plus ce chapeau-ci.
par Philippe Grauer
Au carrefour de ces deux textes, rendez-vous éthique interdisciplinaire. Voici pourquoi nous chapeautons cette fois celui d’Edgar Morin le sociologue humaniste, avec celui de Mario Céfali le psychanalyste.
À vrai dire la psychanalyse contemporaine s’annonce à la baisse, partiellement faute d’inventaire de son histoire. Second terme de l’ensemble relevant de la dynamique de subjectivation et d’élaboration d’un sens par le biais d’un processus narratif à au moins deux, notre psychothérapie relationnelle – tout comme de plus en plus la psychanalyse, relève aujourd’hui du champ alternatif. Alternatif à celui de la médicalisation de l’existence et de la dictature du Nombre et d’une technoscience qui croit pouvoir prendre en charge la condition humaine. Comme si le Chiffre pouvait procéder à son déchiffrage. Seule capable de déchiffrement, demeure, sous notre bonne garde, la relation.
Ces deux textes protestent de la valeur de l’humanisme, et nous conduisent à réfléchir aux valeurs, aux fondements et fondations de la culture de notre psychothérapie. Pas seulement occidentale si l’on prend au sérieux son noyau universaliste. Sans négliger certains aspects ethno culturalistes qui, si l’on ne se perd ni dans la magie ni dans le folklore, relèvent au bon sens du terme de la mondialisation.
Nous avons déjà ici fait place à la pensée d’Edgar Morin, dont nous n’oublions pas le dialogue avec Max Pagès. Nous appartenons à la même mouvance, californienne au départ. N’oublions pas nos racines, psychanalyse, psychologie humaniste américaine, philosophie européenne, perméable à la pensée religieuse, disons la spiritualité lâchons le mot mais pas la rigueur – termes à définir soigneusement, voyez Henri Atlan ci-infra – et aux courants extêmes-orientaux, n’oublions pas non plus la vigueur de la méthode critique héritée de la Méditerranée. Ni que le monde dit post-moderne procède de la complexité, ce qui ne dispense pas dans les moments de recul quand on pense que c’est pour mieux sauter d’ignorer si ce sera sur une crise, sur une bombe ou vers plus d’humanité solidaire.
En ce qui concerne l’atomique, de bombe, rappelons d’abord qu’une autre voie avait été esquissée, inviter des représentants des plus hautes autorités niponnes à venir voir sur place ce qu’elle était, en Arizona, pour obtenir leur reddition sans avoir à l’utiliser. Ensuite que pour se défaire de la bête nazie il n’y eut pas à l’utiliser en Europe mais que c’était à cette fin, de délivrance du monde du Mal absolu et déterminé, du monde précisément des camps de la mort, qu’elle fut fabriquée. Les fausses symétries venues après restent insatisfaisantes, ne prenant pas suffisamment en compte la complexité, précisément. Surtout, quoi qu’on dise même de Bombing Harris et de Dresde sur son ordre tapissée au phosphore, les défenseurs de la liberté contre l’horreur nazie ne sont en aucun cas des criminels de guerre symétrique. "Une même immoralité se donne libre cours, une même cruauté", un coup pour Hitler un coup pour les juifs on connaît la musique. Voici un psychanalyste qui se lance dans une pontification de délivreur de leçon de morale universelle qui mérite analyse critique. Restant bien entendu que la guerre est toujours une saloperie, mais comment faire quand il faut la faire ? Comme quoi décidément pour le dire avec l’ami Edgar la complexité tout de même !
Par ailleurs qui dit valeurs s’apprête à dire croyances et là le pain sur la planche ne manque pas. Le dernier ouvrage d’Henri Atlan, Croyances; comment expliquer le monde ? Autrement 2014, 375 p., magistral en la matière peut dans ce domaine servir de guide. Prochain épisode. En attendant à vous de réfléchir.
À suivre
Les intertitres sont de notre Rédaction mais pas ceux de l’article d’Edgar.
par Mario Céfali
Le temps 23-06-2014 (Genève)
Dans le fond de l’âme inconsciente, il n’y a guère de différence entre la tragédie d’Auschwitz et celle d’Hiroshima. C’est la même horreur, le même crime contre l’humanité. Toutes les célébrations qui en parlent sont de l’histoire démonstrative qui dépeint le sacrifice, prémédité et accompli par certains hommes, – cette histoire esquive, toutefois, la folie du démoniaque.
« C’est comme l’intelligence, la folie », déclare Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour, le scénario à l’origine du film d’Alain Resnais. « Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien », dit d’entrée un Japonais à la Française. « J’ai tout vu à Hiroshima. Tout », lui répond la Française au cours d’une scène érotique où prennent place le déni et l’affirmation.
