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22 février 2012

Toutes les civilisations ne se valent-elles pas ?

Les intertitres sont de la Rédaction.


Ou comment déclencher une polémique au mépris de l’intelligence

Par Daniel Ramirez

21 février 2012

Voir aussi

Symbiose des cultures par Edgar Morin – suivi du texte de l’intervention du député Serge Letchimy à l’Assemblée nationale, d’une interview du ministre par le Figaro, et d’un commentaire d’Éric Richalley, le tout précédé de « Faux débat et vraie manipulation » par Philippe Grauer [8 février 2012]

Noter l’Autre est absurde, par André Comte-Sponville [24 février 2012]

L’humiliant apprentissage du premier député  » nègre « , Hégésippe Legitimus par Gérard Noiriel [24 février 2012]

Oui, il est permis d’évaluer les cultures par Pierre-Henri Tavoillot [24 février 2012]

« Toutes les civilisations ne se valent pas« 

Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? On a beaucoup brodé sur l’usage inadéquat du mot de civilisation. J’en dirai donc moins ici. Car il aurait suffi de remplacer ce mot par celui de culture pour que cette déclaration soit du goût de bien plus de monde. Mais quand même, rendons à Spencer, à Spengler et à Toynbee, ce qui leur est dû pour l’usage pluriel du mot les civilisations donc, car son usage singulier, cher à la colonisation (Jules Ferry : « nous apportons La civilisation« ), semble un peu dépassé par cette vision, qui donne à la longue le paradigme civilisationnel utilisé par Samuel Huntington dans Le choc de civilisations [1]. La préoccupation principale de Spencer [2] était d’ordre évolutionniste ; les civilisations évoluent, comme les espèces vivantes, idée typique du XIXe siècle, très contestée depuis, et d’ailleurs dans sa propre théorie l’évolution d’une civilisation la conduit à un degré grandissant d’hétérogénéité, ce qui devrait empêcher à la longue de pouvoir en parler et la juger comme un ensemble cohérent et aboutit à une forme d’anarchisme.

Oswald Spengler, penseur allemand, conservateur comme il y a peu, longuement courtisé par les nazis, est l’auteur d’une œuvre dont le titre même donne des sueurs froides à beaucoup Le déclin de l’occident [3]. Spengler joue le mot Kultur contre celui de Zivilisation, un ancien réflexe allemand, d’ailleurs, pour dire que la deuxième ne peut que faire décliner la première, dissoute par le libéralisme et le socialisme, qui font perdre son âme prussienne (sic) à la quintessence de l’Occident. Il partageait avec Spencer l’idée organiciste selon laquelle les civilisations vivent et meurent comme les êtres vivants, selon un cycle naturel. Mais si on revenait à lui pour évoquer le déclin (et donc la défense qui s’impose) de l’Occident en tant que civilisation, il faudrait avoir l’estomac franchement à toute épreuve.

mortelles

Le troisième larron fut Arnold Toynbee [4], un historien bien plus rigoureux, à qui on doit la première classification en grandes civilisations, assez proche à celle de Huntington. Selon lui, les civilisations sont la clé de l’histoire et non les États, elles répondent à des défis, ce qui les font vivre et aussi, lorsqu’elles ne répondent plus, mourir, mais non d’une façon mécanique et organiciste comme ses prédécesseurs.

En tout cas ces civilisations sont des vastes ensembles réunissant plusieurs États, dans la longue durée. Une grande importance dans la cohésion de ces ensembles est donnée à la religion (en cela il est de grande actualité pour ceux qui pensent de la sorte). Braudel [5] parlait de « la longue, l’inépuisable durée des civilisations, » qui « sans fin réadaptées à leur destin, dépassent donc en longévité toutes les autres réalités collectives, et leur survivent. »

Mais ni Toynbee ni Braudel, pas plus que Durkheim ou Max Weber ni même Huntington ne parlaient de civilisations supérieures ou inférieures. Ces penseurs, sérieux et honnêtes, quoi que l’on pense de leurs théories, savaient qu’on ne flirte pas avec quelque chose de trop proche de l’inégalité des races, qui a déjà causé beaucoup de mal pour arriver au paroxysme au XXe siècle.

valeurs

D’ailleurs, si une civilisation est un si vaste et durable ensemble des cultures et des sociétés, comment pourrions-nous la juger globalement ? À l’aune de nos valeurs, évidemment, serait-on nombreux à répondre, quasiment par réflexe. Dire que des choses se valent ou ne se valent pas, met en branle les valeurs. Certes. Mais que sont les valeurs ? Ce sont les critères qui nous permettent d’évaluer, de préférer une chose à une autre, une action à une autre, les critères de désirabilité et de préférence dans nos choix. Nous préférons l’égalité des femmes plutôt que le sexisme, par exemple, nous aimons la liberté individuelle et nous exécrons la torture et l’esclavage. Nous nous reconnaissons dans ces valeurs – parmi d’autres – en sorte qu’elles font pour nous partie intégrante de notre culture, de notre projet de société. Jusqu’à là tout va bien.

