2 mai 2010
par Thomas Wieder
Sur quoi portent les critiques de la psychanalyse ? Comment résiste-t-elle ? Les théories freudiennes, une passion française ?
Près de 14 000 exemplaires en sept jours : c’est certes, deux fois moins que Les Ecureuils de Central Park sont tristes le lundi, le dernier roman de Katherine Pancol (Albin Michel, 852 p., 23,90 euros), qui est en tête des ventes. Mais cela suffit pour faire du Crépuscule d’une idole, du philosophe Michel Onfray (Grasset, 624 p., 22 euros), le livre le plus acheté de la semaine écoulée dans la catégorie » essais et sciences humaines « , selon la base Edistat.
Sorti le 21 avril, ce brûlot consacré à » l’affabulation freudienne » est l’événement éditorial de ce printemps. En raison de la posture de combattant adoptée par l’auteur, chroniqueur au Monde, dont c’est le 58e livre en vingt et un ans. En raison du plan média, digne de celui d’un film à grand spectacle, qui a accompagné sa sortie. En raison, enfin, de la virulence des critiques qu’il a suscitées, notamment dans ces colonnes sous la plume de l’historienne Élisabeth Roudinesco ( » Le Monde des livres « , du 16 avril).
Engouement du public et emballement de la critique : dans le cas d’un essai qui se veut une attaque en règle contre la psychanalyse, une telle conjonction, pourtant, n’est pas inédite.
Le précédent du Livre noir Michel Onfray le reconnaît : ses thèses s’inscrivent dans la lignée de celles défendues par les quarante auteurs du Livre noir de la psychanalyse, publié en septembre 2005 aux Arènes sous la direction de l’éditrice Catherine Meyer.
Cet ouvrage, qui se proposait de » vivre, penser et aller mieux sans Freud « , fut lui aussi un succès de librairie (46 000 exemplaires vendus en grand format et en édition de poche). Et il généra une vive polémique. Dès décembre 2005, Élisabeth Roudinesco répliqua en publiant Pourquoi tant de haine ? (Navarin, 7 500 exemplaires vendus). Puis ce fut au tour du psychanalyste Jacques-Alain Miller, en février 2006, sous la forme d’un ouvrage collectif L’Anti-Livre noir de la psychanalyse, Seuil, 12 000 exemplaires vendus.
Généalogie de l’anti-freudisme. D’un strict point de vue théorique, pourtant, Le Livre noir de la psychanalyse et Le Crépuscule d’une idole ne développent pas d’idées fondamentalement neuves. Ils vulgarisent des thèses qui s’inscrivent dans le sillage d’une tradition critique dont l’histoire est aussi ancienne que la psychanalyse elle-même. Depuis sa naissance à la fin du XIXe siècle — le mot, inventé par le psychiatre Josef Breuer, auteur avec Sigmund Freud d’Études sur l’hystérie (1895), fut employé pour la première fois par ce dernier en 1896 —, la psychanalyse n’a cessé, en effet, d’être frappée d’anathème.
Pour dresser l’inventaire des critiques, il faut rappeler que la psychanalyse désigne deux choses distinctes : une méthode thérapeutique visant à traiter les » désordres névrotiques « , selon l’expression de Freud, et une théorie du psychisme cherchant à comprendre les mécanismes qui régissent celui-ci.
L’une ne va pas sans l’autre, certes, et Freud lui-même a élaboré sa théorie du psychisme à partir de son » auto-analyse » (ce qui fait dire à ses contempteurs, jusqu’à Michel Onfray, que sa théorie est trop liée à sa propre expérience pour être universelle). Pour autant, ces deux dimensions – clinique et herméneutique – sont suffisamment différentes pour avoir suscité des attaques spécifiques.
Une » science » en question De L’Interprétation des rêves, parue fin 1899 mais symboliquement datée de 1900 pour en souligner le caractère pionnier, à Moïse et le monothéisme, qu’il publia début 1939, six mois avant sa mort à l’âge de 83 ans, Freud a écrit une vingtaine de livres et des centaines d’articles.