La raison d’État qui décide de larguer la bombe nucléaire sur Hiroshima est aussi monstrueuse que celle des camps nazis de la mort. La démence meurtrière des fauteurs de crime ne diffère pas, quoi que l’on dise pour la couvrir. Une même immoralité se donne libre cours, une même cruauté.
Tous les êtres, brûlés vifs, crient de douleur. Innocents, ils sont fauchés par les armes des politiques et des militaires. A la question du cauchemar qui terrifie, tel celui retranscrit par Freud dans La science des rêves : « Père, ne vois-tu donc pas, je brûle ! » les pères sadiques, les assassins de filles et fils, ne répondent pas, ne savent que répondre. Ils sacrifient sans état d’âme pour imposer leur volonté. Jamais ils ne souhaitent le bien à autrui, encore moins le leur. Ils sont affectivement coupés d’eux-mêmes. Leurs actes sont le témoignage de la haine sanglante.
La cure psychanalytique le prouve à quiconque s’y astreint. Nous devons rentrer en nous-mêmes si nous désirons voir le monde tel qu’il est, si nous voulons connaître le présent sans refouler le passé. Cette démarche, difficile, peu d’individus l’entreprennent. Tant au plan individuel qu’à celui collectif, une chose est sûre – on ne le dit pas assez –, la psychanalyse peut éclairer le désastre ancien, mais aussi celui du nouvel âge. La survie ou le suicide de notre espèce sont le fait de nous tous. Le psychanalyste qui le sait ne rigole pas.
Un constat est alarmant. Humanité et civilisation atteignent en ce 21ème siècle une limite tragique. Consommation démesurée, compétition sauvage, surpopulation et nuisances empoisonnantes, sont les symptômes de notre condition. On est averti, mais l’on se conduit comme si de rien n’était. Le déni de réalité triomphe.
Examinons une donnée. Pour continuer d’exister, notre espèce devrait réduire son nombre. Hommes et femmes devraient privilégier l’amour à la possession égoïste, souvent sacrificielle, de l’enfant à tout prix.
En vérité, rien de tel. La croissance démographique, qui transforme la qualité de l’existence, augmente de jour en jour, nourrit l’hostilité des masses et prépare les belligérances futures. Les multiples nuisances, que d’aucuns ne cessent de dénoncer, détruisent la nature végétale, animale et humaine. Que faire ? Nous faut-il répéter : « Sauver l’humanité du désastre est un impératif catégorique, qui impose l’impératif catégorique de la transformation » ? Dixit Edgard Morin. Indéniablement !
Transmutation et révolution, si tant est qu’elles soient possibles, ne sont des renaissances qu’à l’intérieur des valeurs anciennes et nouvelles. Nietzsche l’avait fort bien compris, par exemple dans les « Nouvelles tables » de son Zarathoustra. Or, quels sont ceux qui l’étudient et entendent ses mises en garde ? Très peu.
Qu’on se le dise. Il n’y a qu’une démarche qui libère le monde de la faillite arraisonnée aux raisons égoïstes, qu’une qui délivre de la déchéance. C’est celle du renouvellement de la conscience et des cœurs.
« La folie, c’est comme l’intelligence », suggère M. Duras dans Hiroshima mon amour. Le psychanalyste Donald Winnicott ne l’aurait pas démentie. L’intelligence, telle un serpent venimeux, n’a qu’une tête et une queue. Elle ne suffit pas. Pourquoi ? Parce qu’elle ne vise qu’une chose : être la triomphante dans un système aux rivalités funestes.
L’homme « occidental » est l’otage d’une impitoyable civilisation compétitive attachée au Nombre et ses rapacités. Derrière les impératifs de la religion de la croissance et du profit, dont les politiques et les scientifiques se gaussent, il est l’auteur de massacres aux profils variables. Par lui, la nature est morcelée, maltraitée, empoisonnée, vendue, tandis qu’il flirte avec l’idée du bonheur. Au nom de la dictature du Nombre, il décrète que nature et humain ne valent guère plus que des sous.
Ma critique de cette dictature est aussi ma critique d’une industrie inhumaine, purement technoscientifique. Je ne peux oublier ni Hiroshima, ni les camps de la mort, ni la guerre d’Irak et ses centaines de milliers de morts. Je m’associe à M. Duras pour dire : « J’ai vu Hiroshima… ». J’ai vu, oui, les camps de la mort, j’ai entendu des êtres maltraités et spoliés par les nazis, j’ai vu l’Irak et fut abusé par le mensonge assassin. Aucune tuerie n’est justifiable, si ce n’est par des esprits malades.
Ma contestation est mon refus de l’intelligence perverse, la vicieuse. Rien n’est explicable d’Hiroshima, d’Auschwitz et des guerres, en dehors du démoniaque, le Dieu obscur, qui jouit des bains de sang.
