Bientôt un dossier de presse et notre propre analyse de cet important ouvrage.
Entretien avec Élisabeth Roudinesco et Marcel Gauchet
recueilli par Eric Aeschimann pour le Nouvel Observateur du 4 septembre 2014
Le Nouvel Observateur – Élisabeth Roudinesco, pourquoi écrire une Vie de Freud alors qu’il en existe déjà plusieurs ? Tout n’a-t-il pas été déjà dit ?
Élisabeth Roudinesco – Les biographes de Freud sont anglo-saxons ou allemands et certains sont excellents, notamment Peter Gay, dont l’ouvrage, Freud une vie, paru il y a 25 ans, fait autorité. Mais à partir du milieu des années 1990, l’exploration des archives de Freud a conduit plusieurs historiens américains à tenir un discours très anti-freudien et il me semble que, depuis, l’image du fondateur de la psychanalyse s’était brouillée en France. D’un côté, les associations de psychanalystes refusent d’examiner les faits historiques et ressassent les écrits théoriques de Freud comme des textes sacrés ; lorsqu’ils s’intéressent à sa vie, c’est pour se livrer à des interprétations psychanalytiques tout à fait hasardeuses. D’un autre côté, les anti-freudiens, dont le plus connu en France est désormais Michel Onfray, se livrent à des exercices de destruction truffés d’erreurs factuelles. L’heure est venue de sortir des légendes noires et des légendes dorées.
NO – Votre livre est-il une réponse à Michel Onfray ? S’agit-il de « rétablir des vérités » ?
ER – Mon ambition est de montrer qu’il a vécu et pensé dans une société singulière : celle des juifs viennois au tournant du XXème siècle. Je crois que l’on ne peut comprendre sa pensée sans la replacer dans un contexte précis de transformation des normes familiales, de pratiques médicales ou de questions intellectuelles qui prévalaient alors. Longtemps, les psychanalystes ont eu une conception anhistorique de la psychanalyse, qui aurait surgi comme par magie, sans lien avec son contexte. D’où toute une série de mythes qu’il faut déconstruire. Ainsi, la légende fondatrice de « l’auto-analyse » de Freud, présentée comme une démarche entièrement personnelle qui lui aurait permis de découvrir – seul ! – son propre inconscient. C’est une construction rétrospective. En réalité, Freud a beaucoup tâtonné, s’est égaré, s’est inspiré des théories scientifiques de son époque, a terriblement souffert, a beaucoup discuté : sa correspondance montre combien il doit à ses disciples et à son époque. Autre exemple : le complexe d’Œdipe, qui réduit toutes les souffrances psychiques au schéma familial dominant et qu’il est urgent de défaire aujourd’hui – en revanche, la démarche consistant à chercher des modèles dans la mythologie grecque ou dans les textes classiques me semble une idée de génie. De même, sur les 120 patients recensés de Freud, une bonne partie n’a pas guéri même si leur vie a été transformée par la cure, Il faut le dire et se demander pourquoi. Ma réponse est que la technique psychanalytique traite les névroses, mais pas les psychoses. Ce qui explique, a contrario, son efficacité sur les grands bourgeois intellectuels qui traînaient leur mélancolie dans les sanatoriums de l’Europe de la Belle Époque. Voilà quelques-unes des recontextualisations que je voulais faire.
NO – Que Freud n’ait pas guéri ses patients, voilà qui pose tout de même des problèmes…
ER – Freud a réussi à en guérir beaucoup. Mais il faut comprendre qu’il a initié des changements qui ont par la suite mis en porte-à-faux sa théorie. La répression sexuelle, cela existait. À Paris ou à Vienne, les enfants portaient des appareils contre la masturbation et on restait fiancé pendant cinq ans sans relation sexuelle. C’était une société conflictuelle et Freud a contribué à faire sauter certains verrous. Dans un deuxième temps, lorsqu’il rencontre Jung, il se confronte à la psychiatrie et notamment aux pathologies psychotiques : à la folie. Jusqu’alors, on laissait les patients enfermés dans leur silence ; en proposant des cures de parole, la psychanalyse fait naître un nouvel espoir et une nouvelle dynamique. Mais peut-elle guérir des psychotiques ? Rien n’est moins sûr. Plus tard encore, dans les années 1920, à Berlin, sous l’influence de Mélanie Klein, la psychanalyse s’occupe des enfants en bas âge. Freud n’avait pas voulu cela et, comparée à celle de ses disciples, sa pensée apparaît alors comme démodée. L’histoire de Freud, c’est aussi cette succession de réussites et d’échecs.
