Par Alexandre Stevens
_ Propos recueillis par Jean-François Marmion
Article publié le 07/03/2012
Depuis six mois, le documentaire Le Mur, de Sophie Robert, a mis le feu aux poudres dans la sphère psy : diffusé sur le site d’Autistes sans frontières, on y voyait des psychanalystes tenir des propos jugés d’un autre temps à propos des origines et de la prise en charge de l’autisme, accusant les parents d’avoir provoqué la « psychose » de leur enfant. Trois des analystes interviewés, Esther Solano-Suarez, Eric laurent et Alexandre Stevens, ont porté plainte en accusant Sophie Robert d’avoir manipulé leurs propos. La justice leur a donné raison sur ce point, interdisant à la documentariste (qui a fait appel) de continuer à présenter son film en l’état. Le Mur est désormais invisible. Nous avons déjà interviewé Sophie Robert. Pour la première fois, l’un des plaignants, Alexandre Stevens (déjà co-signataire d’une tribune libre sur notre site) revient lui aussi sur cette polémique.
Beaucoup de gens n’ont entendu parler de vous que lors de l’affaire du Mur. Pourriez-vous tout d’abord vous présenter, tout simplement ?
Je suis psychanalyste, psychiatre de formation. Je suis membre de l’École de la Cause freudienne. Comme psychanalyste, je reçois surtout des adultes, mais j’ai fondé il y a une vingtaine d’années une institution pour enfants en grandes difficultés, le Courtil, qui se trouve en Belgique, à la frontière française, en bordure de la grande métropole Lille-Roubaix-Tourcoing. Cette fondation s’est faite à partir d’un IMP (institut médicopédagogique) à l’intérieur duquel nous avons créé un groupe plus spécialisé, qui s’est ensuite étendu à l’ensemble de cet IMP. Les enfants pris en charge sont en très grande majorité français.
Comment avez-vous été sollicité par Sophie Robert ?
Elle m’a téléphoné en m’expliquant qu’elle avait eu mon nom par d’autres collègues. À partir de mon expérience dans l’institution, elle voulait m’interviewer pour un documentaire en plusieurs parties sur la psychanalyse, particulièrement pour une partie clinique qui évoquerait parmi d’autres questions l’autisme. Après un entretien préliminaire à Paris, elle m’a interviewé chez moi, à Bruxelles, dans mon cabinet, pendant trois heures environ, avec son assistant. L’entretien s’est passé sans difficultés a priori, c’est-à-dire n’a rien laissé paraître de ses intentions malveillantes.
Quand avez-vous découvert le résultat ?
Quand le film a été diffusé sur Internet. Elle m’avait dit, ainsi qu’à mes collègues, qu’elle préparait le film pour la télévision, qu’elle nous le montrerait avant, mais qu’elle n’était pas certaine d’avoir les contrats. Je n’ai rien vu venir dans les mois suivants et j’ai simplement pensé qu’elle n’avait pas eu ses contrats. Des collègues m’ont signalé que le film était visible sur le site d’Autistes sans frontières. C’est là que je l’ai découvert.
Selon Sophie Robert, elle ne s’était pas engagée à vous présenter le documentaire avant sa diffusion.
Je regrette ! Elle ne m’a pas remis d’écrit le stipulant, certes, mais elle me l’a dit : « Bien entendu, je vous le ferai voir dès qu’il sera prêt, avant sa diffusion, sans doute au premier trimestre 2012. » Je ne le lui avais d’ailleurs pas demandé.
Qu’avez-vous ressenti devant le film ?