Comment ne pas être humilié et révolté, comment dès lors que je découvre la désacralisation et le sacrifice qui mortifient de plus en plus l’espèce humaine ; comment, dès lors que j’approfondis l’intelligence obscène, cachée derrière la destruction de l’homme par l’homme. Savoir cela est douloureux. Il n’y a que les innocents qui l’ignorent et que l’on mène à l’abattoir.
En un mot comme en cent, un point est décisif. Il engage le sens de la survie telle que mon expérience et mes voyages me l’enseignent. Tant au plan d’une démographie galopante, source d’une adversité croissante, qu’à celui des menaces propres à une science sans conscience, il n’est de réforme, digne de ce nom, qui ne combatte la ruine des hommes. Que cette ruine soit le symptôme d’un suicide inconscient, personne ne peut faire comme si rien n’était. Le regard d’un psychanalyste, sensible au destin du monde, ne peut que l’identifier.
En associant l’impératif catégorique du sauvetage à celui d’une transformation tout aussi impérative de nos conduites funestes, Morin est de ceux qui voient clair. Pour préserver l’humanité du désastre, il y a urgence à défendre le fabuleux miracle de la vie en proie aux attaques de la maladie de la mort.
c’est dans l’inespéré que réside l’espoir
par Edgar Morin
propos recueilli par David Solon
double barbarie
Nous avions laissé Edgar Morin en 2011 inquiet de voir les hommes avancer « comme des somnambules vers la catastrophe. » Trois ans plus tard, le philosophe se dit affligé par la pauvreté de la pensée contemporaine, mais affirme déceler sur la planète de multiples signes, certes atomisés, qui augurent de futures métamorphoses. Pour lui qui a traversé le XXe siècle, c’est dans « l’inespéré que réside l’espoir ». À condition de maintenir la résistance face à la « double barbarie du vichysme rampant et du néolibéralisme ». Terra eco
Il va de mal en pis. Les processus qui nous poussent vers des catastrophes — dont on ne peut prévoir ni la date ni l’ampleur, mais qui seront certainement interdépendantes — continuent. Je pense à la dégradation globale de la biosphère. Les États ne sont pas prêts à quitter à la fois ce qui constitue leur égoïsme et leurs intérêts légitimes. Je pense à la prolifération des armes nucléaires qui se poursuit, au recours à l’énergie nucléaire pacifique, dont aucun effort sensible, hormis quelques exemples locaux, comme en Allemagne (Le pays va abandonner totalement l’atome d’ici à 2022, ndlr), ne vise la réduction massive. Je pense, bien entendu, à l’économie, qui est non seulement dérégulée, mais saute de crise en crise. Ce système est dirigé par des économistes dominants qui représentent la doctrine officielle pseudo-scientifique et continuent de nous assurer que tout va bien. Je vois l’Europe toujours au bord de la décomposition, sans que l’élan nouveau d’une métamorphose ne se produise. J’observe la domination insolente de la finance sur le monde qui dure, y compris à l’intérieur des partis politiques. Le poids de la dette que l’on fait peser sur nos têtes sans que l’on essaie de réfléchir pour voir si elle est remboursable et quelle est la part justifiée… Enfin, j’ajoute à cette crise économique et de civilisation ce paradoxe incroyable qui fait que l’on continue à apporter comme solution aux pays – qu’on appelle – en voie de développement ou en cours d’émergence, la solution du monde occidental alors que notre civilisation elle-même est en crise. Notre civilisation malade voyez-vous se propose comme une médecine pour les autres ! Elle apporte avec elle la dégradation des solidarités.
Je ne vois pas, sinon dans l’inespéré, la lueur de l’espoir. Toutes ces conditions critiques provoquent des angoisses tout à fait compréhensibles, car il existe une perte d’espoir en l’avenir. La précarité grandit. Pas seulement chez les jeunes et les vieux, mais aussi au sein des classes moyennes qui se trouvent déclassées. La précarité de tous les êtres humains grandit au rythme de la dégradation de l’état de la planète et au fond cette précarité devient source d’angoisses qui elles-mêmes emportent vers des régressions politiques et psychologiques très graves.
Nous en voyons les premiers symptômes avec l’émergence de ceux que l’on appelle sottement les « populistes » car on n’a pas trouvé le mot pour les qualifier. Ce sont des formes de recroquevillées uniquement sur des identités nationales ou raciales, avec des phénomènes de rejet. Regardez la France : les boucs émissaires y prolifèrent. Vous avez un fantasme d’invasion de migrants africains, maghrébins et roms. J’y vois personnellement un signe clair de la dégradation de l’esprit public. Regardez les manifestations contre le mariage pour tous. L’état d’esprit au moment de ce mouvement était tel qu’une grande partie de la population attachée à l’idée du mariage, au lieu d’y voir une extension de la sacralisation du mariage – puisque même les homosexuels en voulaient -, y ont vu une profanation !
