Le chant naturel de l’homme est triste , constatait Chateaubriand. Nos cognitivistes et pharmacologues ont résolu tout cela. Leurs pilules aurait guéri Baudelaire de son Spleen et la littérature de cette tristesse dont le ver ronge le corps social tout entier risquant de le faire basculer dans le trou de la Sécu.
L’analyse de Jacques-Alain Miller montre la pression continue de la machine à bonheur organiciste. Si elle produit la figure de réthorique du prince « mal conseillé » c’est à notre sens pour faire passer que nous sommes résolus à ne pas laisser passer le rouleau qui se voudrait compresseur de ce que Roland Gori désigne comme la médicalisation de l’existence, ce rouleau que Foucault présentait comme biopouvoir.
Ni marchandises ni machines, êtres humains debout, oscillant entre souffrance et joie, nous ne sommes pas prêts à nous laisser dégrader au rang de mécaniques à réparer par le généraliste à coup de doses. Le maintien du dialogue et de la dynamique de la subjectivité dans nos pratiques balisées par nos cadres propres garantit l’alternative à la bigbrotherisation médicaliste. Cela commence par la prise de conscience et le surgissement de la contre-offensive humaniste.
L’année qui vient sera une année combattante. Notre mouvement ne marque aucun signe de dépression. Plus on est de fous plus on rit : si ce n’est déjà fait nous vous souhaitons de vous joindre à notre protestation.
Philippe Grauer
paru dans le Charlie Hebdo N°805, du mercredi 21 novembre.
« Si la tristesse est une maladie, alors c’est l’humanité qui est une maladie »
Comment une campagne sur la dépression démontre l’incapacité présidentielle à appréhender le réel. Un entretien avec le philosophe et psychanalyste Jacques-Alain Miller.
« Je veux parler de la dépression, du regard que la société porte sur cette souffrance qui n’est pas matérielle. Je veux engager puissamment la recherche médicale française vers le soulagement de ce mal« , a déclaré Nicolas Sarkozy le 11 février dernier dans un discours à la Mutualité. Il y a quelques semaines, le ministère de la Santé lançait une campagne sur la dépression. On a demandé à Jacques-Alain Miller ce qu’il en pensait.
Philosophe, psychanalyste, il est le responsable de la publication des Séminaires de Lacan. Jacques-Alain Miller a fondé l’Association mondiale de psychanalyse — AMP, et dirige la revue Le Nouvel Âne dont le dernier numéro est consacré à une critique virulente de la campagne contre la dépression initiée par le ministère de la Santé. Car s’il existe des formes graves de « maladies de l’âme » — qu’on l’appelle comme autrefois mélancolie ou qu’on la vulgarise aujourd’hui sous le terme de dépression — la tentation est grande de considérer la moindre fatigue, tristesse ou petit bobo existentiel en pathologie qu’il faut soigner d’urgence avant de repartir au combat.
Jacques-Alain Miller : Que le président est un homme de bonne volonté. Qu’il admet que la souffrance psychique n’est pas matérielle, pas objectivable. Mais, parce qu’il n’est pas bien conseillé sur le sujet, il met tous ses espoirs dans la médecine sans songer à la psychanalyse.
Il est mal conseillé, ou il pense profondément que la recherche médicale peut guérir la dépression?
Qui veut éradiquer médicalement la dépression? La bureaucratie sanitaire internationale. Elle a réussi à mettre au service de cette idée loufoque les autorités politiques d’un nombre considérable de pays développés. Nicolas Sarkozy est influencé, comme l’est la majorité des Français, par l’intense lobbying d’une partie de l’establishment sanitaire national, qui s’exerce dans le sens cognitiviste et pharmaceutique.
“ Si on ne veut pas déprimer, il faut assumer la vérité .”
Ce n’est pas d’aujourd’hui. La Sécurité sociale date de 1945. Bien avant, dès les débuts de l’époque moderne, le pouvoir va inéluctablement vers le biopouvoir, Michel Foucault l’a démontré. Actuellement, la santé est en France un problème aigu pour tous les gouvernements qui se succèdent, en raison du fameux « trou de la Sécu ». Tout un petit peuple d’experts cherche à « rationaliser » le système. L’Institut national de la prévention et de la santé — INPES, créé en 2002, a brillamment remporté la palme avec sa campagne antitabac, et, sur la liste de ses prochaines victimes, il a inscrit la dépression. Mais si les méfaits du tabac ont une certaine objectivité, ce n’est pas le cas avec la dépression: tout dépend de la définition que vous en donnez. Avec l’une, vous pouvez démontrer que les 95 % de la population sont atteints.
