommée en 1966, lorsqu’il rédige un article hostile à Vatican II, intitulé  » Le Troisième Homme « , qui lui vaut les foudres de sa hiérarchie et dont le pape Paul VI en personne se déclare  » affecté « . Mais Roustang savait ce qu’il faisait.  » Avant de le publier, confie-t-il, j’ai réuni mes collaborateurs et je leur ai demandé : « Est-ce que vous êtes prêts à faire vos valises ? » Sur le moment, ils ne m’ont pas pris au sérieux… « 

Car Roustang a la bougeotte. C’est un esprit perpétuellement en mouvement, qui se sent plus à l’aise dans le scepticisme que dans les certitudes, et qui déteste les systèmes clos autant que les hiérarchies rigides. Lui demande-t-on pourquoi il considère que la psychanalyse qu’il fit auprès de Serge Leclaire, à la fin des années 1960, fut une réussite ? Il répond vivement :  » Parce qu’elle m’a permis de faire exploser toutes mes croyances !  » Voilà pourquoi l’atmosphère qui régnait dans la secte lacanienne, faite de culte de la théorie pure et de dévotion au maître supposé (tout) savoir, finit par lui paraître étouffante. En témoigne Un destin si funeste (1976), ouvrage dans lequel il faisait la critique de l’institution psychanalytique, et que les éditions Payot viennent de rééditer en poche avec plusieurs autres de ses livres. Il se tourna alors vers l’hypnose, à laquelle il fut initié par d’anciens élèves du célèbre hypnotiste américain Milton Erikson, et dont il est devenu l’un des principaux théoriciens français.

 » Maîtres ignorants « 

A nouveau, il s’était réinventé, sans même s’en rendre compte.  » Plusieurs années après, raconte-t-il, je me suis dit : « au fond, cela fait un moment que tu n’es plus psychanalyste ». « 

Dans sa formation intellectuelle, Roustang a privilégié les  » maîtres ignorants « , qui proposent à leurs disciples de faire  » l’expérience du non-savoir  » – tels Socrate ou Lao Tseu. On est donc surpris de l’entendre mentionner Hegel parmi les auteurs qui l’ont influencé. C’est qu’il ne s’agit pas du Hegel bâtisseur de système, mais du penseur dont toute la philosophie est  » un mélange constant d’inventivité et de rigueur, et surtout de respect pour toute chose existante « . Sans le texte de Hegel consacré au  » magnétisme animal « , confesse-t-il,  » je n’aurais sans doute rien pu élaborer sur l’hypnose « . Cet écrit, que Roustang a traduit et édité, l’a mis sur la piste d’une autre compréhension des choses humaines, en deçà de l’entendement et du langage, au niveau des sentiments muets, des gestes et des attitudes, de tout ce qu’il nomme  » l’animalité humaine « .

C’est cette part non-intellectuelle de notre vie, cette attention du corps aux ambiances, aux voix, aux mouvements infimes de l’environnement, que l’hypnose a pour but de faire resurgir, c’est par elle aussi que le thérapeute espère nous guérir de nos malheurs. Comment ? En nous replongeant, dit-il, dans cette perception première, immédiate et vitale, où notre individualité se dissout, où nous nous débarrassons de notre maladive propension à nous fixer des buts, à craindre et à (dés)espérer, et où nous nous contentons d’être. A force de vouloir comprendre et identifier les causes enfouies de nos névroses, la psychanalyse freudienne contribue à nous y enfoncer.

La thérapie que prône Roustang souhaiterait plutôt nous inciter à rire.  » Très souvent, raconte-t-il, une séance commence par le récit d’un malheur et se termine par un éclat de rire.  » Cette hilarité se décharge spontanément lorsque,  » au lieu de s’installer dans la souffrance, et même de s’y identifier comme à ce qu’il y a de plus proprement sien « , le patient parvient soudain à s’en distancier et à la voir  » comme quelque chose, certes d’insoluble, mais aussi de comique et au fond de ridicule « . Rien ne change, mais cela change tout :  » On reste le même, avec ses défauts et ses misères, mais l’atmosphère change. On passe du noir et blanc à la couleur, ou on rend le noir et blanc lumineux, comme chez Soulages. « 

En somme, François Roustang nous invite à  » lâcher prise « . A expérimenter cette perte de contrôle totale qui s’apparente à la folie.  » Une folie réversible qui n’est autre que la transe hypnotique « , mais qui constitue également la condition préalable à une reconfiguration générale de l’existence dans le sens d’une plus grande liberté et d’une inventivité retrouvée.  » Une thérapie réussie est une thérapie dans laquelle le patient devient l’artiste de sa propre existence « , et apprend à remplacer le narcissisme du  » je  » par le  » jeu  » avec soi et le monde.  » Et c’est pour cela, conclut-il avec tout le sérieux du monde, que Socrate rigole. « 

Stéphane Legrand
© Le Monde