un collectif d’intellectuels et de pédopsychiatres
Sous le titre « Déporter des enfants ukrainiens et les “russifier”, c’est amputer l’avenir de l’Ukraine », dans une tribune publiée dans Le Monde du 1er août 2022, un collectif d’intellectuels et de pédopsychiatres, parmi lesquels notre éminent collègue psychiatre Bernard Golse et l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe protestent contre le déplacement forcé de mineurs en Russie, participant du projet « d’éradiquer l’identité et la nation ukrainiennes ».
plus de 300 000 "enfants volés" ?
L’auteur examine comment selon une stratégie de prédation très ancienne dans l’histoire de l’humanité, réutilisée dans les guerres coloniales, de nombreux enfants, soit orphelins, soit « orphelinisés » à l’occasion de dispositifs de « filtration », se voient déportés, rééduqués, russifiés, ou même purement et simplement adoptés, au mépris des conventions internationales sur le sujet, jamais signés par la Russie. Les chiffres sont impressionnants. D’après les autorités russes, l’opération en cours porterait sur 330 000 enfants et mineurs. Même si ce chiffre devait se voir diminuer d’un zéro, plusieurs dizaines de milliers serait autant de trop.
droits de l’enfant bafoués
Philippe Grauer répercute cette information et se porte solidaire de la protestation de nos collègues. Certes, le contexte historique et politique de la guerre en Ukraine, séquelle internationale de l’effondrement de l’empire soviétique, reste complexe. Mais il ne s’agit ici que de s’associer en tant que psychopraticiens relationnels et psychanalystes, à la dénonciation par des pédopsychiatres d’un crime contre l’humanité dont l’agresseur est clairement et uniquement la Russie et l’Ukraine clairement et uniquement la victime. Lequel crime bafoue à grande échelle et de façon continue les droits de l’enfant. Ce qui concerne directement notre profession.
Ivan le Terrible et successeurs
L’auteur éclaire l’actualité par un rappel de l’antécédent historique d’un processus de terreur de masse remontant à Ivan le Terrible, dont la politique « satanique » inspira Staline, dont à présent s’inspire Poutine.
Carence de "plus jamais ça"
Nous connaissons en tant que psys le ressort de la compulsion de répétition. L’article de Sylvie Kauffmann, « Punir Poutine, ou punir la Russie ? » Le Monde, 12 sept 2022, jette de ce point de vue un jour nouveau sur la situation globale actuelle, à partir du concept de repentance, jusqu’ici non aboutie dans le domaine russe, des crimes de l’URSS.
Nos pédopsychiatres en France se mobilisent sur la question de la maltraitance d’État des enfants par les Russes en Ukraine. Prenons-en de la graine.
La tribune du Monde, signée entre autre par nos collègues pédopsychiatres Bernard Golse et Pierre Lévy-Soussan, rappelle :
« Le kidnapping de masse d’enfants, dans un conflit armé, et leur instrumentalisation comme objets dont on dispose, au gré des « lois » autocratiques, conduisent à la destruction radicale de leur passé, de leurs fondations psychiques. Une destruction, que l’on peut qualifier de meurtre d’âme, qui marquera à jamais leur destin. »
Il faut prendre connaissance de cette tribune — parue dans Le Monde de ce 1er août 2022. Il devient urgent de prendre parti et sous toutes formes possibles élever la voix pour mettre fin au massacre des innocents en cours. Nous autres psys savons le prix d’un meurtre d’âme. Cela nous oblige impérativement à élever la voix, pour ne pas devenir, par nonchalance, complices de l’horreur en cours.
Plus tard ne dites pas je suis resté dans mon confortable (le confort comme ennemi de la démocratie) coin à ne rien dire ni faire. La guerre en Ukraine se déroule en vous-même. Relisez le Sartre de L’existentialisme est un humanisme. Décidez-vous entre lâcheté ordinaire et prise de responsabilité. Les chemins de la liberté passent par chez vous, et les innocents ont besoin que votre voix se fasse entendre pour préserver leur imprescriptible identité, et du coup votre propre intégrité éthique et citoyenne.
Ne vous méprenez pas. Les tyrans sont très attentifs aux réactions à leurs forfaits. Le néo-stalinisme n’ira jamais plus loin qu’au point où notre détermination saura l’arrêter dans son criminel cheminement.