Les familles – elles-mêmes en crise depuis des années avec la fin de la grande famille, le fait que les vieux sont éjectés dans des asiles, que les couples se séparent – sont allées chercher de nouveaux fantasmes. Elles se sont jetées sur la rumeur de la disparition de l’enseignement du sexe humain. Tout cela est tout à fait malsain. D’autant plus que ces idées stupides se répandent au milieu d’un vide de la pensée politique, un vide de la pensée sociologique et historique.
Les signes inquiétants se multiplient et s’aggravent. Pendant ce temps, on agite nos gris-gris de la compétitivité et de la croissance. Nous sommes enfermés dans des calculs qui masquent les réalités humaines. On ne voit plus les souffrances, les peurs, les désespoirs des femmes, des hommes, des jeunes, des vieux. Or, le calcul est l’ennemi de la complexité, car il élimine les facteurs humains qu’il ne peut comprendre.
On nous a enseigné à séparer les choses et les disciplines. Nos connaissances sont compartimentées. S’il y a toujours eu des phénomènes complexes, cette complexité s’est accrue avec la mondialisation. Résultat, notre pensée s’avère de plus en plus incapable de traiter les problèmes à la fois dans leur globalité et dans les rapports de cette globalité avec les parties. Pour s’en sortir, il nous reste les rapports d’experts, qui sont eux-mêmes des rapports de spécialistes… Et, comme l’on souffre d’une absence de pensée, on arrive à se convaincre que l’on va trouver des éléments d’information à l’intérieur de tableaux remplis de chiffres. Or, plus on a recours aux chiffres pour comprendre la réalité humaine, moins on la comprend, parce que les chiffres ne nous parlent ni des souffrances, ni des humiliations, ni des malheurs, ni de l’essentiel : la solidarité, l’amitié, l’amour.
C’est un phénomène anthropologique. Heraclite dit : « Eveillés, ils dorment. » Il nous dit cela, parce que dans le fond, l’Homo sapiens est aussi un Homo démens. Il y a une capacité d’illusion et de délire chez l’être humain. Les hommes ont créé des dieux, ils sont nés de nos esprits, et pourtant, à peine nés, nous les supplions, nous les adorons, nous leur léchons le cul et nous tuons s’ils nous demandent de tuer. C’est ça, l’humanité ! C’est une chose bizarre.
Regardez la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi avons-nous marché comme des somnambules vers cette catastrophe ? La réponse est simple : les sources d’illusion, d’erreurs et de connaissances partiales sont très répandues. A l’époque et à de multiples reprises dans l’histoire, nous n’avons pas fait l’effort de lutter contre les possibilités d’illusion, d’erreurs et de partialités. Il nous manque ce que j’ai appelé la « connaissance de la connaissance ». Résultat, tout le monde tombe dans ces pièges, et nous prenons conscience de la réalité de nos erreurs une fois qu’elles sont très largement commises et qu’il est trop tard pour les réparer. Quoi de plus en plus incapable de savoir et de comprendre ce qui se passe autour de nous. Et comme nous vivons une évolution accélérée des choses et que, dans cette accélération, il est déjà difficile de prendre conscience d’un événement, nous avons besoin d’un certain temps de retard et de recul.
Mais regardez l’état du monde ! Il a énormément changé ! On peut nommer tous ces processus « mondialisation », mais c’est seulement une façon de les nommer. En réalité, rien que dans le cas de la France, nous avons tout de même assisté en un seul demi-siècle à la fin du monde paysan, à l’urbanisation de notre société, à la fin de notre monde industriel, à l’apparition d’une civilisation de services, à une hyperbureaucratisation qui enferme encore plus les gens, à une perte de la notion de solidarité qui nous rend incapable d’être solidaires, pas seulement à l’intérieur de notre propre pays, mais avec tous les autres humains… Les causes profondes de notre aveuglement se combinent et se multiplient. Et c’est vrai, il est difficile de se réveiller.