Mais qu’en est-il de notre civilisation ? Si nous tenons en compte les classifications, au demeurant fort discutables de Toynbee ou de Huntington, nous appartenons à la civilisation occidentale, datant, à peu près (!) de la fin de l’empire romain. Se caractérise-t-elle par le refus de l’esclavage (aboli seulement en 1848) par l’égalité de la femme (en 1944 pour la France !) et par le respect des droits individuels (déclaration de 1948) ? Pas le moins du monde ! En réalité la très longue durée de notre civilisation se caractérise par une oppression millénaire de la femme, la pratique de l’esclavage et des sociétés de privilèges autocratiques et bellicistes. Ce que nous préférons alors est quelque chose qui n’est en rien représentatif de notre « civilisation ». Pour tout dire elle ne devient civilisée que très tardivement.

Par ailleurs, les méfaits d’une civilisation font-ils partie d’elle ou non ? Pouvons-nous dire que notre civilisation c’est la technologie et la démocratie mais non pas l’absolutisme et traite négrière ? Que dire du nazisme et la Shoah ? Et de la bombe atomique ? Laquelle de nos civilisations a-t-elle produit cela ? En tout cas ce n’est ni la confucéenne ni l’indienne ni la musulmane ni la latino-américaine, pour reprendre certaines de celles que cite Huntington. Cela doit venir de plus près, non ?

inanité du paradigme civilisationnel

Si nous intégrons également le génocide des peuples précolombiens, l’Inquisition, et toutes les guerres d’Occident, ainsi que l’ère soviétique et Staline (impossible de l’écarter comme relevant de la civilisation orthodoxe, ce serait pour le moins ironique, l’URSS n’ayant eu de cesse de combattre les orthodoxes sans compter que ni Dostoïevski ni Tolstoï ni Tchaïkovski ni Soljenitsyne ne peuvent se voir exclus de notre civilisation !), la civilisation qui de loin a causé les maux les plus massifs, les génocides les plus féroces est l’Occidentale. Ni Darius, ni Attila ni Gengis Khan ni Moctezuma n’ont infligé un dixième du mal que nous avons répandu et auraient frémit devant les exploits destructeurs du XXe siècle occidental. Que pouvons-nous conclure ? D’une part nous pouvons conclure à l’inanité du paradigme civilisationnel lui-même pour comprendre quoi que ce soit à l’époque contemporaine, de l’autre au sophisme des valeurs.

nous préférons ce que nous préférons

Explorons davantage ce dernier point. Dire que nous préférons les choses que nous aimons à celles que nous détestons est une redondance. Dire que nous préférons nos valeurs (celles qui nous font préférer ces choses) à celles contraires l’est tout autant. Ainsi, dire que nous (il est clair, j’espère maintenant, que ce nous ne saurait représenter la civilisation occidentale) préférons nos valeurs, celles de notre société, équivaut à dire que nous préférons ce que nous préférons. Nul besoin de se lever tôt le matin pour découvrir ça.

Mais peut-on juger finalement les autres systèmes de valeurs ? Il est entendu que nous ne pouvons juger que d’après nos valeurs. Dans ce cas, dire que nous n’aimons pas les choix (et les valeurs qui les animent) de ceux qui ne choisissent pas comme nous, ne sort pas de la tautologie nous n’aimons pas ce que nous n’aimons pas. La seule possibilité d’y échapper est de dire que les valeurs selon lesquelles nous jugeons les autres systèmes de valeurs sont universelles. Bingo, cette fois on a trouvé ! Cela fait longtemps que l’Occident se gausse de cette trouvaille. Mais qui affirme que nos valeurs sont universelles ? Coucou, c’est encore nous ! Quelle belle affaire !

toute culture affirme en principe l’universalité de ses valeurs

Pourtant, affirmer la bonté et la supériorité de ceci ou de cela n’est-ce pas affirmer que ceux qui la nient se trompent ? Autant dire que tout système de valeurs, toute culture ou ensemble sociétal affirme en principe l’universalité de ses valeurs. Mais seulement en tant qu’idéal à atteindre, d’horizon à viser, car il est évident qu’il y a de nombreux autres dans le monde qui se trompent (« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »[6]); parfois ils sont désignés par des expressions comme « les infidèles« [7], ou « les barbares« . Regardez maintenant la cohérence de cette phrase : « c’est au nom des valeurs universelles que nous jugeons inférieurs ceux qui les nient (en les rendant par cela non-universelles ! ») Si elles étaient vraiment universelles, on n’aurait personne à juger de la sorte. Affirmer l’universalité de ses valeurs n’est donc en propre qu’affirmer le souhait qu’elles le deviennent, c’est affirmer la désirabilité de son universalisation.

Maintenant, pour juger de tous les systèmes de valeurs, mis les uns à côté des autres comme devant un tribunal, il faudrait bien être en dehors de la terre et si possible en dehors de l’humanité. Deux types d’êtres pourraient se livrer à de tels jugements : Dieu (les dieux ?) ou les extraterrestres. Le problème est que l’existence des deux est sujette à caution. Quant aux humains, il est clair qu’ils sont insérés dans des langages (culturels) et des systèmes de pensée, dans des ensembles de valeurs, héritiers des cultures et des civilisations avec tout ce qu’elles représentent, leur diversité, leurs égarements, leur partialité et même leur bruit et leur fureur.

