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24 février 2012

L’humiliant apprentissage du premier député « nègre », Hégésippe Legitimus Gérard Noiriel Historien, directeur d’études à l’EHESS

Difficile réplique

Par Philippe Grauer

Ce texte vient en réplique aux innocents propos d’un ministre de l’intérieur aussi adroit qu’à droite, certainement ravi de l’effet qu’il a produit, car il a parlé pour le produire. La question avec ce type d’attitude c’est son côté double lien, ou vous laissez passer, et ça passe, ou vous ne laissez pas passer, et ça passe.

évidence ou embobinage ?

« Aujourd’hui, ceux qui se sentent blessés par les  » évidences  » de MM. Guéant et Hortefeux refusent de les subir en silence« , conclut Gérard Noiriel. On sait ce qu’évidence signifie ordinairement : adhésion ventriloque de moi à moi, présupposant en sous main l’adhésion de l’autre par surprise, ou comme disent les ordinateurs, par défaut, car il y a bien un défaut là-dessous. « Nous sommes bien d’accord » étant la phrase clé de l’embobinage.

C’est le mécanisme pervers qu’il faudrait pouvoir démonter, l’ennui avec la perversion c’est que lorsque vous vous donnez le mal de la démonter vous l’alimentez de ce fait. On parle alors de cercle vicieux. Il faut bien en sortir, au risque de s’y enfoncer dans le mouvement d’extraction. Cela peut dépendre de l’importance de la riposte. Et puis, ne serait-ce que pour l’honneur, et l’éthique scientifique autant qu’anthropologique, il faut malgré tout marquer le coup.

Le coup porté à l’honneur de la France, précisément.

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– suivi du texte de l’intervention du député Serge Letchimy à l’Assemblée nationale

– d’une interview du ministre par le Figaro

– d’un commentaire d’Éric Richalley,

– le tout précédé de « Faux débat et vraie manipulation » par Philippe Grauer


Gérard Noiriel Historien, directeur d’études à l’EHESS

Toutes les civilisations ne se valent pas. « Pour comprendre pourquoi le député UMP Brice Hortefeux a affirmé que les propos du ministre de l’intérieur étaient  » presque une évidence« , alors que le député (apparenté PS) de Martinique, Serge Letchimy(1), les a dénoncés comme une scandaleuse remise en cause du principe d’égalité, il n’est pas inutile de rappeler que les représentants du peuple français sont les héritiers d’une histoire conflictuelle, laquelle marque encore leur vision du monde.

Des propos tels que ceux de Claude Guéant sur l’inégalité des civilisations sont depuis longtemps considérés, en effet, comme une évidence dans l’Hexagone, et c’est au nom de celle-ci que les élus originaires des Antilles ont été stigmatisés. Le premier député noir de la IIIe République s’appelait Hégésippe Légitimus. Fondateur du Parti socialiste guadeloupéen, il devient député de cette île en 1898. Voici quelques extraits des articles que la presse lui consacre lors de son arrivée à Paris au lendemain de son élection.  » Il croit fermement à l’apaisement social et au progrès des Lumières. On ne peut certes pas l’accuser, quoiqu’il soit nègre, de voir tout en noir.  » (La Presse, 12 juillet 1898.)

 » M. Légitimus se promène aux Champs-Elysées avec un collègue parisien. Avouez, dit celui-ci, que nous avons de beaux arbres ? Le député nègre, levant la tête : Oui, mais ils manquent de singes.  » (Le Figaro, 10 novembre 1898.)
 » L’on affirme que le jour qui précéda son élection, on le vit, nu comme un ver, orné de sa seule cravate rouge conjurer du même coup, par une danse échevelée, les maléfices du diable et ceux de l’opposition.  » (Le Journal des débats
, 2 juin 1898.)

 » Le député de la Guadeloupe possède une bonne petite instruction primaire, mais il croit fermement aux revenants, aux incubes, aux succubes – démons – , et lui-même est quelque peu expert dans les pratiques mystérieuses de la sorcellerie, dont la Guadeloupe est la terre bénie  » (Le Matin, 29 mai 1898).  » C’est l’homme primitif en toute sa candeur aimable. On dirait la confession émue d’un orang-outang descendu de son palmier  » (Le Matin, 21 septembre 1898).

M. Légitimus est, avant tout,  » l’ennemi décaré de tous ces misérabes bougeois qui boivent la sueu du pauve peupe « . Du peuple nègre, bien entendu. Il dit encore :  » Je si pou le tavailleu conte l’exploiteu, pou la Répoupique sociale conte la Répoupique éactionnaie « . (Le Journal du dimanche, 12 juin 1898.)

Ces citations ne sont pas extraites des journaux d’extrême droite, mais des quotidiens de toutes tendances politiques, à l’exception du Parti socialiste de Jean Jaurès. C’est bien l’argument de l’inégalité des civilisations qui sous-tend ces propos humiliants. La stigmatisation de l’accent, de la couleur de peau, des croyances sert à ancrer dans l’esprit des Français l’idée que « cet homme-là n’est pas comme nous. Il n’est pas digne de nous représenter.« 

Pour échapper à ces humiliations, Hégésippe Légitimus a fui les journalistes, refusant de répondre à leurs questions. Puis il a quitté précipitamment Paris pour regagner Pointe-à-Pitre. Aujourd’hui, ceux qui se sentent blessés par les  » évidences  » de MM. Guéant et Hortefeux refusent de les subir en silence. Et ils ont la possibilité d’y répondre publiquement. Au lieu de s’en inquiéter, les véritables républicains devraient s’en réjouir, car c’est un progrès de la démocratie.

Gérard Noiriel, Historien, directeur d’études à l’EHESS, auteur de Dire la vérité au pouvoir, (Agone, 2010)

© Le Monde