Oui. Le mal du XXe siècle s’est annoncé en 1914. Le mal du XXIe siècle s’annonce dans l’accumulation des nuages noirs, les déferlements de forces obscures, « l’aveuglement au jour le jour », écrivais-je récemment dans une tribune (1). La comparaison ne porte pas sur la nature des événements, qui sont tout à fait différents. Mais il y a quelque chose de commun : c’est la crise économique. Celle de l’avant-guerre a surgi avec une très grande brutalité sur l’Allemagne, qui était le pays le plus industrialisé de l’époque. Vous aviez un phénomène d’aveuglement énorme. En France, on ne s’est pas rendu compte qu’avec Hitler l’Allemagne redevenait une puissance expansionniste qui allait devoir chercher ses colonies dans le monde européen, alors que l’Angleterre et la France les avaient déjà trouvées en Afrique et en Asie. Cet expansionnisme, on pensait pouvoir l’arrêter ou faire des compromis. Or, à chaque fois qu’on a cru l’arrêter, on l’a accru. Regardez l’exemple de Munich. Nous avons nous-mêmes provoqué le pacte germano-soviétique (signé en 1939 entre le IIP Reich et l’URSS, ndlr) qui a tout déclenché. Alors aujourd’hui, certes, il n’y a pas de puissance expansionniste, sauf peut-être la Russie qui souhaiterait retrouver d’anciens territoires. Mais les choses se placent sur un autre plan, notamment à travers des conflits de toutes sortes, avec des connotations ethno-religieuses.
Il y a eu l’effondrement du communisme. Pas seulement à travers l’implosion de l’Union soviétique, mais avec la fin de cette immense religion de salut terrestre, la seule immédiatement universelle ! Dans le cas du christianisme ou de l’islam – avec leurs bourreaux, leurs martyrs, leurs héros -, il a fallu beaucoup plus de temps. Cette immense religion qu’est le communisme a, donné de l’espoir et une croyance folle. Mais malheureusement pour elle, on pouvait vérifier sur terre qu’elle était fausse, car elle prétendait s’être déjà réalisée. Sa chute a ainsi redonné leurs chances aux religions traditionnelles, dont on ne peut vérifier leur réalisation dans le ciel. Au fond, il y a un besoin de ferveur, de foi et de salut chez l’être humain. Ce besoin est à degrés variables, selon l’individu et selon les périodes. Aujourd’hui, en période de crise, vous pouvez assister à un déferlement des religions, dont certains aspects sont fanatiques, comme la branche « al-qaïdiste » ou les évangéliques américains, et, un peu partout, à des guerres à composante religieuse, depuis la Yougoslavie en 1991 jusqu’au Soudan et au Nigeria aujourd’hui. Si tous ces conflits semblent aujourd’hui localisés, on oublie toutefois que celui de la Syrie est en fait une guerre civile internationalisée. L’Arabie Saoudite, le Qatar, la Russie, l’Iran, les Occidentaux – même chichement -, tout le monde intervient déjà dans cette histoire ! On va vers des conflits à la fois locaux et internationaux, de la même façon que l’a été la guerre d’Espagne à une autre époque (2).
On en revient à la question de notre aveuglement. Non seulement l’Europe n’a pas de moyens militaires pour faire pression sur la Russie, mais elle n’a pas du tout envie de mettre en place des sanctions économiques. L’Europe, tout en ayant un discours de matamore à l’attention de Vladimir Poutine, continue de commercer avec la Russie. On menace et on demande du gaz, on vitupère et on offre trois navires de guerre. On n’a pas de stratégie, on n’a pas de pensée, on n’a pas de politique, et cela concourt à l’aggravation des choses.
Vous savez, les responsables sont irresponsables. Il y a eu une usure totale de la pensée politique. A gauche, notamment. A droite, il n’y avait pas réellement de besoin. Il leur suffisait d’administrer les choses telles qu’elles sont. Mais, pour tous ceux qui se proposaient d’améliorer ne serait-ce qu’un peu le monde, il y avait besoin d’une pensée. Tout cela s’est vidé. Et non seulement cela s’est vidé, mais ce vide s’est rempli avec de l’économie, qui n’est pas n’importe laquelle. C’est une doctrine néolibéraîe qui s’est prétendue science au moment où les perroquets répétaient que les idéologies étaient mortes parce que le communisme était mort ! Cette nouvelle idéologie portait l’idée que le marché est solution et salut pour tous problèmes humains. Et ces politiques y ont cru. Jusqu’à aujourd’hui où ils rêvent de la croissance… Ils n’ont même pas l’intelligence d’imaginer ce qui peut croître et ce qui peut décroître en essayant ensuite de combiner les deux.
Vous savez, les responsables sont irresponsables. Il y a eu une usure totale de la pensée politique. A gauche, notamment. A droite, il n’y avait pas réellement de besoin. Il leur suffisait d’administrer les choses telles qu’elles sont. Mais, pour tous ceux qui se proposaient d’améliorer ne serait-ce qu’un peu le monde, il y avait besoin d’une pensée. Tout cela s’est vidé. Et non seulement cela s’est vidé, mais ce vide s’est rempli avec de l’économie, qui n’est pas n’importe laquelle. C’est une doctrine néolibéraîe qui s’est prétendue science au moment où les perroquets répétaient que les idéologies étaient mortes parce que le communisme était mort ! Cette nouvelle idéologie portait l’idée que le marché est solution et salut pour tous problèmes humains. Et ces politiques y ont cru. Jusqu’à aujourd’hui où ils rêvent de la croissance… Ils n’ont même pas l’intelligence d’imaginer ce qui peut croître et ce qui peut décroître en essayant ensuite de combiner les deux.