Les civilisations, donc, ne peuvent ni « se valoir » ni ne pas se valoir

Qu’en est-il maintenant, de l’expression « nos valeurs universelles » ? Elle est, au pire un oxymore, au mieux un pari. Un oxymore : si elles sont universelles elles ne peuvent pas être les nôtres (le nous était défini par contraste avec le « eux », le possessif « nos », s’opposant à « leurs »), l’universel ne peut être que ce qui est à tous. Un pari : sur la future constitution des valeurs universelles ; ce qui voudrait dire quelque chose de comme ceci : nous avons à présent des valeurs diverses, certaines (que nous avons pris beaucoup de temps à adopter) sont potentiellement universelles. D’autres cultures les partagent, mais pas toutes. Nous nous trompons peut-être pour certaines de ces valeurs, les autres aussi, pour certaines. Nous voudrions bien un jour tomber tous d’accord sur un ensemble de plus en plus grand de valeurs que nous puissions, seulement alors, appeler universelles. Ce n’est pas le cas pour le moment. Mais pour que cela arrive un jour, cela implique la nécessité de cultiver et de développer une gamme précise de valeurs autour de la tolérance, du pluralisme, de l’ouverture à l’autre. Et que les autres les cultivent aussi, bien sûr, et que nous reconnaissions lorsque les autres les cultivent. Et encore que nous reconnaissions nos erreurs[8]. Autrement, comment penser qu’un jour nous serions tous d’accord sur une universalité reconnue et en acte et pas seulement auto-désignée ni potentielle ?

Précisément les propos autant sur l’inégalité des civilisations, les pantalonnades tautologiques et l’ethnocentrisme évident des déclarations de supériorité, le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne vont pas du tout dans le sens de la tolérance ni du pluralisme ni de l’ouverture à l’autre.

Leur arrogance les empêche de voir qu’elles cumulent une faute scientifique et intellectuelle (l’usage indu du très contesté paradigme civilisationnel), une faute morale et politique (l’incitation à l’intolérance et au rejet d’autrui), et une double faute de logique : 1) J’affirme des valeurs que je prétends universelles, comme la tolérance, que je nie en même temps en incitant à l’intolérance et 2) Je réfute l’universalité même de ces valeurs en pointant ceux qui ne les respectent pas. Pour paraphraser Lévi-Strauss, l’affirmation de la supériorité de sa propre culture est signe de son infériorité, les inférieurs sont ceux qui croient à l’infériorité[9].

Si nous croyons que les personnes qui émettent de tels propos appartiennent vaguement à quelque chose comme notre civilisation, ce sera encore plus difficile de croire à la supériorité de celle-ci.

Voir aussi Symbiose des cultures, par Edgar Morin.

[1] Samuel Huntington, « The clash of Civilisations », article dans la revue Foreigns Affairs (1993), puis un livre, The clash of Civilisations and the Remaking of World Order (1996); édition française : Le choc de civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.

[2] Herbert Spencer (1820-1903), sociologue et historien anglais, le véritable fondateur de l’évolutionnisme (ou darwinisme) social.

[3] Le Déclin de l’Occident (Der Untergang des Abendlandes) 1918-1922, édit. Française, 1948

[4] Arnold Toynbee, A Study of History, 3 vols. I,II, et III, 1933, vols. IV, V,et VI, 1939.

[5] Ferdinand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XVe-XVIIIe siècles Paris, Armand Colin, 3 volumes, 1979 ; L’identité de la France, Paris, Arthaud, 3 volumes, 1986; Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud, 1987 (cf. 1963).

[6] Pascal, Pensées, 294.

[7] « Dahr-al-Harb » (maison de guerre), en Arabe. Bien que ces expressions (Dar-al-Islam, « maison de la paix » ou de la « soumission ») ne figurent pas dans le Coran. Le prophète Mohamed parlait parfois de Dar-al-Kurf (domaine des incroyants), pour se référer à ceux qui l’on chassé de La Mecque.

[8] Certains déplorent le mea culpa permanent de l’Occident, la « manie de demander pardon, comme Pascal Brucknerdans La Tyrannie de la pénitence : Essai sur le masochisme Occidental, Grasset, 2006. Mais on peut aussi bien penser que ce processus n’est qu’à ses débuts et que des réparations, par exemple, on n’en a pas beaucoup vu et qu’il faudrait une dose bien supérieure d’inventivité pour créer des nouvelles formes du travail de mémoire, qui ne soient pas, justement dans la pénitence inutile, sans tomber dans l’oubli ou la auto-condescendance négationniste.

[9] Claude Lévi-Strauss avait déclaré « le barbare c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie », dans Race et histoire, Unesco, 1952, Paris, Folio/essais, 1982 (redit. 2006), p.22.