Au retour des camps apparut la résolution Plus jamais ça. La capacité d’infliger l’horreur à ses semblables caractérise l’espèce humaine, pour des raisons anthropologiques, genre meilleur/pire, que nous ne ferons ici que mentionner. On ne saurait parler improprement de génocide, entreprise radicale de meurtre par assassinat global de masse. Plutôt de colonialisme d’empire, accompagné de l’hyperviolence de la négation radicale de l’autre, à effacer de la carte. L’opération en cours, de déportation de masse de centaines de milliers de mineurs et enfants à destination du célèbre extrême-orient soviétique, à fin d’éradication de l’identité d’origine, est monstrueuse, et qualifiable de crime contre l’humanité. Ainsi quand cela redevient nécessaire, en prenant ses responsabilités, il faut trouver le courage lucide de s’opposer aux incendiaires qui s’en prennent au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au droit d’existence nationale et étatique, au droit des enfants de rester dans leur famille, localisée comme elle l’entend, en sécurité. On touche ici au domaine du droit humain de base.
Le témoignage de l’ambassadeur de Chine à Paris interviewé récemment sur LCI, parlant de la population de Formose, qui nécessite une rééducation, fournit une autre clé pour comprendre que les régimes totalitaires, ignorant par principe la démocratie et l’opinion des gens, continuent de penser en terme d’"éducation" de force (entendre propagande et contrainte, pouvant aller jusqu’à la ouigourisation — totalitarisme colonial) le façonnement du consensus de soumission à leur régime de terreur. Ainsi en va-t-il des programmes de reprise en main russificatrice des populations scolaires dans les territoires ukrainiens en voie d’annexion. Pour la première fois depuis la fin de la seconde guerre mondiale le spectre d’un néo, post-soviétisme plutôt, manipulateur des consciences, armé d’un cynisme ultranationaliste, se profile à nos portes. C’est l’alarme.
La Bête, à ne pas confondre avec les bêtes, qui n’ont rien à voir avec la cruauté humaine, se manifeste périodiquement comme Bête d’État, frappant d’indignation et d’impuissance ce qui demeure de civilisé alentour, et à des degrés divers au sein même du groupe gouverné à l’enseigne de la terreur. Requérant les hommes de bonne volonté, pour utiliser une expression consacrée incluant les femmes, de reprendre les armes pour gagner une guerre juste, la violence même de la guerre suspendant (avec mesure, en cas de légitime défense) le Tu ne tueras point de façon paradoxale et tragique. Faire la guerre et barrage à l’agresseur qui ne comprend que la violence, faute de quoi l’iniquité s’empare de la conduite des affaires du monde humain, conduit à l’usage résolu de la force contre l’État qui en abuse. Eisenhower visitant les camps de la mort s’exclame, si nous ne savions pas pourquoi nous combattons ou l’avions oublié, maintenant nous le savons. N’oublions jamais nos buts de guerre. Usage de la force des armes disions-nous, certes, mais conjointement à la force d’âme.
Évidemment, l’Histoire peut toujours se voir opposer aux protagonistes d’une guerre juste, un tu ne t’es pas regardé. Mais cette neutralisation perverse, ingénieuse et souvent fondée, aux mains de l’agresseur ne fait qu’ajouter le vicieux au méchant, cherchant à décontenancer ceux qui trouvent le nécessaire courage de s’opposer à son inhumanité en marche.
L’Union soviétique, au sortir d’une cruelle guerre civile, a dérivé en dictature indéfinie, substituant la propagande à la conviction, administrant une terreur systématique. Le régime fondé sur une méfiance d’État devenue systémique, liquida son potentiel démocratique, dérivant en totalitarisme, camps[1], police politique terroriste, procès bidons et crimes de masse à l’appui. Raz-de-marée collectif traumatique et moral au retentissement sidérant pour le coup transgénérationnel. Le nazisme sut s’en inspirer. Dans les deux cas la figure de l’autre déshumanisé devenant objet d’extermination féroce. Il faut du temps pour intégrer d’aussi gigantesques secousses. L’Allemagne a pris son temps (et notre argent, en l’occurrence bien placé) pour se refaire en plus d’un demi-siècle une santé éthique et démocratique collective. Le valeureux travail d’ouverture démocratique impulsé par Gorbatchev dans un empire au bord du précipice n’aura duré que six ans, celui entamé par Mémorial, significativement interdit de nos jours par Poutine le massacreur de la Tchétchénie (une colonie tsariste), est loin d’être achevé. L’Histoire connaît des avancées, des blocages, des régressions, des répétitions, des résurgences, des contre-coups. KGB rebaptisé + kleptocratie domestiquée + chauvinisme grand-russe, menace atomique à la clé, nous faisons face à l’un de ses reculs. Ou soubresauts.