Comme souvent dans l’histoire, les forces de changement sont marginales, périphériques et déviantes. Nous les voyons dans le monde et en France. Je pense au courant convivialiste (3), par exemple. Ce courant prône que les gens doivent bien vivre les uns avec les autres. On le retrouve partout où l’on peut noter un réveil de la vitalité créative, comme dans l’agroécologie et ses différents rameaux : l’agriculture raisonnée, le retour de l’agriculture fermière avec l’apport de la science, le bio. Dans le courant de l’économie sociale et solidaire, avec une revitalisation des coopératives et des mutuelles. Dans l’économie circulaire, où les énergies classiques sont renouvelées avec de l’énergie propre. Dans les villes qu’il faut entièrement dépolluer et déstresser, les campagnes qu’il faut révolutionner pour les faire revenir à une échelle humaine et biologique. Une formidable révolution est en marche, mais elle se manifeste par des éléments très dispersés : des petits bouts d’écoquartiers ici, des fermes des Amanins par là (centre d’agroécologie créépar Pierre Rabhi dans la Drame, ndlr)…
Nous partons de quasiment zéro. Nous sommes dans la préhistoire d’un mouvement naissant qui ne demande qu’à se développer. Bien entendu que c’est insuffisaiiL, mais tous les exemples historiques de transformation véritable ont été déviants au départ et parfois même incompris et persécutés. Ce n’est pas seulement vrai pour Bouddha, Jésus ou Mahomet, c’est vrai pour les débuts du socialisme. Marx et Proudhon (économiste français, ndlr) étaient isolés et méprisés par des intellectuels. Même chose pour les débuts du capitalisme. Nous sommes engagés dans une course de vitesse. Et, dans cette course, les processus négatifs sont beaucoup plus rapides que les processus positifs, qui eux-mêmes hésitent, A un moment donné, nous pourrons passer une vitesse supérieure. Ce sera le temps, j’espère, où les idées nouvelles se répandront de façon épidémique.
Nous sommes, je crois, quelques-uns à penser que les produits de l’agriculture industrialisée sont insipides, standardisés et porteurs de pesticides. Il y a quelques années, un courant de commerce écologique a commencé à se créer. Des magasins bios sont apparus et les grandes surfaces ont commencé a se doter de rayons spécifiques. Ce courant, cherchant une nourriture saine et authentique, a permis l’émergence des Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) un peu partout. Voyez comme ces phénomènes naissants se développent, s’agrègent. Regardez la ministre de la Santé, Marisol Touraine, qui veut apposer des étiquettes de couleur – des feux tricolores —, selon le degré de sucre des produits. Voilà un chemin ! Ce que je veux dire, c’est qu’il existe un début de prise de conscience malgré l’inertie. Si ce courant continue sa progression, si on limite les grandes surfaces et que l’on rend possible la restitution des commerces de proximité, et que l’on parvient au moment critique où un phénomène micro devient macro, eh bien, y compris sur le plan des idées, les bonnes volontés se rassembleront et se développeront.
Regardez la favela Conjunto Palmeiras, dans le Nordeste, au Brésil, où l’on a créé une communauté de 20000 habitants dotés d’une monnaie spécifique. Il y a comme ça des exemples incroyables partout dans le monde. Mais on ne les relie pas. On ne les connaît pas. L’avenir va se faire dans la conjonction. Les ruisseaux se rencontrent pour former des rivières, les rivières, des fleuves, et c’est de cette façon que l’on arrive finalement à changer de voie. Mais on ne peut pas changer de voie par décret. Il faut oser aller dans le mouvement avec des chances de réussite et des risques d’échec. Cela ne sera pas la première fois que l’on échoue. Quand j’étais adolescent, j’étais de ceux qui avaient compris qu’il fallait chercher la troisième voie. Pourquoi ? La voie du communisme stalinien n’était pas bien, celle du fascisme non plus, celle de la démocratie était en crise pourrie… Nous cherchions la troisième voie qui permette la liberté, qui soit sociale. La guerre est arrivée et a tout cassé. Je me suis engagé dans la résistance communiste, alors que j’étais antistalinien… Je vous raconte cela, parce qu’il y a des moments où il faut savoir changer de voie. Aujourd’hui, il faut explorer de nouvelles voies ! Est-ce que nous allons réussir ? Je ne sais pas. Mais il faut encourager tous ceux qui veulent aller vers ce chemin, qui acceptent de « conscientiser » – comme peut le faire Terra eco – sur tout ce qui se passe, de la consommation à la production, sur la vie quotidienne et le sens de la vie.