J’ai trouvé ça scandaleux. Mes propos me sont tout de suite apparus profondément déformés. Au début du film, elle dit que les psychanalystes voient dans une mauvaise relation maternelle la cause de l’autisme. Et là, elle me donne la parole. Or je me souvenais très bien avoir précisé à plusieurs reprises dans l’interview que l’autisme n’est en rien causé par les parents. Après avoir consulté un avocat, j’ai saisi le tribunal de Lille avec mes collègues pour demander les rushes, ce que la justice nous a accordé. Sophie Robert a fait appel sur ce point, mais nous avons gagné. J’ai pu alors voir les rushes quelques jours avant la plaidoirie de notre avocat, le 8 décembre : on m’y entend tout à fait clairement dire que les parents ne sont pas la cause de l’autisme, qu’ils ne sont pas coupables, que ça n’est pas dû à eux, contrairement à la thèse du film qui dit que les psychanalystes culpabilisent les parents. À plusieurs reprises, Sophie Robert pose pourtant des questions en ce sens : « Est-ce que ça ne serait pas quand même un peu à cause de la mère ? Et dans l’utérus ? » Ça m’avait un peu surpris comme question. Elle avait essayé de me piéger pour retenir les propos les plus proches de ce qu’elle essayait de démontrer, alors que je disais explicitement le contraire. Je disais seulement qu’évidemment, si une mère est très dépressive pendant la grossesse, ça peut avoir des conséquences pour l’enfant, mais ce n’est pas automatique, ce n’est pas sûr, et cela ne produit pas nécessairement de l’autisme.
Au lieu de saisir la justice, pourquoi ne pas vous être contenté d’un débat public ou ne pas avoir demandé un droit de réponse, ou un encart exprimant votre désapprobation au début du documentaire, par exemple ?
Parce que l’affaire est vraiment très grave, et vise de façon très malveillante la psychanalyse et nous-mêmes. Elle nous accuse de culpabiliser les parents, alors que nous faisons le contraire. On ne peut laisser passer ça avec seulement une petite mise au point.
Pourquoi avez-vous porté plainte tous les trois, et pas les autres ? Certains ont-ils refusé ?
Nous sommes tous trois de l’École de la Cause freudienne, nous nous sommes concertés. Les autres ne souhaitaient visiblement pas porter plainte. Moi, je n’ai contacté personne d’autre.
Pourquoi avoir demandé 290 000 euros de dommages et intérêts, ce qui pouvait signifier la mort professionnelle de Sophie Robert ?
Il s’agissait très clairement d’obtenir l’arrêt de ce genre de manipulation. L’euro symbolique ne coûte pas grand-chose et aurait permis à Sophie Robert de refaire des opérations de ce genre. Nous voulions l’arrêter absolument.
Vous vouliez l’empêcher de réaliser d’autres documentaires ?
En utilisant mes propos de cette façon malveillante, bien sûr !
Mais n’est-ce pas gênant de demander à un juge de se prononcer sur un travail de montage ?
Pourquoi j’aurais dû trouver ça gênant ? C’est un droit de se défendre quand on est attaqué de façon si méchante.
_ Il est inhabituel qu’un juge se prononce sur le travail d’un journaliste, et dise qu’il aurait fallu monter le documentaire comme ceci ou comme cela…
_ Remarquez d’abord que Sophie Robert ne travaille pas comme journaliste mais qu’elle veut faire des documentaires. Ce qui est en cause n’est pas qu’elle ait bien ou mal fait son travail techniquement ou artistiquement, mais qu’elle déforme complètement mes propos et cherche à me faire dire par ses coupures et commentaires le contraire de ce que je pense et soutiens, et le contraire de ce que je lui ai explicitement dit.
Comprenez-vous que certains voient un acte de censure dans votre démarche et dans la décision de justice ?
La censure, c’est Sophie Robert qui l’a faite. Elle a censuré mes propos pour tenter de faire croire que j’ai dit le contraire. Ça, c’est une opération de censure, effectivement. C’est contre ça que je me suis battu.
Êtes-vous solidaire de toutes les déclarations des autres psychanalystes interviewés par Sophie Robert ?
Non, je ne suis certainement pas solidaire de tous les énoncés tels qu’on peut les entendre dans ce film. Mais sachant comment elle a déformé mes propos, je ne sais pas si ceux des autres ne sont pas profondément déformés eux aussi.