À partir de quoi il faut pour comprendre l’histoire contemporaine se reporter aux racines. La terreur stalinienne plonge les siennes au cœur des ténèbres de la lutte du pouvoir central contre les boyards. Le XVIème siècle européen avec sa Renaissance connut des convulsions terribles. Nous nous souvenons de la Saint-Barthélémy (agonie politique prolongée au XVIIème siècle par l’effroyable guerre de Trente ans), en Moscovie Ivan IV, érudit c’est certain, fou, on s’interroge, contraint les boyards, institue sa zone réservée, l’oprichnina (la meilleure partie du territoire), y établissant un système centralisateur absolutiste fondé sur la terreur, organisée à partir d’un corps armé, auquel s’adjoignent des mercenaires (les cosaques), jouissant du pouvoir illimité de châtier, les opritchniki, une véritable police politique au service aveugle du souverain — vêtue de noir. D’abord contre les boyards, puis ça déborde à toute la population. Appellation populaire, la troupe satanique. 10 000 victimes en moins d’une décennie, atrocités légendaires. Qui feront des petits, la violence d’État de Pierre le Grand, occidentalisant la Russie à coups de pieds dans le cul, et plus tard de Staline. Louis XIV s’y prit autrement, mais les dragonnades anti-protestants ne furent pas aussi soft que la domestication de la noblesse. Nous autres occidentaux n’apprenons pas grand-chose sur l’histoire de l’Europe orientale, riche de multiples identités slaves aux frontières labiles en pays de plaine. Alors nous maudissons Poutine, sans comprendre dans quoi s’enracine historiquement la poutintchina. Poutine en russe veut dire Duchemin (racine indo-européenne qu’on retrouve dans l’anglais path ; non, rien à voir avec patibulaire). Sur quelle route de l’enfer son système de restauration de la toute puissance impitoyable de l’État, rassembleur de toutes les Russies au son des orgues de Staline, a-t-il entrepris de nous entraîner ?
De la Tchétchénie (où sont nés les sinistres camps de filtration, sur le modèle de ce qui s’est organisé à Katyn) à Alep, la méthode consistant à transformer une grande ville avec son riche héritage culturel, en gigantesque terrain de football, populations torturées à l’avenant, rappelant le sort de Varsovie 1944 (ultime fruit si l’on y songe de la conjonction germano-soviétique), la méthode consistant à pratiquer envers le mauvais autre le principe d’une barbarie systématique, sans état d’âme puisque sans âme, sinon celle de la brutale Sainte Russie, s’est réinstallée chez les gouvernants de la Fédération de Russie.
Il en résulte une guerre d’agression et de conquête (à l’ancienne) européenne, de type colonial (l’ambition territoriale hitlérienne visait à coloniser l’Europe centrale et orientale, Russie comprise) coûteuse en dizaines, bientôt centaines, de milliers de combattants et civils, sans compter les migrations en masse et déportations, se comptant par millions d’individus, avec pour ligne directrice la dévastation systématique de l’infrastructure économique et culturelle de l’autre ukrainien auquel précisément jusqu’à son nom est refusé (ça s’est déjà fait jadis avec la Pologne). Cette politique du rayé de la carte relativement répétitive en Mitteleuropa, ayant pour corollaire l’installation de la menace contre la démocratie où qu’elle se trouve.
Un cortège d’horreurs ressuscite dans les zones occupées des pratiques comme l’enlèvement d’enfants et la déportation de masse de millions de personnes, auxquelles leur identité nationale est déniée. Le spectre du génocide réapparaît. Certes on n’extermine pas systématiquement. On se contentera d’enlever, déporter, redresser, rééduquer, orpheliniser, adopter sous contrainte. Ainsi, à peine remis des assimilations forcées australienne puis canadienne, à l’encontre des enfants des populations autochtones, sans oublier les pratiques franquistes puis argentines bien entendu (nous mettons hors concours le nazisme), appliquées aux adoptions, nous voici confrontés à nouveau au crime de masse s’en prenant frontalement aux droits de l’enfant.
