Dans la bataille ouverte avec la publication du dernier ouvrage de M. Onfray, on a vu la plupart des assertions de l’auteur démontées et mises en pièce par d’excellentes démonstrations de caractère universitaire. Mais je n’ai rien lu concernant ce qu’il écrivait sur les séances à 450 euros de Freud. J’ai donc cherché à démonter, dans la mesure du possible, le procédé qui permettait d’arriver à ce résultat en me posant la question du calcul y conduisant.
Je prie les lecteurs n’aimant pas les règles de trois et les conversions de bien vouloir excuser les quelques calculs élémentaires qui suivent ; ils pourront se contenter des résultats. Ceux-ci comme on le verra plus bas n’ont probablement pas grand sens : mais pour s’en rendre compte il faut bien faire les règles de trois !
On peut envisager le mode de calcul suivant. Onfray part d’un fait bien connu : selon Jones à partir de l’automne 1926, Freud qui prenait avant l’été six patients par jour à 20 $ la séance d’une heure, ne prend plus que cinq patients par jour à 25 $ la séance (1).
Or en 1926, le dollar équivaut à 30 AF (anciens francs), pour passer à 25 AF de 1927 à 1932, puis à 15 AF de 1934 à 1936. Si l’on s’en tient à la valeur de 30 AF (début 1927) , cela fait la séance à 750 AF. L’inflation cumulée en France durant cette période serait de 39000 % (suivant la plupart des « calculateurs » d’inflation) ; il faut donc multiplier cette somme par 390, puis la convertir en euros : cela donne 445 €. Si l’on s’en tient à la conversion 1$ = 25 AF (1927-32), le calcul analogue donne 371 € ; enfin si l’on s’en tient à la conversion 1$ = 15 AF (1934), on obtient 235 €.
A l’inverse, on peut appliquer ce calcul à un ouvrage comme celui de M. Onfray vendu aujourd’hui 22€ ; cela correspondrait en 1929 à une somme de 40 AF que l’on pourra utilement comparer aux 20 AF que coûtent à l’époque les Essais de psychanalyse de S. Freud ou les 25 AF que coûte l’Introduction à la Philosophie mathématique de B. Russel (2). Cette observation conduirait peut-être à diviser les chiffres précédents par deux.
Etablir une telle évaluation est difficile pour au moins deux raisons :
– Le franc n’a cessé de se dévaluer très fortement pendant 80 ans
– On ne peut pas comparer aussi brutalement le coût de la vie en 1927 et en 2010 ; les économistes expliqueraient que les biens ou les services auxquels une revenu moyen donne accès ne sont pas les mêmes en 1927 qu’en 2009.
Si l’on s’en tient au seul critère de l’inflation, il paraît plus cohérent de faire les calculs sur le DOLLAR qui ne s’est pas dévalué au même rythme que les monnaies européennes ; sur la durée 1927-2009 le facteur multiplicatif dû à l’inflation est à peu près égal à 10 (cela n’a rien à voir avec le franc !). Le prix d’une séance chez Freud serait d’environ 250 $ (2009), soit à peu près 175 €. On pourra rapprocher ce chiffre du prix des séances parisiennes (une demi-heure « banale » prenant grosso modo entre 40€ et 80€)
Encore une fois, il s’agit d’un calcul brutal qui ne tient pas compte de la deuxième observation. Quant aux statisticiens qui établissent ces tables de calcul, ils semblent eux-mêmes s’en méfier (3) ; on peut citer à cet égard cette remarque trouvée sur l’un des sites américains qui permettent ce genre de calcul : « These considerations do not stop the fascination with these comparisons or even the necessity for them« .
On observera également avec J. F. Larribau (article DOLLAR de l’Encyclopedia Universalis ) que « C’est (..) en termes de pouvoir d’achat que la valeur réelle du dollar doit être appréciée. De ce point de vue, estimé sur la base de l’indice des prix de gros depuis la fin du XVIII siècle ce pouvoir d’achat a connu une dégradation tendancielle très faible si on la compare avec celle qu’ont connue tous les pays européens : à la fin de 1977 sur la base 100 en 1967, la valeur du dollar n’était que de 20% plus faible qu’en 1792« .
Finalement, il se pourrait que les conversions faites plus haut n’aient pas tellement de sens ; sauf à illustrer un principe pratique bien connu des mathématiciens, suivant lequel modifier légèrement les conditions initiales d’un problème donné peut conduire à de grandes variations sur les résultats.
En attendant que les économistes veuillent bien nous éclairer sur ce point, ne serait-il pas plus raisonnable de s’en tenir à la simple observation suivante ?
En 1926 un ouvrier qui entre chez Henry Ford gagne assez bien sa vie : il est payé 7 $ de la journée. Un vieil homme de soixante-dix ans, qui est connu dans le monde entier, qui a été comme tous les viennois ruiné par la première guerre mondiale, qui supporte héroïquement les effets de son cancer, gagne donc en une journée de travail 17 fois ce que gagne l’ouvrier en question… Est ce si scandaleux ?
Henri Roudier
(1) La somme paraît assez élevée pour l’époque, mais ne semble pas avoir soulevé jusqu’ici de remarques extravagantes.
(2) Editions Payot ; j’ai choisi des ouvrages « matériellement comparables » ; un livre d’économie ou de mathématiques coûte évidemment plus cher, en 1929 ou en 2009.
(3) Ajoutons qu’il existe bien six ou sept méthodes de réévaluation d’une monnaie au cours du temps. Selon les critères retenus et ce que l’on souhaite évaluer, les résultats sont très différents (ils peuvent varier de 1 à 20).