NO – Marcel Gauchet, Freud était au cœur de l’un de vos tous premiers livres, mais vous vous êtes toujours montré très critique envers le mouvement psychanalytique, notamment en France. Êtes-vous surpris par l’antifreudisme actuel ?
Marcel Gauchet – Non. Il est la rançon de la légende sur laquelle le mouvement psychanalytique a trop longtemps vécu. Freud a été présenté comme un héros glorieux, un pionnier qui aurait brisé les préjugés et imposé une nouvelle théorie. Lui-même est le premier responsable de cette légende, par exemple lorsqu’il se compare à Copernic et Darwin, parce qu’il aurait, à leur suite, infligé un troisième démenti à la prétention humaine d’être une espèce à part…,Et cette légende a été renforcée par une autre selon laquelle la naissance de la psychanalyse se serait jouée en quelque sorte à l’intérieur même du psychisme de Freud : c’est par la compréhension de son propre inconscient qu’il aurait découvert un continent inconnu. Il faut bien mesurer les implications de ce récit d’origine ; dans la mesure où elle serait le fruit du seul génie d’un homme capable d’autoanalyse, la découverte de l’inconscient sort de l’histoire. Elle est suspendue à la percée d’un héros fondateur. Je me souviens d’un psychanalyste qui affirmait sans rire que la théorie de l’inconscient aurait pu surgir tout aussi bien il y a trois mille ans en Mésopotamie ! En refusant d’inscrire la psychanalyse dans son époque, les freudiens ont construit une idole et dès lors qu’il y une idole, surgit fatalement le démolisseur d’idole.
NO – Mais ce qui compte, ce sont les outils qu’il a forgés pour comprendre le psychisme humain. Sa vie privée a-t-elle vraiment de l’importance ?
MG – Cela serait vrai si la psychanalyse était une science : pour comprendre la loi de l’attraction terrestre, il n’est en effet nul besoin de connaître la vie de Newton. Mais la psychanalyse n’est pas une science. Comme la sociologie, la linguistique, l’ethnologie et les autres sciences humaines, c’est une interprétation du phénomène humain. Elle s’efforce d’établir les faits le plus rigoureusement possible, mais ses conclusions relèvent nécessairement de l’herméneutique : on interprète, sans bénéficier, comme les sciences dures, des garanties procurées par l’expérimentation et la mathématisation.. C’est pourquoi la personnalité de celui qui formule les concepts interprétatifs joue un rôle important Entendons-nous: il ne s’agit pas des particularités intimes d’un individu, mais du travail d’un esprit avec les apports et les problèmes de son temps. L’œuvre de Freud est un génial bricolage théorique, mais que l’on ne peut pas prendre au pied de la lettre, sauf à tomber dans une scolastique stupide. Il faut replacer ce bricolage dans son contexte et comprendre comment Freud a été amené à forger des notions comme « libido », « complexe d’Œdipe » ou « surmoi », afin de les ajuster, de les repenser s’il le faut.
ER – Je partage l’idée que la psychanalyse n’est pas une science et ce fut l’une des grandes erreurs de Freud de croire – et de faire croire – le contraire. Il suffit de prendre un texte aussi étonnant qu’ « Au-delà du principe de plaisir » : héritier des « médecines de l’âme », Freud était habité par l’irrationnel, même s’il n’a cessé de lutter contre son propre penchant. Thomas Mann disait que la psychanalyse était un romantisme devenu scientifique. Avec le recul, on mesure que sa grande force est d’abord d’avoir été un formidable créateur de mythes. Dans Totem et Tabou, il invente de véritables récits mythiques, qu’il n’a du reste jamais présentés comme des faits scientifiques.
NO – La psychanalyse a aujourd’hui perdu cette inventivité théorique. Comment relancer la réflexion, la sortir de l’immobilisme ?
MG – C’est le fond du sujet. Lorsque Freud énonce sa théorie du complexe d’Œdipe ou de la pulsion de mort, il croit découvrir des vérités éternelles. Or, autant je suis convaincu que sa pensée a mis à jour une partie essentielle de l’esprit humain, autant les psychanalystes se sont fourvoyés en croyant que les mécanismes psychiques qu’il décrit sont des invariants de la condition humaine. Ce n’est pas le cas, nous sommes en train de le vérifier.. Les structures familiales qui nourrissaient les névroses ont profondément évolué, et les symptômes avec elles. C’est pourquoi, il est plus que jamais nécessaire de replacer la psychanalyse dans son histoire, afin d’adapter les outils forgés par Freud. Mais, dans l’autre sens il ne faudrait pas croire que tout a changé du tout au tout. Quand j’entends dire que la dépression a remplacé la névrose, je m’interroge sur ce qui différencie vraiment les deux. Si le sexe n’est plus interdit, cela signifie-t-il que vivre sa sexualité soit vraiment devenu plus facile ?