95 % des gens connaissent une moyenne annuelle de six épisodes de tristesse et de perte de l’estime de soi. Si l’on décide de médicaliser tout ça, alors la croissance exponentielle du nombre de dépressifs s’explique. Pas étonnant que l’OMS prédise que, en 2020, la dépression sera la seconde cause d’invalidité dans le monde après les maladies cardiovasculaires. Rions ! Ce qui est grave pourtant, c’est que la consommation d’antidépresseurs, qui avait baissé, va exploser à nouveau. Or la France est déjà le pays qui consomme le plus de psychotropes au monde.
C’est du Molière, Le Malade imaginaire, ou Knock : l’INPES persuade les gens que s’ils sont tristes, c’est qu’ils sont malades, et les incite à bouffer du médicament. Ce qui était considéré autrefois comme un mauvais moment à passer, un coup de pompe, un deuil difficile, est désormais « une maladie ». La brochure dépression, diffusée à un million d’exemplaires, est une tentative d’endoctrination massive, parfaitement irresponsable. L’ambition est de remodeler vos émotions les plus intimes. C’est un « alien » qui s’insinue au plus profond de vous -même pour saboter tout ce que vous éprouvez. Il vous oblige à interpréter vos sentiments les plus humains dans le sens de la maladie.
Dans tout le monde développé, l’influence idéologique des laboratoires est énorme. Ça ne m’indigne pas : c’est une industrie, elle doit faire face à la compétition internationale, maximiser ses parts de marché, et donc se battre auprès des pouvoirs publics, former l’opinion publique, convaincre tout un chacun qu’avaler ses produits, c’est nécessaire, ça fait du bien. Rien de plus normal, de plus logique. Mais alors, il faut pouvoir leur opposer des contre-pouvoirs, qui fassent barrage à leurs excès de zèle. Nous avons affaire à un phénomène de civilisation.
L’homme contemporain se pense lui-même comme une machine. Si ça ne va pas, c’est que ça dysfonctionne, et il doit y avoir un traitement hyper rapide. On croit que, normalement, on a droit à l’euphorie, à la pilule du bonheur. C’est de la science-fiction réalisée. On enseigne désormais la science du bonheur en Grande-Bretagne et en Allemagne. Lord Layard, économiste distingué, ex conseiller de Tony Blair, le pape de cette nouvelle science, considère que la dépression est l’un des freins principaux à la croissance économique.
Mais, en l’occurrence, la tristesse est inhérente à l’espèce humaine. Si c’est une maladie, alors c’est l’humanité elle-même qui est une maladie ! Il est très possible que nous soyons une infection de la planète. C’était d’ailleurs l’idée de Lacan. Depuis l’origine des temps, nous nous détruisons nous-mêmes et notre environnement par-dessus le marché. Si on veut guérir ça, on entre dans la biotechnologie, on va essayer de produire une autre espèce, bien meilleure. Une espèce asexuée et muette. À ce moment-là on se tiendra comme il faut !
On déprime quand on est malade de la vérité. Si on ne veut pas déprimer, il faut assumer la vérité, sa vérité. J’ai été touché par la phrase de Cécilia qui faisait la une d’un magazine au moment de l’annonce du divorce : « Je veux vivre ma vie sans mentir. » Voilà l’antidépresseur le plus puissant.
Sarkozy a été victime du matraquage sur la dépression.
Il a été au contraire la victime de cette atmosphère de matraquage autour de la dépression. Souvenez-vous de ces photos qui le montraient l’œil vitreux, mal rasé après l’annonce de la séparation… C’est de l’intoxication. Ce type, c’est une dynamo, qui prend à bras-le-corps la réalité, la secoue, cherche le problème et promet la solution. C’est une première. Avec Mitterrand, c’était la morale de la fin du Cid: « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi. » Avec Chirac, c’était la Corrèze, le père Queuille: « Il n’y a pas de problème qu’une absence de solution ne saurait résoudre. » Et le sarkozysme, c’est un bel effort, mais ça ne va pas marcher: « Ensemble, tout devient possible« ? D’abord, Sarkozy a dû constater que, dans son « ensemble » avec Cécilia, tout n’a pas été possible. Et puis, il va découvrir que, si la réalité est bonne fille, sa plasticité n’est pas infinie : elle ne se laisse faire que ce qui lui plaît. Le réel fait barrage. Soit on se fracasse dessus, soit on cherche la meilleure façon de faire avec. Et en ce mois de novembre, on voit les efforts prodigieux de notre Hercule politique achopper de toutes parts. Espérons qu’il se réveille…
Propos recueillis par Hélène Fresnel.