Dans mon ouvrage La Voie, j’ai essayé de montrer qu’il fallait tout réformer en même temps. Et pas seulement sur le plan des objectifs économiques et sociaux, mais aussi notre façon de vivre ! Pas seulement sur un plan subjectif et moral, mais sur la famille, les solidarités, les amitiés et même la mort ! Vous observerez qu’alors que nous sommes ici dans un monde laïc, il n’y a même pas de cérémonie pour accompagner nos morts.
La tendance lourde nous envoie vers la catastrophe, mais nous avons des signes, malheureusement dispersés et minoritaires, qui nous permettent de penser que nous pouvons apercevoir des voies de salut. A l’époque des printemps arabes, on a eu, comme en 1789, un lever de soleil. Mais la Révolution a ensuite été suivie de la Terreur et de Bonaparte… Alors, ne simplifions pas les choses. Cessons d’applaudir puis ensuite de gémir. Nous sommes dans l’aventure historique, et elle est complexe. Ce qui a manqué aux printemps arabes, qui véhiculaient une magnifique aspiration à la liberté et à la fraternité, c’est une pensée. Une fois la tyrannie cassée, les initiateurs – une jeunesse laïcisée accompagnée de non-laïcs ouverts – se sont retrouvés perdus, divisés. Ils ne savaient plus quoi faire. Pour les Indignés (mouvement qui a vu le jour en Espagne, ndlr), c’est pareil. Ils étaient mus par une aspiration des plus justes, en allant même parfois assez loin, comme aux États-Unis avec le mouvement Occupy Wall Street, maïs i] manquait, là aussi, une pensée.
Ici, Nicolas Sarkozy a réussi à tuer le mouvement dans l’œuf. Il y a eu une tentative d’occupation autour de La Défense où des tentes ont été plantées. La police a tout balayé. Vous savez, une bonne dictature sait tuer dans l’œuf la dissidence. Maintenant, il est vrai que nous avons un problème en France. Jusqu’à présent, la jeunesse était de gauche et révolutionnaire. Le symbole, c’était Mai 1968. Or, on a vu pour la première fois une partie importante de la jeunesse dans les manifestations contre le mariage pour tous. Il s’agissait d’une jeunesse de droite et pas seulement extrémiste. Quant à la culture de gauche chez les jeunes, on assiste à son dépérissement. C’est un phénomène que je considère comme catastrophique. Au début du XXe siècle, cette culture était transmise par les instituteurs de campagne, mais il n’y a plus de campagnes, ni d’instituteurs. Les enseignants du secondaire sont aujourd’hui des bureaucrates enfermés dans leur discipline. Les partis politiques qui formaient aux idées d’internationalisme et d’ouverture sur le monde ont soit disparu, comme le Parti communiste, soit se sont dévitalisés, comme le Parti socialiste. Il n’y a plus rien pour entretenir la flamme née en 1789 et qui, à travers des aventures historiques, a toujours ressuscité. Nous faisons partie du désastre. Et il est très difficile de résister.
On n’a pas trouvé le mot pour qualifier l’ennemi. On l’appelle « populisme ». C’est dommage, parce que c’est un très joli mot. En Amérique latine, les premiers grands mouvements de lutte contre les féodaux et les militaires étaient les mouvements populistes : des mouvements populaires contre les féodalités. Alors, quand je vois qu’ici on prend ce mot-là, ça me fait mal. C’est un contresens à contre-emploi. Vous savez, les grandes batailles se gagnent sur le vocabulaire. Quand on est incapable de nommer correctement les choses, on ne va pas très loin. Moi, je parle d’un vichysme rampant sans occupation. Mais ce n’est pas une vraie définition. Cette deuxième France, vaincue sous la IIIe République et minoritaire, ressort aujourd’hui avec tous ses fantasmes : le racisme, la peur de l’étranger, de l’autre. Avant, c’était l’antisémitisme, aujourd’hui, c’est l’anti-islam. Ce mouvement, qui s’est illustré par la victoire du Front national aux européennes en mai dernier, semble profond. Le terreau d’une insurrection des idées s’est-il évanoui ? Nous sommes dans une époque de régression. C’est ce qui est inquiétant et cela fait partie du courant catastrophiste dont j’ai parlé. L’abstention et le FN se sont partagés la victoire, la démocratie a subi la défaite.
