Paris le 11 juin O6
Cher Monsieur,
J’ai pris connaissance de la convocation que vous avez adressée à plusieurs personnes en vue d’une réunion au Ministère pour le 15 juin prochain. Comme vous le savez, je n’ai nullement l’intention d’intervenir dans la politique des sociétés psychanalytiques. Cependant, je pense revenir, dans la presse ou ailleurs, sur ce qui se passe entre l’État et les institutions de formation des praticiens du psychisme.
C’est à ce titre que je m’étonne qu’après l’entretien chaleureux que nous avons eu vous teniez si peu compte des informations que je vous ai données et de celles que vous avez pu recueillir par ailleurs.
Que vous convoquiez les sociétés psychanalytiques afin de mieux connaître les critères de formation par lesquelles elles se reconnaissent, je le comprends aisément. Mais alors il me semble qu’une certaine cohérence s’impose. Plutôt que de convoquer à un rendez-vous commun quelques personnes désignées arbitrairement, ne serait-il pas plus juste de recevoir au moins la totalité des représentants des sociétés psychanalytiques françaises nationales? Elles sont, stricto sensu, au nombre de 17 et vous en avez la liste au Ministère. Cette liste est d’ailleurs publique.
Je n’inclus dans ce chiffre ni les sociétés régionales (en nombre croissant et dont certains membres appartiennent aussi à des sociétés nationales, il faudra d’ailleurs un jour les répertorier, je m’y emploie), ni les divers groupes inter-associatifs, ni les fondations, ni les internationales, ni les sociétés savantes, ni les associations universitaires qui, tout en se réclamant de l’enseignement de la psychanalyse à des titres divers, ont un statut clinique différent.
Je ne compte dans les 17 que les sociétés psychanalytiques (petites ou grandes) issues peu ou prou, par scissions successives, de la Société psychanalytiques de Paris (fondée en 1926), et qui forment des psychanalystes, c’est-à-dire des cliniciens qui se réclament de tous les courants issus du freudisme classique(de Freud à Lacan en passant par Melanie Klein, Ferenczi, Winnicott, Kohut, Dolto, etc). Il va de soi que n’entrent dans cette liste ni les sociétés d’obédience jungienne ou adlérienne ni les psychothérapeutes de toutes tendances, même si dans les rangs de ces derniers, il y a des psychanalystes formés d’ailleurs dans les écoles psychanalytiques.
Or, en lisant les noms et les sigles qui figurent sur votre convocation, je constate que vous vous adressez tantôt à des personnes qui ne représentent pas les sociétés en question (une secrétaire, par exemple, un ancien président, un membre simple, etc..), tantôt à des associations qui ne sont pas représentatives, soit parce qu’elles sont régionales (et alors pourquoi l’une et pas l’autre? Il y en a des dizaines), soit parce qu’elles ne font pas partie du champ psychanalytique au sens strict.
Comme en outre, votre convocation, si on la décrypte correctement — et ce n’est pas facile — ne s’adresse qu’à 9 sociétés psychanalytiques sur 17, je me demande vraiment quelle est la signification d’un tel choix, s’agissant d’une question aussi centrale que celle des relations de la psychanalyse avec l’État.
Cela fait maintenant trois ans que le Ministère de la Santé s’occupe de cette affaire qui a déjà « usé » trois ministres successifs. Je sais que personnellement vous avez eu le souci de vous informer et de recevoir tous les protagonistes de ce vaste champ du psychisme avec patience et compréhension. Vous avez eu aussi le mérite de tenter de satisfaire toutes les parties (psychiatres, psychologues, psychanalystes, psychothérapeutes) en modifiant de fond en comble le contenu des différents projets.
C’est la raison pour laquelle, dans un souci d’information et parce que j’ai toujours eu pour but de favoriser le bien public, je vous demande de m’expliquer de quelle manière vous avez procédé pour effectuer un tel choix et quelles sont les intentions de votre Ministère quand il souhaite connaître, de cette façon, les modalités de fonctionnement des sociétés psychanalytiques françaises.
Un mot encore : comme je vous l’ai dit et comme je l’ai dit à tous les ministres que j’ai eu l’occasion de rencontrer, vous n’ignorez pas que la France, pour des raisons historiques, occupe une position exceptionnelle dans toute cette affaire. Le freudisme et la psychanalyse font partie de notre patrimoine culturel et vous avez pu le constater, il y a quelques semaines, lors de la célébration des 150 ans de la naissance de Freud.
Cela veut dire que la politique que nous menons dans ce domaine concerne non seulement l’Europe mais tous les pays qui attendent que la France soit, une fois de plus, à la hauteur de la tradition qui est la sienne : celle des Lumières.
En attendant une réponse de votre part, je vous prie d’agréer, cher Monsieur, l’expression de mes sentiments les plus sincères.
Élisabeth Roudinesco