Georges Steiner, dans Après Babel , postule que la traduction est implicite dans tout acte de communication, que se soit dans le sens séméiotique le plus large ou dans des échanges plus spécifiquement verbaux. Comprendre, c’est déchiffrer. Entendre des significations, c’est traduire.
Pourquoi l’homme a-t-il besoin de répéter ses phrases, l’écrivain de revenir sans cesse sur son ouvrage, le peintre sur sa toile, le musicien sur sa portée, sinon parce qu’ils savent bien qu’un écart fondamental subsiste entre ce qui les habite et ce qu’ils expriment? Toute expression constitue un effort démesuré de tenter d’en restituer quelque chose.
Qui plus est, ce « quelque chose » laborieusement formulé vient s’adresser à un autre qui, même s’il partage la même langue, ne peut y reconnaître un sens qu’à travers ses propres marques linguistiques.
Le signe lui-même, enfin, est marqué d’une ambiguïté structurale. L’analyse par Michel Foucault du dessin de René Magritte Ceci n’est pas une pipe , en fournit un paradigme fulgurant.
C’est dire que le souci de traduction, dont l’abandon progressif est sans doute l’un des mécanismes centraux de notre post-modernité, doit rester essentiel pour assurer le maintien de l’existence des valeurs humanistes qui fondent notre clinique : le souci de traduire demeure le ressort principal de la fonction soignante en psychiatrie.
La psychanalyse a su ouvrir un accès à une lecture de l’inconscient et à ses modes de « traduction » : rêve, lapsus, actes manqués, symptômes.
La psychose montre comment l’homme peut se perdre dans les méandres des traductions engendrées par sa propre subjectivité au contact avec les objets qui l’entourent et le réel qui le guette.
Dans ses efforts de théorisation, le clinicien essaie d’ouvrir des grilles de traduction élargies afin de mieux comprendre et de mieux communiquer, conscient, en même temps, du caractère provisoire et relatif de ses tentatives.
Ce souci de traduire est, aujourd’hui, gravement menacé. Les démarches de certification auxquelles sont soumis les établissements de soin nous imposent de fonctionner dans un langage univoque à vocation totalitariste et comportent le risque de voir disparaître la singularité et la diversité des langues spécifiques aux hommes et aux institutions. Une langue que l’on ne traduit plus condamne le groupe qui l’utilise à une autarcie extinctive.
« Lorsqu’une langue meurt, c’est un monde possible qui meurt avec elle… Une langue contient en elle le potentiel illimité de découvertes, de recompositions de la réalité, de rêves exprimés, ce qui nous sont connus sous le nom de mythes, de poésie, de conjecture métaphysique et de discours de la loi ». Cet avertissement et ce rappel de Georges Steiner, plus que jamais, nous concernent.