Au fil des années, ses théories ont évolué. Sur l’appareil psychique notamment. Dans les années 1900, par exemple, il pensait qu’il était structuré autour d’une tripartition entre l’inconscient, le préconscient et le conscient. Vers 1920, il proposa une autre typologie, fondée cette fois sur la distinction du Ça, du Moi et du Surmoi.
Ces deux » topiques » – nom donné à ces sortes de cartographies de l’âme – ont été très discutées. La plupart des médecins refusèrent l’idée de Freud selon laquelle l’origine des névroses n’était pas organique mais mentale, autrement dit qu’elles n’étaient pas liées à un dysfonctionnement du cerveau mais à l’histoire de l’individu, et en particulier aux traumatismes subis dans sa petite enfance. Quant aux psychologues, s’ils admettaient l’existence de l’inconscient ou du refoulement, ils furent nombreux à brocarder ce que le Français Pierre Janet (1859-1947) appelait le » pansexualisme » de Freud, c’est-à-dire sa tendance à donner une interprétation sexuelle à tous les actes de la vie.
Avec le temps, Freud a aussi élargi son champ d’investigation. A partir de Totem et Tabou (1913), puis dans L’Avenir d’une illusion (1927) ou Malaise dans la civilisation (1930), il essaya d’appliquer la psychanalyse à ce qu’on désignait alors sous l’expression » psychologie des peuples « . Ce faisant, il rencontra d’autres résistances. Chez les anthropologues qui, tel Bronislaw Malinowski (1884-1942), discutèrent de l’universalité du » complexe d’Œdipe « . Ou chez les théologiens, comme le pasteur et psychanalyste suisse Oskar Pfister (1873-1956), qui condamna avec fermeté le parallèle fait par Freud entre le sentiment religieux et la névrose.
Les nouvelles » guerres freudiennes » Si la psychanalyse a toujours eu des ennemis, le rapport de force a évolué. En 1910, la création de l’Association psychanalytique internationale démontra que Freud n’était pas aussi isolé qu’à ses débuts et qu’il comptait des adeptes hors de Vienne, même si certains d’entre eux ne tardèrent pas à rompre avec lui avec fracas, comme Alfred Adler (1870-1937) et Carl Gustav Jung (1875-1961).
Dans les années 1950-1970, la psychanalyse, dont le centre de gravité s’était déplacé de l’Europe vers les États-Unis en raison des assauts portés contre elle par le nazisme, connut une sorte d’âge d’or. C’est l’époque où le freudisme s’imposa auprès des psychiatres américains. Et où il devint une référence incontournable pour nombre d’intellectuels, tels Jacques Lacan, Herbert Marcuse ou Wilhelm Reich.
Avec le développement des neuroleptiques et des neurosciences, mais aussi en raison de la popularité croissante des thérapies comportementales et cognitives (TCC), la psychanalyse a ensuite perdu de son influence. Les antifreudiens, qui n’avaient jamais baissé les armes, retrouvèrent alors une nouvelle visibilité. Dans les années 1990, plusieurs d’entre eux se mobilisèrent ainsi contre le projet d’une exposition autour de Freud à la Bibliothèque du Congrès de Washington, comme Mikkel Borch-Jacobsen, Adolf Grünbaum, Paul Roazen, Oliver Sacks, Frank Sulloway ou Peter Swales. Leurs cibles : la » scientificité » de la psychanalyse, la difficulté d’accès aux archives freudiennes, voire la personne de Freud, dépeint par certains comme un affabulateur ou un charlatan.
C’est de ce courant critique que le Livre noir et l’ouvrage de Michel Onfray sont les héritiers directs. En France, l’implantation de ces idées sur la scène intellectuelle a coïncidé avec la fragilisation de la psychanalyse dans le champ médical, notamment en 2003 lors du débat autour de l’ amendement Accoyer sur l’évaluation des psychothérapies. » Freud est-il mort ? « , demandait en 1993 l’hebdomadaire américain Time. Dix-sept ans plus tard, comme l’attestent les dernières controverses, une chose reste sûre : le cadavre bouge encore.
Thomas Wieder
© Le Monde
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