RechercherRecherche AgendaAgenda

Actualités

Revenir

3 janvier 2013

Juifs de la Vienne fin de siècle Élisabeth Roudinesco

L’Europe a raté, avec l’épisode du nazisme, tout simplement rebond de la terrible première guerre européenne, un moment de civilisation intégrée judéo-germanique capable de devenir un écho contemporain à l’heureux métissage de la civilisation hispano judéo musulmane par qui fut sauvée puis améliorée pour aboutir à la Renaissance la civilisation hélénico latine de l’Antiquité. C’était bien parti, comme le décrit le grand germaniste Jacques Le Rider dont Élisabeth Roudinesco présente le dernier ouvrage.

Bon, ça a rebondi, l’Europe a transféré une partie importante de ses ressources culturelles dans son arrière pays les États-Unis où elles se sont américanisées, ainsi va l’Histoire, ce vaste ensemble des événements qui auraient pu ne pas arriver. Il vous reste à lire Les Juifs viennois à la Belle Époque pour apprécier la magie viennoise d’une époque qui fut aussi belle.

PHG


Élisabeth Roudinesco

Élisabeth Roudinesco

Juifs de la Vienne fin de siècle

Le Monde, 4 janvier 2013

Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Époque, Albin Michel, 354 p. 24 €


.

la quête de soi

Inventée au lendemain de la Grande Guerre, l’expression la «Belle Époque», si équivoque soit-elle, désigne une période de l’histoire européenne qui s’étend de 1895 à 1914 et à laquelle Stefan Zweig a consacré dans Le Monde d’hier (rédigé en 1940) des pages inoubliables. Dans ce monde-là, celui que l’on retrouve sous la plume de Proust, les élites de la bourgeoisie, mêlées aux derniers représentants de l’ancienne aristocratie, préférèrent au pouvoir politique, la quête de soi, l’espérance en la science et les valeurs de l’art et du libéralisme. Moment unique de passion, de beauté et de frustration qui se transformera en cauchemar sanglant avec la montée des nationalismes.

Éminent germaniste et auteur d’ouvrages de référence sur l’histoire culturelle de l’Allemagne et de l’Autriche, Jacques Le Rider reprend ce terme pour décrire ce que fut cette même attitude chez les Juifs viennois de la Belle Époque.

du commerce à la Kultur

[Document : Sans titre]

À partir de 1850 et pendant trois décennies, les Juifs de toute la Mittel Europa affluèrent à Vienne. L’Empire des Habsbourg leur avait accordé les droits de commercer librement. Détachés des servitudes de la religion, ils adoptèrent les idéaux du libéralisme. Puis, autour des années 1873-1890, avec la crise économique et la montée en puissance d’un antisémitisme d’autant plus virulent que les Juifs urbanisés étaient devenus invisibles à force d’assimilation, un tournant s’amorça. Les fils des anciens négociants, soutenus par leurs familles, renoncèrent au commerce pour devenir écrivains, journalistes, médecins, musiciens, savants. Ce fut leur «Belle Époque», subtilement racontée par Le Rider.

les facettes de leur identité introuvable

Ces Juifs savants firent de la Vienne des années 1900 le creuset de toutes les angoisses d’une classe patricienne habitée par la certitude de son déclin. Convaincus d’être à l’avant-garde d’un rêve non encore réalisé – celle d’une Europe où se dissoudraient les nationalités – ils firent briller de mille feux les facettes de leur identité introuvable. D’où la recherche permanente d’un futur dont la réalité se projetterait dans le passé : rationalité scientifique et restauration des grands mythes grecs chez Sigmund Freud (psychanalyse), quête d’une terre promise ancestrale capable de rénover l’identité juive chez Nathan Birnbaum et Theodor Herlz (sionisme politique et sionisme culturel); fantasme d’une «Vienne rouge» anti-libérale chez Victor Adler et Otto Bauer (socialisme); adoption d’un idéal de destruction et de reconstruction satirique de la langue allemande chez Karl Kraus ; nostalgie d’une fusion des Lumières françaises et allemandes (Aufklärung) chez Stefan Zweig ; affirmation d’une esthétique romanesque juive et autrichienne chez Arthur Schnitzler ; et enfin élaboration d’un nouveau formalisme musical avec Gustav Mahler et Arnold Schönberg. Tous ces Juifs qui n’étaient plus juifs recherchaient dans les mots, dans l’art, dans la littérature la face cachée d’une utopie capable de succéder à l’agonie d’un monde dont ils se savaient les principaux acteurs.

et peut-être même un caractère privé

À travers ces portraits, Le Rider décrit les variantes les plus complexes de cette identité juive viennoise qui ne cessa de se métamorphoser entre 1873 et 1914 : «Un Juif viennois assimilé est autant un Viennois qu’un Juif, il est un «homme sans qualité» au sens ironique que Robert Musil donne à cette expression lorsqu’il souligne dans le célèbre chapitre 8 de son livre intitulé «la Cacanie» que chaque individu a au moins neuf caractères : un caractère de classe, un caractère sexuel, un caractère national, un caractère politique, un caractère géographique, un caractère conscient, un inconscient et peut-être même un caractère privé.» (p.28).

différentes façons d’être ou de ne plus être juifs

En se pensant juifs dans un monde en pleine mutation, ces intellectuels, qui avaient rejeté les illusions de leurs pères, tentaient ainsi d’échapper au «nouveau code culturel» de l’antisémitisme autrichien, qui les désignait comme une «race» et les contraignaient à exister comme une communauté dont ils ne voulaient plus. Chacun à leur manière, ils adoptèrent différentes façons d’être ou de ne plus être juifs : conversion, reniement, haine de soi, suicide, ou au contraire affirmation d’une judéité universelle, déliée de toute appartenance, ou encore retour à l’idéal communautaire.

Vienne morte deux fois

Dans un bel épilogue, Le Rider évoque les deux morts de cette Vienne juive de la Belle Époque : une première fois après la chute de l’Empire des Habsbourg, qui la réduisit à une métropole provinciale, puis, une deuxième, en 1938, lors de l’annexion (l’Anschluss) de l’Autriche par le Troisième Reich. À cette date, Freud était encore là pour quelques semaines, dernier vestige de la splendeur d’une ville où l’antisémitisme avait cessé d’être un code culturel pour devenir le vecteur d’une extermination.

Le monde d’hier, cher à Stefan Zweig, était réduit à néant.

 » A la fin du Monde d’hier, Stefan Zweig consacre quelques pages poignantes à représenter la fatale confusion des identités nationales dont les juifs viennois en exil furent les victimes. Dans ses rêves cosmopolites, il s’était naguère imaginé le bonheur d’être « sans nationalité, de n’avoir aucune obligation envers aucun Etat et ainsi d’appartenir indistinctement à tous ». Mais depuis la déclaration de guerre, les Autrichiens réfugiés en Angleterre étaient considérés comme des Allemands. Stefan Zweig était devenu un « enemy alien« . Pouvait-on imaginer situation plus absurde que celle d’un homme qui, repoussé depuis longtemps d’Allemagne en raison de sa « race » et de sa manière de penser, avait été stigmatisé comme anti-allemand, et qui, en Angleterre, était forcé d’adhérer à une communauté à laquelle, en sa qualité d’Autrichien, il n’avait jamais appartenu ? Dans ces moments de détresse, le juif viennois en errance ne parle plus que d’une patrie : l’Europe. « 

Les Juifs viennois à la Belle Époque, pages 241-242