RechercherRecherche AgendaAgenda

Actualités

Revenir

8 septembre 2005

Catalogue de la détestation antifreudienne Jean BIRNBAUM

Jean BIRNBAUM

Il y a de cela dix ans paraissait la traduction française d’un volume fameux intitulé, simplement, Le Livre noir. Exhumé un demi-siècle après son interdiction par le pouvoir stalinien, ce livre rescapé était aussi un récit de survivants : les écrivains Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman y avaient collecté les témoignages de Juifs lettons, ukrainiens, lituaniens ou russes, juste après le reflux des tueurs nazis. Page après page, y surgissaient le saccage meurtrier et la fureur exterminatrice. Depuis lors, dans la conscience commune, l’expression « Livre noir » s’est trouvée nouée à un signifiant bien précis : le crime de masse.

En décidant d’accoler ce même signifiant à la pratique freudienne, les auteurs du Livre noir de la psychanalyse accomplissent aujourd’hui un geste inédit. Comme si l’équation « psychanalyse = terreur » allait de soi, ils n’ont d’ailleurs pas éprouvé le besoin d’apporter ne serait-ce que le début d’une justification à ce titre si lourd de symboles.

Pour combler cette lacune, on ne saurait se contenter d’invoquer l’air du temps. Opportunisme marchand ? Certes, le monde de l’édition est de moins en moins épargné par les méthodes d’un marketing tapageur, qui considère qu’un titre saignant peut sauver de la déroute n’importe quel ouvrage, aussi mal ficelé soit-il. Guerre des « psys » ? De fait, tout au long de ces dernières années, la concurrence entre les divers médecins de l’âme s’est muée en véritable combat de tranchées, et les tenants des thérapies dites « cognitivo-comportementales » (TCC), qui forment les gros bataillons (plusieurs dizaines d’auteurs) du présent assaut collectif, ont quelque raison de vouloir en découdre avec les partisans du freudisme, lesquels ne font pas toujours dans la dentelle, eux non plus (voir ci-dessous).

Au-delà des facteurs conjoncturels, il convient toutefois de ne pas méconnaître cette donnée de fond : l’équipe qui a présidé à l’élaboration de ce Livre noir tient bel et bien les psychanalystes pour de dangereux individus. Pour des Diafoirus de l’inconscient, plus exactement, adeptes d’une « pseudo-science » aussi vaine que nocive, et qui seraient désormais partout discrédités, sauf en France et en Argentine.

Par contre, dans ces deux niches résiduelles, ils auraient réussi à accumuler prestige et argent afin d’imposer leur hégémonie à l’ensemble de la société, au moyen d’un « terrorisme intellectuel (qui) n’a rien à envier à celui des ayatollahs ! », selon les termes du psychiatre Patrick Légeron.

Pour mieux démasquer l’imposture, les auteurs ont donc voulu remonter à sa source : dans la Vienne fin de siècle, celle-là même où sévissait un « escroc » nommé Sigmund Freud. Résumant certains travaux de l’historiographie critique américaine, ils présentent ses acquis (depuis longtemps disponibles et bien connus en France) comme autant de « révélations » systématiquement occultées à Paris – par qui vous savez. Bien plus, ils en radicalisent les leçons jusqu’à la caricature, quitte à faire du fondateur de la psychanalyse un « menteur » paranoïaque, cynique et frustré. Apre au gain, surtout : « un charlatan avide de se remplir les poches » , tranche l’historien gallois Peter Swales, qui généralise le trait à tous « les propagandistes de la doctrine freudienne » jusqu’à nos jours.

Il y a plus grave. Selon les auteurs de ce Livre noir , les bonimenteurs freudiens auraient du sang sur les mains. Ainsi, après avoir souligné « les bases neurobiologiques de la toxicomanie » , le psychiatre suisse Jean-Jacques Déglon croit pouvoir accuser les psychanalystes, sans la moindre preuve, d’avoir provoqué « une catastrophe sanitaire, bien pire que celle du sang contaminé » , et par là même « contribué à la mort de milliers d’individus » , en bloquant le développement des traitements médicaux de substitution (type méthadone ou Subutex). Et de façon générale, c’est pour tous ceux qui souffrent d’une pathologie psychique que la théorie freudienne s’avérerait au mieux inutile, au pire « toxique » .

