Le Monde constitue un nouveau dossier sur la question du mariage pour les personnes du même sexe, documenté sur la GPA. Bonne lecture, en préparation de la conférence débat du 4 février à MARSEILLE.
notre propre dossier mariage, fort de 35 entrées.
par François de Singly
Professeur de sociologie à Paris-Descartes, directeur du Centre de recherche sur les liens sociaux
SELON SES OPPOSANTS, le projet de loi sur le mariage pour tous serait une révolution, elle signerait la fin de la famille naturelle, l’évidence du noyau «père, mère, enfant». Et si ces opposants disaient, en partie, vrai ? Nous voudrions, pour mieux comprendre les enjeux de cette loi, faire une analogie avec ce qui s’est passé dans la peinture européenne au XVIe siècle.
Avant l’invention du maniérisme, le peintre devait représenter le plus fidèlement la nature. Le critère pour évaluer un tableau était le respect de la vérité de l’objet représenté. Évidemment, la peinture était un faux-semblant, devant faire «comme si» on avait devant soi, reproduite au mieux, la nature. Or le maniérisme a rompu avec ce présupposé. Le peintre s’éloigne de la représentation de la nature, rendant compte d’un monde artificiel. Le spectateur sait que ce qu’il voit n’est pas vrai. Il apprécie non plus la stricte reproduction, fidèle, du monde naturel, mais la bella maniera. N’est-ce pas ce qui est en train de se passer dans le domaine de la famille ?
Tel qu’il est défendu par les opposants au mariage pour tous, le mariage-institution ressemble aux canons de la peinture «naturaliste»: selon les argumentaires de nombreux opposants du mariage ouvert, n’y a-t-il pas souvent renvoi à l’état de nature comme seul légitime ? Or, il s’agit d’une fiction sociale, trompeuse, puisqu’elle a pour fonction de faire croire que le biologique et le social se confondent depuis la nuit des temps, qu’il s’agit d’un invariant anthropologique. Considérons deux éléments de la filiation en France contemporaine qui démontrent, sans conteste, que c’est bien une fiction.
Le premier, c’est le fait que tous les enfants nés d’une femme mariée sont aussi ceux de son mari. Ainsi, dans le mariage, cette présomption de paternité s’étend aux enfants conçus par insémination artificielle ou par fécondation in vitro. On joue à «faire comme si» pour assurer «la paix des familles» (selon l’expression d’un manuel de droit) et la tranquillité de l’ordre familial. Le deuxième élément est l’adoption plénière : les deux parents biologiques sont supprimés de l’état civil, remplacés par le ou les parents adoptifs, qui ont le droit de changer le prénom et le nom de naissance de l’enfant.
L’adoption plénière, qui a été et qui reste approuvée par les opposants au mariage pour tous, est donc un montage juridique qui a pour finalité d’imiter au plus près la reproduction «naturelle ». Ce mensonge juridique sur lequel repose cette adoption est accepté parce qu’il rend hommage à la nature. Une telle famille «naturaliste» ne repose pas sur un régime de vérité, contrairement à ce qu’affirment les opposants au mariage ouvert. Elle propose une fiction d’organisation de la vie privée qu’elle tente de faire passer pour universelle et atemporelle.
Avec la famille «maniériste,» notamment avec des parents gays ou lesbiens, la fiction continue mais, à la différence de la famille «naturaliste», elle peut être assumée. Il est difficile de tromper son monde, et tout d’abord les enfants. Deux hommes, ou deux femmes, avec un enfant ne peuvent pas jouer à la reproduction sociale de la nature. Chacun sait et saura qu’il s’agit bien d’un artifice.
Dans le cadre du débat portant sur les deux types de famille, on peut se demander pourquoi la croyance en l’imitation familiale de la nature est défendue à ce point par les institutions religieuses, pourquoi ces dernières établissent une équivalence entre la famille dessinée par Dieu et le mariage-institution occidental. On peut s’interroger sur le refus des opposants à la réforme de la liberté des femmes et des hommes de faire leur histoire dans le domaine familial.
Bien des religions ne refusent pas seulement l’ouverture du mariage, elles refusent aussi les conséquences du primat de l’amour dans le couple, c’est-à-dire le divorce et la séparation. Elles refusent la déconnexion entre sexualité et reproduction en condamnant la pilule. Elles refusent la perte d’exclusivité du mariage hétérosexuel comme cadre normal de l’éducation des enfants en ne reconnaissant pas le concubinage… Ainsi ces opposants préfèrent, par ailleurs, que les conjoints qui ne s’aiment plus restent néanmoins ensemble. Ils n’ont pas à se séparer, le mariage ne leur appartenant pas.
Un tel refus du divorce traduit une certaine conception des relations conjugales : en effet, quelle est la «vérité» d’un couple en désamour condamné à vivre ensemble ? Le refus du mariage pour tous ne peut pas être dissocié des résistances qui forment comme une ligne Maginot défendant la famille «naturaliste».
Au-delà de la question, pour ceux et celles qui le désirent quelle que soit leur orientation sexuelle, de l’égalité d’accès au mariage (à compléter par celle de l’accès au concubinage) à la filiation, d’autres questions doivent être posées : celles des fondamentaux sur lesquels les familles peuvent être reconnues (l’argument de la «réalité» n’étant pas un critère de la fiction sociale). On peut en nommer deux. Le premier, c’est l’importance du couple amoureux, hétérosexuel ou homosexuel, comme idéal de la fondation d’une famille.
Le second, c’est le primat de l’intérêt de l’enfant, défini non pas de manière intemporelle, mais selon les valeurs de référence des sociétés contemporaines (Déclaration des droits de l’enfant de 1989). L’enfant a le droit d’être pris en charge, élevé, éduqué par des hommes, des femmes qui signent, chacun individuellement, un engagement à long terme dans le cadre du mariage ou du concubinage, en se déclarant «parent».
Au centre de ce récit fondateur de la famille est placé le respect de l’enfant, se traduisant par le droit à la vérité de ses origines (tue avec l’accouchement sous X, avec l’adoption plénière…), par le droit d’être élevé par un ou des parents qui se sont engagés à être son parent, ses parents, son ou ses pères, sa ou ses mères, par le droit d’avoir des beaux-parents qui sont reconnus. Ce qui importe aujourd’hui pour l’enfant, ce n’est pas la forme «naturaliste» de sa famille, c’est le fait qu’il reçoive les soins et l’attention bienveillante dont il a besoin pour se développer.