Dans un entretien donné à Grand Continent, Élisabeth Roudinesco fait le tour de ses tournées en Europe centrale et orientale, évoquant les alea de la vie intellectuelle et culturelle dans cette aire revisitée par le spectre du communisme.
Un moment de réflexion sur l’espace européen, mis en perspective avec le psychanalytique.
La psychanalyse en Europe centrale et orientale, devenue un objet d’importation depuis l’anglo-saxonnie. « La chute du mur de Berlin et l’effondrement du communisme ont bouleversé les sociétés des anciennes républiques socialistes soviétiques. Dans son entretien Grand Tour, in Grand Continent, Élisabeth Roudinesco nous décrit sur plusieurs décennies les changements intervenus dans les capitales de l’Europe de l’Est — l’arrivée du luxe, des touristes, l’assouvissement de nouveaux désirs mais aussi la montée terrible des inégalités. À travers ses nombreuses rencontres avec des intellectuels de l’Est, elle retrace l’histoire d’une génération de penseurs et d’artistes. »
Dans le bel article que lui consacre Grand Continent, une revue à suivre, on touche du doigt à lire l’historienne comment un « communisme » de caserne troquant la liberté pour une « invivable » égalité grise, a ravagé culturellement l’ensemble de la soviéto-sphère européenne. Le discours de la poutintchina prend la relève de cette anti-culture où le besoin élimine le désir, où le cynisme hypernationaliste d’une police politique exerçant un pouvoir maffieux s’efforce d’écraser toute expression identitaire réputée contraire.
L’altérité affole l’empire néo-soviétique, à l’inverse de ce qui se passait dans l’autre empire d’Europe centrale, l’autro-hongrois d’avant la guerre de 14, ébouriffant, malgré l’oppression ("gardez vos meutes, nous garderons les nôtres"), de diversité multi nationale, qui a donné au monde, rappelle Élisabeth Roudinesco, la psychanalyse, le sionisme, la social-démocratie, le socialisme. Sans compter le dodécaphnisme, la peinture et la littérature (dont Freud si l’on y pense !).
La psychanalyse quant à elle est devenue un mouvement anglophone, il n’y a plus d’Europe centrale psychanalytique, rappelle l’historienne, la psychanalyse, fruit du « bouillon de culture » viennois, est devenue occidentale, les pays d’Europe centrale et orientale la réimportent, la lisant dans la traduction standard Strachey, s’appuyant sur son appareil critique. Pareil en Allemagne.
Rappelons tout de même avec elle que « les premiers freudiens venaient de Galicie – c’est le cas de Freud – et de tout l’empire, de Russie, de Bohême, de Hongrie, de Moravie, de Transylvanie… Ils parlaient tous plusieurs langues. La révolution dont ils rêvaient, contemporaine du sionisme, leur terre promise à eux, c’était l’exploration de l’inconscient. » Rêves évanouis, mués plutôt. Penser au retour à Vienne — en passant par Esalen, le monde ayant changé.
Côté russe, le grand tournant, bien avant Poutine, c’est quand Eltsine, en public, face à Gorbatchev, signe la mise hors la loi du Parti communiste. Il supprime l’un des trois piliers du régime. La question était enfin tranchée, il ne s’agissait plus de le réformer, tâche impossible en situation pourrissante (ou intrinsèquement impossible ? débat à présent académique), mais d’en sortir. Plus tard, après la redistribution oligarchique, viendra la nostalgie de l’empire, avec la résurgence du KGB s’appuyant sur la corruption kleptocratique des oligarques, faucons (les sokolniki) ou domestiqués, et la maîtrise de la propagande, actuellement à l’œuvre.
Les empires ne passent pas de l’agonie à la mort comme ça, ils ne se décompsent pas si facilement. Voyez l’ottoman jusqu’à nos jours. Voyez les convulsions de la décolonisation française. Et un cran en arrière, voyez comment la Révolution française finissante passa par l’épopée napoléonnienne. D’Austerlitz à Waterloo, quel parcours européen ! Plus près de nous l’horreur nazie (ne pas oublier la nipponne, à bien des égards équivalente, les massacres de Nankin valent largement Hiroshima) fut telle qu’elle occulta de son ombre la stalinienne, qui eut le mérite, ce qui n’est pas rien, de largement contribuer à l’abattre. Ne jamais perdre de vue Stalingrad.
Il demeure que le stalinisme détruisit la psychanalyse. Que reste-t-il aujourd’hui de ses intéressantes tentatives de reconstruction, ainsi que des mouvements issus de la psychologie humaniste américaine, présents jusqu’au début de la décennie 2010 ? à l’ombre de la tyrannie, quelles chances pour ces agents de l’étranger ? espérons un renouveau ukrainien, au sein de l’espace européen démocratique.