Oui, ça me paraît assez clair. Mais je ne peux pas savoir s’ils n’ont pas été montés de façon partisane, en l’absence de leurs rushes. Et je peux même en douter franchement, sachant comment elle a fait son travail avec les nôtres.
Quelles sont les retombées de la polémique auprès de vos collègues sur votre lieu d’exercice, ou des familles de patients ?
Les familles ne m’en parlent pas. Mes collègues estiment qu’il s’agit en réalité d’un mouvement plus large qui vise à causer du tort à la psychanalyse, alors qu’elle s’est toujours située comme une possibilité de choix parmi d’autres pour ceux qui veulent entamer un travail pour résoudre des difficultés personnelles. Avec le rapport prochain de la Haute autorité de Santé ou le projet de loi du député Daniel Fasquelle pour interdire la prise en charge psychanalytique de l’autisme, nous voyons se dessiner une pente qui tend à imposer la méthode ABA. Cette volonté de réduire le choix pour les parents et les enfants me paraît scandaleuse.
Quand vous lisez les multiples témoignages de parents qui font part d’une souffrance sincère et souvent d’une grande colère à l’égard de la prise en charge psychanalytique de l’autisme, que ressentez-vous ?
Deux choses. Certains parents peuvent en effet avoir été profondément touchés par la difficulté du parcours de soins qu’ils ont traversé pour leur enfant, et n’ont peut-être pas trouvé l’aide qu’ils attendaient auprès des analystes auxquels ils se sont adressés. J’ignore bien sûr de quels analystes il s’agit. Je ne peux que trouver pénible leur souffrance et garder pour elle tout mon respect. Par ailleurs, il n’est pas exclu que certains parents soient manipulés. Car chez les parents que moi je rencontre, je n’entends rien de tel : ils n’attribuent pas leur souffrance à la psychanalyse, mais à l’autisme. La souffrance des parents mérite le respect… mais cela est vrai aussi quand ils choisissent la psychanalyse pour les aider.
Vous dites que certains parents peuvent être manipulés. Mais par qui ?
Certaines réactions me paraissent extrêmement excessives, spécialement des réactions de gens qui soutiennent la méthode ABA. Ces parents l’ont choisie et en sont peut-être contents. Mais l’excès de haine qui s’énonce par certains ne permet pas d’exclure qu’ils soient manipulés par des thérapeutes cognitivo-comportementaux pour éprouver une telle hostilité envers la psychanalyse.
Comment expliquez-vous qu’on trouve autant de témoignages de soutien à Sophie Robert, mais très peu de parents satisfaits que leurs enfants aient été pris en charge par des psychanalystes ?
À vrai dire nous n’avons jamais demandé aux parents de réagir. Beaucoup sont par exemple liés depuis des années à l’institution où je travaille, mais nous ne les avons jamais poussés à prendre position dans de tels débats. Ils ne s’expriment donc pas en faveur d’une thérapeutique particulière. Nous ne les manipulons pas. Ils sont cependant très satisfaits du travail fait, et ils nous l’écrivent parfois. Mais nous n’avons pas pour usage d’utiliser de cette manière leurs témoignages.
Avec du recul, n’avez-vous pas l’impression qu’en portant plainte vous avez fait de la publicité au documentaire, et marqué contre votre camp auprès de l’opinion ?
Je ne pense pas que nous ayons marqué contre notre camp. Il fallait porter plainte pour que les choses soient dites d’une façon extrêmement claire. On aurait pu se dire : « Ça passera, ce n’est pas si grave après tout… » Mais ce qui est dangereux, c’est la diffusion insidieuse, dans l’opinion, de telles choses. Ce n’est pas bon pour la psychanalyse, ni pour les gens en souffrance qui cherchent des solutions, car cela réduit leurs possibilités de choix. Je pense qu’il fallait absolument arrêter cela, au risque en effet de faire un peu de publicité au film. Mais je pense que son auteure se serait chargée de lui en faire autrement.
Sophie Robert a fait appel. Envisagez-vous que cette fois la justice puisse lui donner raison ?