Face à cet « obscurantisme » coriace, l’urgence serait de faire éclater la vérité en donnant la parole aux « victimes » . Ainsi de Paul A., qui préfère témoigner sous couvert d’anonymat, pour regretter que sa petite amie l’ait quitté après avoir entamé une analyse ; preuve que ce type de cure « sépare les gens, disloque les liens familiaux et sociaux » …

Autre témoin à charge : la mère d’un enfant prématuré et autiste, qui raconte comment elle a retiré son fils des griffes d’une thérapeute présumée freudienne, qu’elle nomme tour à tour « Cruella » , « la Carabosse » ou « la Gorgone » : « Il y a belle lurette que le monde moderne a tourné le dos aux pratiques psychanalytiques d’un passé jurassique. Seule la France leur demeure fidèle. A quelques exceptions près » , conclut-elle.

Cette dernière idée aurait mérité d’être creusée. Car si la psychanalyse ne se trouve pas aussi marginalisée que ce gros livre voudrait le faire accroire, elle n’en a pas moins trouvé en France une terre d’accueil privilégiée. Hélas, les auteurs du Livre noir ne se donnent pas la peine d’explorer la généalogie (historique et intellectuelle) des épousailles franco-analytiques.

Pour eux, le succès de la pratique freudienne peut se ramener à quelques raisons sommaires. La paresse, pour commencer : c’est une « activité facile » , qui exige essentiellement de savoir « émettre régulièrement quelques « mhms » pour assurer le client qu’il est écouté » . La fumisterie, ensuite : c’est une jolie histoire qui promet aux naïfs une ample plongée dans les « profondeurs » de leur âme. La cupidité, enfin : « les psychanalystes universitaires médecins et surtout psychologues n’ont aucun intérêt à ce que des recherches nouvelles modifient les convictions en place, car ils tirent une grande partie de leurs revenus (en cash, bien entendu) de la psychanalyse… » , note le psychiatre Jean Cottraux, pour décrire une France longtemps « confite en psychanalyse » , comme autrefois en religion.

Les Français seraient-ils plus paresseux, plus mystificateurs, plus vénaux que le reste de l’humanité ? Mêlant textes inédits et articles déjà publiés, témoignages personnels et extraits d’entretiens, chiffres hasardeux et « chapeaux » accrocheurs (« gourou, mythe, imposteur, génie… les mots se bousculent dès lors qu’il s’agit de Lacan » …), ce pot-pourri de l’antifreudisme contemporain ne pousse pas l’enquête jusque-là. Et pour cause : délaissant vite le débat d’idées et la confrontation théorique, il préfère procéder à une charge sans nuance contre une psychanalyse accusée de tous les maux.

C’est qu’ici, au coeur du projet, il y a la détestation. Ainsi Jacques Van Rillaer, l’un des principaux maîtres d’oeuvre du Livre noir de la psychanalyse , qui retrace ici son itinéraire d’analyste belge « déconverti » , n’est pas loin d’ériger l’exécration en principe méthodologique : « Certaines haines sont légitimes, en particulier lorsqu’elles sont provoquées par le spectacle récurrent de la mauvaise foi, de l’arrogance et de la manipulation de gens qui souffrent. Des idées énoncées par quelqu’un qui éprouve de la haine ne sont pas, de par la présence de ce sentiment, sans valeur épistémologique. »

Jean Birnbaum

LE LIVRE NOIR DE LA PSYCHANALYSE Vivre, penser et aller mieux sans Freud, sous la direction de Catherine Meyer, Les Arènes, 832 p., 29,80 €.