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5 mai 2016

Psychiatrie, bistouri et matière grise Élisabeth Roudinesco

Psychiatrie et condition humaine

par Philippe Grauer

Psychiatrie et condition humaine

chaînon manquant

Et si entre cerveau et esprit se trouvait cette chose hiatale qu’on appelle singulièrement solution de continuité pour marquer précisément la présence d’une discontinuité, d’une rupture. Si pour passer de l’un à l’autre on devait obligatoirement sortir de l’un, passer par un sas, pour accéder à l’autre. Ça économiserait bien des confusions et délires.

C’est tombé dans la langue courante "mon cerveau me dit que". Années 60, l’inconscient parlait à tous les comptoirs de bistrot. De nos jours, c’est ou le cerveau ou un gène, qui dirige obscurément notre existence. Changement de décor de l’imaginaire. Au moins avec l’inconscient on restait dans une certaine cohérence territoriale, un être mythique tapi en nous dirigeait notre existence, et se manifestait, tel un korrigan, par mille facéties au quotidien.

un kilo de trop

Nos neurosciences à présent peuvent commencer (tout juste commencer) à explorer ce cerveau par quoi nous éprouvons et pensons – un cerveau d’un kilo de trop comme le remarque Prochianz, carburant au langage articulé –, et nous disposons, côté patients (comme côté généralistes), de molécules fantastiques – le mot s’impose – pour se faire frémir les neurones, vibrer les synapses et nous propulser dans un état très proche de l’Ohio. Remarquez, ça a toujours été (depuis au moins 60 000 ans), encadré par les spécialistes de l’époque en matière d’états modifiés de conscience, nos lointains ancêtres. Ces médiateurs comment opèrent-ils en médecines de l’âme ?

Expression terrible, en tant qu’elle contient le signifiant médecine, au sens nouveau de médecine scientifique. L’association des deux constitue un oxymore (ie : malin-stupide), quel joli mot pour désigner une juxtaposition antagoniste, quand scientifique se met à signifier positiviste. On n’est pas si loin de ce que nous sommes précisément en train de traiter. Il faudrait juste disposer entre les deux termes, un hiatus.

On y logerait le processus de dynamisation du sujet – psychothérapie relationnelle ou psychanalyse –, et on continuerait, tout en profitant de façon bien tempérée des progrès de la médecine, de veiller quand c’est nécessaire à prendre en charge nous-mêmes le fil de notre existence.


Élisabeth Roudinesco

LE MONDE DES LIVRES | 05.05.2016

Carlos Parada, Toucher le cerveau, changer l’esprit, PUF, « Science histoire & société », 204 p., 19 €.-

Leucotomie, lobotomie, topectomie, thalamotomie

Ami et élève de Claude Olievenstein (1933-2008), avec lequel il a travaillé pendant des années à l’hôpital Marmottan, à Paris, Carlos Parada, psychiatre engagé, spécialiste des toxicomanies, raconte, dans le fort intéressant Toucher le cerveau, changer l’esprit, les déboires et les errances de la psychochirurgie, qui visait à éradiquer les psychoses, les dépressions et l’homosexualité par des opérations barbares sur le cerveau : leucotomie, lobotomie, topectomie, thalamotomie. Quelle que soit la variété des techniques, il s’agissait toujours de prélever une substance cérébrale dans le but d’altérer un trouble psychique ou mental.

Continuité absolue entre le cerveau et l’esprit

Mise au point en 1935 par le médecin portugais Egas Moniz (1874-1955), qui reçut le prix Nobel en 1949 pour ses recherches, cette pratique reposait sur la conviction qu’il existerait une ­continuité absolue entre le cerveau et l’esprit. Comme si enlever un lobe à l’aide d’un bistouri suffisait à changer la condition humaine. Ces interventions n’eurent aucune efficacité et ne firent qu’ajouter une anomalie, liée à l’amputation, à un déséquilibre psychique. Certains cas sont restés célèbres aux États-Unis, celui, notamment, de Carl Liebman (1900-1969), ancien patient ­psychotique de Freud qui finira ses jours dans un hôpital psychiatrique, et celui de Rosemary Kennedy (1918-2005), opérée en 1941 dans le plus grand secret à la demande de son père, Joseph Kennedy, ­patriarche du clan. Elle ne s’en remettra ­jamais. Quant à Moniz, il sera agressé par un patient schizophrène. Contraint de cir­culer dans un fauteuil roulant, il poursuivra ses expériences jusqu’à sa mort.

Le choix entre deux voies

Si Carlos Parada n’évoque pas ces cas, il montre néanmoins comment s’est développé ce rêve de « changer l’esprit en touchant le cerveau » et il indique que la psychiatrie biologique de la seconde moitié du XXe siècle avait le choix entre deux voies : l’intervention chirurgicale d’un côté, la généralisation des psychotropes de l’autre. En France, de nombreux psychiatres, parmi les plus humanistes et les plus ouverts à la psychanalyse et donc au traitement psychique – Georges Daumezon, Henri Ey, Serge Lebovici –, acceptèrent en partie cette pratique, en invoquant la suppression de la souffrance chez les patients agités, angoissés, délirants. Seul Henri Baruk (1897-1999), anti-freudien avéré, refusa de s’engager dans un débat sur la notion même d’efficacité. Aussi s’opposa-t-il, par principe et au nom d’une morale religieuse, à ces interventions aujourd’hui interdites dans de nombreux pays. Il considérait qu’il y avait peu de différence entre les malades mentaux et les hommes ordinaires, et que le médecin devait supporter les violences et la folie du malade.

Pouvoir disciplinaire et transgression de la norme, les deux facettes d’un savoir psychiatrique en quête d’identité
Dans cette optique, Carlos Parada soutient que la psychiatrie biologique ­contemporaine a hérité, d’un côté, de l’aspect « disciplinaire » de la psychochirurgie, quand les substances chimiques sont ­administrées par le psychiatre du haut de son autorité et, de l’autre, de son caractère transgressif, quand le patient se drogue au point de s’autodétruire. Dans cette nouvelle configuration, le psychiatre n’a plus le pouvoir d’imposer un traitement barbare au patient sans son consentement tandis que celui-ci peut décider lui-même de consommer de la drogue. Pouvoir disciplinaire et transgression de la norme sont donc les deux facettes d’un savoir psychiatrique en quête d’identité.