Non, je ne l’envisage pas, à vrai dire. Les raisons pour lesquelles nous attaquons ne relèvent pas du tout de l’idéologie, mais visent à dénoncer une manipulation scandaleuse. Je pense que la justice continuera à le reconnaître. Je n’ai pas l’idée d’une causalité parentale, parce que la psychanalyse de Freud et de Lacan ne l’a pas. On cite souvent Bettelheim qui dit à l’occasion le contraire, mais on ne peut pas le réduire à ça, et en l’occurrence je ne suis pas d’accord du tout avec lui sur ce point. Parce que l’idée que les parents seraient coupables est fondamentalement une vieille idée de la psychologie classique : il y a un coupable. À partir de Freud, et plus nettement avec Lacan, il n’y a pas de coupable. La cause de l’autisme, c’est la réaction du sujet à on ne sait pas quoi. Le sujet se ferme, très tôt, à la naissance. C’est ce qu’on appelle un choix du sujet. Un insondable choix de l’être. Pour les parents, cette réaction de l’enfant n’est pas facile. Ils sont aussi meurtris que leur enfant. Les mettre en cause est à mon avis une grande faute.
L’expression de « choix du sujet » peut être interprétée comme désignant la responsabilité de l’enfant lui-même. Comme si le coupable, finalement, c’était lui ?
Je parle de choix du sujet pour faire entendre que l’autiste est un sujet, qu’il se trouve dans une certaine position. Mais la cause de l’autisme, quelle est-elle ? Que lui est-il arrivé ? Est-ce uniquement lui qui a réagi en se fermant au monde devant lui ? Je ne sais pas. Est-ce que c’est organique ? Je ne sais pas, jusqu’ici rien n’est confirmé, bien qu’on commence à trouver des choses depuis de nombreuses années. Même si c’est organique, ce choix concerne les réactions du jeune enfant devant ce qui lui arrive. C’est ce que j’appelle choix du sujet. Ça ne rend pas l’enfant coupable, mais ça signifie qu’il peut parler de son choix, qu’il peut essayer d’en changer dans l’axe de la parole.
Vous dites que l’origine neurologique n’a pas été absolument prouvée, mais si elle l’était, en prendriez-vous acte ?
Mais bien sûr. Je ne vois pas d’inconvénient à cela, parce que même si l’origine organique est prouvée, ces enfants ont des difficultés d’éducation, d’apprentissage, de communication, et surtout leur rapport aux autres leur apparaît parfois extrêmement étrange, difficile, compliqué. Ils ne s’en sortent pas. La dimension psychanalytique ne vise pas à modifier quelque chose d’organique, mais à permettre au sujet de réagir autrement à ce qui lui arrive. Que ce qui lui arrive soit organique ou reste indécidé, cela ne change rien au fait qu’il doive y trouver les bonnes réactions.
Vous ne vous opposez donc pas à ce que la prise en charge psychanalytique soit proposée en complément d’autres approches ? Ou bien la psychanalyse doit-elle constituer selon vous une approche exclusive ?
Nous sommes extrêmement attentifs à ce que les jeunes du Courtil puissent suivre un travail scolaire adapté, s’accrocher à certaines mesures éducatives. Ils ne sont pas en psychanalyse perpétuelle. Je ne dis pas non plus que tous les enfants autistes doivent nécessairement aller du côté de l’analyse. Je pense que c’est un choix à laisser aux parents et aussi à l’enfant, puisqu’il peut très bien, lorsqu’il n’est pas content, donner son avis en votant « avec ses pieds », si je puis dire, comme on disait des Allemands de l’Est quand ils sont partis à l’Ouest, c’est-à-dire en protestant en acte. Je suis donc très clair : je n’ai jamais été pour une approche exclusivement psychanalytique, ou l’idée que seuls les psychanalystes avaient quelque chose à faire contre l’autisme, bien au contraire. Mais il est scandaleux de vouloir ôter ce choix aux parents.