Ne cherchons pas de recettes de cuisine. Il n’y a pas de solution, mais il y a une voie. Si on emprunte cette voie, alors tout devient possible. Vous savez, c’est un poète allemand qui a dit : « Le but et le chemin se confondent. » Nous devons nous trouver sur un chemin, et c’est dans ce chemin que les transformations se feront. Alors, tant que les chemins ne sont pas constitués, il faut essayer de livrer un message par les moyens dont on dispose. Dans le temps, des orateurs allaient de ville en ville. Aujourd’hui, on utilise les radios, les revues, Internet… Regardez le message chrétien. Il est parti de Paul. C’est un message qui a incubé pendant trois siècles dans l’Empire romain avant de rencontrer des circonstances favorables, quand la mère de l’empereur Constantin, devenue chrétienne, a fait qu’il se convertisse, ce qui a accéléré le processus. Là, il faudrait que la mère de François Hollande se mette au bio, peut-être ! Il y a donc des événements inattendus, inespérés qui arrivent.
Oui. Je suis incapable de les réciter, mais il y a l’inattendu, les capacités créatrices de l’esprit humain, il y a le fait que là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve… Sinon, qu’est-ce qu’on peut faire ? Ne surtout pas se laisser décourager. Continuer.
Je crois que, malgré l’adversité, je me sens stimulé de voir que l’on a affaire à deux vieilles barbaries. Celle que l’on connaît, l’ancienne – de la cruauté, de la haine, du mépris -, et la nouvelle – glacée -des calculateurs et des éconocrates. Nous devons résister aux barbaries, qu’elles s’appellent vichysme rampant ou néolibéralisme. Cette résistance me rend vivant. La force qui m’anime vient d’une certitude. Je sens présente en moi l’humanité dont je fais partie. Non seulement je suis une petite partie dans le tout, mais le tout est à l’intérieur de moi-même. C’est peut-être cela qui me donne l’énergie de continuer sur la voie qui est la mienne. Et à un moment donné, sans que vous ne sachiez pourquoi, c’est comme une catalyse, quelque chose se passe, se transforme, bascule… C’est cela, l’espoir.
Ce que j’appelle l’humanisme va plus loin que de considérer que tout être humain peut être reconnu comme tel. Le mot « reconnaissance » est un mot très important. Réfléchissez à cela : être « reconnu » dans sa qualité humaine… Montaigne a dit : « Je vois en tout homme mon compatriote ». C’est une chose fondamentale qu’il faut maintenir contre vents et marées, surtout à une époque régressive comme la nôtre, où le somnambulisme est de retour. Pour moi, l’humanisme va toutefois au-delà. C’est le sentiment que je fais partie d’une aventure qui est l’aventure humaine. Une aventure incroyable sortie de l’hominisation de la Préhistoire, de la chute des empires… Parvenue jusqu’à nos jours où les possibilités scientifiques permettent une vitesse vertigineuse de l’information. Nous sommes dans cette aventure inouïe et encore inconnue, Et, dans cette aventure, je crois qu’il faut jouer ce rôle que l’on peut assumer : la solidarité.
Pensez à l’Europe médiévale qui est passée en quelques siècles de l’obscurité à l’Europe moderne. Vous aviez un monde féodal et, à partir du XIIIe siècle, tout cela a commencé à s’agiter. Les nations modernes se sont formées, les villes se sont élevées, le capitalisme s’est développé, avec la Renaissance, la pensée a grandi et dans tout ce processus sont apparues les sciences, les techniques, la machine à vapeur… Aujourd’hui, ce que j’appelle la métamorphose de notre société doit se faire à l’échelle de la planète. Une société-monde doit naître en respectant les différences, les nations, les territoires. Et, pour avancer sur ce chemin, il faut penser des vérités contraires : la croissance et la décroissance, par exemple. Ou le fait que plus on mondialise, plus on doit sauver les territoires dans leur singularité. Ce chemin est donc très difficile et il faut pour l’emprunter parvenir à un niveau de pensée que le monde de l’élite intellectuelle, malheureusement, ne favorise pas. Au contraire, il encourage les idées particulières. Quant à la philosophie officielle… C’est malheureusement une philosophie qui encule les mouches.
(Sourire) La vie a deux pôles : le prosaïque – les choses qui nous emmerdent et que nous sommes contraints de faire pour survivre – et le poétique. Or, la vie, c’est la poésie ! C’est de l’effusion, de la communion, de l’amour, de la fraternité. Et c’est précisément cette poésie que les politiques ont perdue de vue. Donnons un sens prophétique au vers d’Hôlderlin : « Poétiquement l’homme habite la terre » !
Philosophe et sociologue, il a résisté au stalinisme, au nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale, à la guerre d’Algérie et à bien d’autres formes de barbarie.
1921 Naissance à Paris
1939 Rejoint la Résistance, puis entre au Parti
communiste, avant d’en être exclu en 1951
1977 Publication du premier tome de
La Méthode (Le Seuil)
2011 Publication de La Voie (Fayard)
Septembre 2014 Publication de Enseigner
à vivre (Actes Sud)