C’est ici que nous, psychopraticiens relationnels et psychanalystes, avons plus particulièrement le devoir de protester. Qui se tait consent. Ne touchez pas aux enfants ! halte à la logique suppressive de l’identité de l’autre. Déporter des enfants ukrainiens et les « russifier », c’est amputer l’avenir de l’Ukraine, titre la tribune signée par un collectif d’intellectuels et de pédopsychiatres. Qui dénonce : « la purification totalitaire visant à l’extinction d’un groupe humain est en marche. » Le projet frôle la mentalité génocidaire mais reste plutôt d’ordre colonialiste, mention crime contre l’humanité. N’empêche, ce genre de forfait n’a besoin pour se poursuivre que de notre silence. Refusons-le lui avec détermination.
Poursuivons la lecture : « L’opération spéciale de Vladimir Poutine est de fait une tentative d’annihilation de l’Ukraine : la négation du passé de ce pays – ses traditions culturelles –, et de son présent – sa légitimité étatique – se poursuit dans le projet d’effacement de sa culture et de sa langue par la russification forcée des enfants déportés. » Gogol au secours ! relisons Vassili Grossman : « Ce qui se jouait, c’était le sort des Kalmouks, des Tatars de Crimée, des Tchétchènes et des Balkares exilés, sur ordre de Staline, en Sibérie et au Kazakhstan, ayant perdu le droit de se souvenir de leur histoire, d’enseigner à leurs enfants dans leur langue maternelle […], Vie et destin, toujours interdit sous Khrouchtchev, autorisé seulement sous Gorbatchev. À l’actuelle résurgence d’un rouge sang mal éteint aux préoccupants reflets bruns, ajoutez le redoutable nihilisme russe, philosophie séculaire du désespoir, suivant son cours, et réfléchissez. Depuis la Révolution française et les Lumières, Freud s’étant toujours réclamé de ces dernières, comme la psychologie humaniste américaine s’inspira de l’existentialisme (de Kierkegaard à Sartre en passant par Tillich, l’homme du courage) et de conviction démocratique (Kurt Lewin), nous n’en sommes plus au règne irrésistible des temps sataniques. À la culture et administration de la mort et de la chosification de l’autre, nous savons professionnellement combien il est vital de s’opposer.
Le même texte rappelle « la Convention de 1948, explicite dans son article premier : « Les parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir. » Énoncé après la seconde guerre mondiale, ce principe, au-delà de sa valeur juridique, a valeur de prévention et d’impératif moral. »
Je me joins, en la nuançant côté génocide, à cette protestation des signataires de cette tribune dans Le Monde (en date du 01/08/2022) qu’il serait heureux de pouvoir se procurer. Sous mes yeux chaque soir à l’écran j’assiste en cassant la croûte au spectacle de la cruauté néo-soviétique, à laquelle tout est permis vu son armement atomique. Le néo-soviétisme en cours, au discours idéologique grimé en antifascisme de mascarade, pour lequel la solution au problème des nationalités comme du temps de Staline transite par l’utilisation massive des chemins de fer, ne doit pas passer avec les fruits du dessert. Ne serait-ce qu’au seul vu de l’outrage à l’enfance, secteur-clé de notre pratique, la question de protester contre l’antihumaniste méthode Poutine mérite que nous la considérions sérieusement. Démarquons-nous des monstres et des ténèbres. Héritiers des Lumières (ayant intégré leur part d’ombre), donnons corps à notre refus du principe de déshumanisation en marche là-bas, là ici, au cœur de l’Europe, au cœur de nous-mêmes.
LIRE ÉGALEMENT : un rapport d’Amnesty International documente la déportation et l’adoption forcée en Russie d’enfants ukrainiens
PS — à une tout autre échelle, et près de chez nous, les atermoiements du gouvernement français pour le rapatriement des enfants de mères ayant accompagné leur compagnon dans l’aventure du Califat en Syrie, pourrissant depuis des années dans les camps kurdes, sans école sans rien, mérite pour le moins un cri d’alarme. Situations déchirantes, dans l’ignorance générale, car il paraît qu’un enfant entre 3 et 6 ans, voire adolescent paumé à l’horizon totalement bouché, remâchant pour se constituer comme petit français quelques poèmes de Hugo, serait dangereux. Il est surtout en danger.
[1] Invention au demeurant britannique, lors de la guerre des Boers.
Une enquête de l’université américaine Yale démontre l’existence d’un système planifié par l’Etat russe, séparant des mineurs de leurs parents. Leur déportation a débuté quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine par Moscou, selon le rapport.