ER – Le surmoi, ça continue d’exister et il est toujours aussi difficile de s’en libérer…
MG – Le burn-out, maladie contemporaine par excellence, ressemble furieusement à la neurasthénie, si répandu à la fin du XIXème siècle ; d’ailleurs, on accusait déjà le développement des moyens de communications d’en être responsable ! En réalité, ce que Freud repère, c’est le moment où l’individu devient capable d’exprimer sa souffrance psychique, de s’auto-diagnostiquer. « Je suis déprimé » est une phrase qui marque l’entrée d’une société dans la modernité, comme on le voit en Chine depuis une vingtaine d’années.
L’évolution scientifique rend-elle caduque l’approche freudienne ?
ER – Aujourd’hui, nous vivons dans l’idée que la névrose, symptôme d’un conflit intérieur, aurait été remplacée par la dépression, la maladie du désenchantement moderne. En France, on compte cinq millions de personnes en souffrance qui se traitent par des médicaments ou qui refusent de se soigner. Dans les deux cas, l’attitude revient à dire : je n’ai pas besoin d’aller chercher des explications dans mon inconscient. Il y a un rejet de l’intellectualité.
MG – Le suprême argument de l’antifreudisme actuel consiste à soutenir que les progrès scientifiques accomplis par la psychologie cognitive et les neurosciences périment la théorie psychanalytique. Avec les développements de l’imagerie cérébrale, de la biologie, de la génétique, on voit renaître une conception « naturaliste » de l’esprit humain. En réalité, cette situation est moins nouvelle qu’il n’y paraît. Elle est, à bien des égards, un remake de ce qui s’est passé, avec le modèle de la psychophysiologie à la fin de XIXe siècle, modèle dont Freud est parti pour le dépasser. Nous devrions à mon sens nous inspirer de son exemple. Les avancées scientifiques actuelles apportent des faits indiscutables et passionnants. Encore reste-il à les interpréter conceptuellement. La théorie psychanalytique aurait beaucoup à gagner en prenant la tête de ce travail.
Sur le Pacs et sur le mariage pour tous, la majorité des psychanalystes s’est montrée d’un conservatisme étonnant. Mais Freud lui-même n’était-il pas un conservateur ?
MG – C’est intellectuellement un révolutionnaire et politiquement un conservateur, très conscient de manier de la dynamite à l’égard de l’ordre social. Il était convaincu que la répression des pulsions est nécessaire à la civilisation. La suite a montré qu’il avait en grande partie tort sur ce point : l’ordre répressif-autoritaire-patriarcal s’est écroulé et pour autant la civilisation ne s’est pas effondrée. L’hostilité des psychanalystes à l’évolution des mœurs sexuelles est donc parfaitement infondée. En revanche, ils ont raison de souligner que cette évolution aura des conséquences. C’est justement ne raison de ces changements anthropologiques que nous avons besoin d’une théorisation psychanalytique rénovée : tout ce que nous pensions savoir de la sexualité humaine est à revoir de fond en comble.
ER – Freud était un conservateur éclairé, un libéral, partisan de la monarchie constitutionnelle, hostile à toutes les dictatures et platonicien : il rêvait d’un monde dirigé par des sages et des élites. Mais il était contre la peine de mort, pour l’émancipation des femmes, pour l’avortement et pour la liberté sexuelle des jeunes et il a accueilli sans problème sa fille, qui vivait chez lui avec sa compagne et ses enfants. Il était très tolérant envers l’évolution des mœurs.
MG – Freud a été à la fois un penseur et un praticien. Il a fait émerger un pan ignoré de ce que nous sommes : le continent de l’inconscient. Sur ce point-là, il n’y aura jamais de retour en arrière. Mais ce n’est qu’un point de départ. L’exploration de ce continent ne fait que commencer.
, directrice de recherche à l’université de Parsi 7 Diderot, chargée d’un séminaire d’histoire de la psychanalyse, présidente de la SIHPP est l’auteure de Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre qui sort le 11 septembre au Seuil.
, directeur d’étude à l’HESS et rédacteur en chef de la revue Le Débat a publié en 1980 La pratique de l’esprit humain : l’institution asilaire et la révolution démocratique (en collaboration avec Gladys Swain.)
Dernier ouvrage paru : L’avènement de la démocratie III – À l’épreuve des totalitarismes (1914-1974), Gallimard.-