Le gouvernement russe a mis en place un réseau d’au moins quarante-trois camps fermés où plus de 6 000 mineurs ukrainiens vivent depuis des semaines, voire des mois, coupés de leurs parents et soumis à des programmes d’endoctrinement prorusses, selon un rapport publié, mardi 14 février, par l’Observatoire des conflits, un groupe de recherche indépendant financé par le département d’Etat américain. Piloté par une équipe de chercheurs de l’université Yale, qui a travaillé à partir de sources ouvertes, le document retrace avec précision le parcours de ces enfants disséminés à travers tout le territoire de la Fédération de Russie, jusqu’en Extrême-Orient.
Intitulé « Programme systématique de la Russie pour la rééducation et l’adoption des enfants ukrainiens », il établit « l’échelle, la chaîne de commandement, la complexité logistique et soigneusement orchestrée », selon Nathaniel Raymond, directeur exécutif du Humanitarian Research Lab de Yale. « Dans certains cas, il y a des programmes d’adoption ; dans d’autres, il s’agit de camps de rééducation dont les enfants ne reviennent pas. » Ce système, auquel sont soumis les mineurs sans le consentement de leurs parents, s’apparente à un crime de guerre, dénoncent les chercheurs.
Leur rapport constitue l’enquête la plus approfondie d’un phénomène dénoncé depuis plusieurs mois par l’Ukraine et par certaines ONG. En novembre 2022, Amnesty International avait ainsi alerté sur le « transfert forcé et la déportation de civils des zones occupées de l’Ukraine par les autorités russes, dans ce qui s’apparente à des crimes de guerre et probablement à des crimes contre l’humanité ». L’ONG notait déjà que « des enfants sont séparés de leur famille après un transfert forcé » et « éprouvent des difficultés à quitter la Russie ».
Crise démographique
La convention de Genève établit des directives juridiques spécifiques au traitement des enfants séparés de leurs proches lors d’un conflit. Les membres de la famille doivent pouvoir communiquer entre eux, les enfants séparés doivent être identifiés, et leur évacuation temporaire doit se faire vers un Etat neutre, avec le consentement de leurs parents.
Le rapport de Yale démontre que la déportation de mineurs ukrainiens en Russie a débuté quelques jours avant l’invasion du territoire par les troupes russes. « Début février 2022, un groupe de cinq cents orphelins a été évacué de la région de Donetsk vers la Russie. La raison donnée à l’époque était une prétendue menace d’offensive ukrainienne », lit-on dans le document. Certains de ces enfants ukrainiens ont ensuite été adoptés par des familles russes.
Les autorités russes n’ont pas fait mystère de leur programme, présenté comme une « action humanitaire » visant les « orphelins abandonnés et traumatisés par la guerre ». En mai 2022, le président russe, Vladimir Poutine, a publié un décret facilitant l’adoption d’enfants ukrainiens, ce qui était presque impossible avant le déclenchement du conflit. Un programme d’aide financière sans précédent a été créé pour les familles adoptantes. Une grave crise démographique frappe la Russie depuis plusieurs décennies, et le taux de natalité a brutalement chuté de 6,2 % au cours de l’année 2022.
« Rétention d’information »
Selon les chercheurs de Yale, le programme est orchestré depuis le sommet de l’Etat par Sergueï Kirienko, chef adjoint de l’administration présidentielle, Tatiana Moskalkova, commissaire aux droits humains, et Maria Lvova-Belova, commissaire aux droits des enfants. Cette dernière, mère de famille nombreuse se présentant comme orthodoxe pieuse, apparaît fréquemment à la télévision russe pour vanter le « sauvetage » des enfants ukrainiens.
Le 28 septembre, elle expliquait ainsi avoir « enseigné l’amour de la Russie » à trente enfants qui « se terraient dans les caves de Marioupol », une ville détruite au printemps 2022 par l’armée russe. Au début, ces enfants « proféraient des horreurs, parlaient négativement du président Poutine et chantaient l’hymne ukrainien, “vive l’Ukraine”, etc. », déclarait alors Mme Lvova-Belova.
Le rapport note aussi le « rôle important dans le système des camps » joué par Mme Moskalkova « impliquée dans l’effort global visant à camoufler le programme sous une phraséologie humaniste ». Celle-ci travaille en collaboration étroite avec la commissaire Lvova-Belova pour « légitimer le système de camps et d’adoption en y attachant leur nom et leur fonction ». Dans un entretien au Monde, début février, le défenseur des droits humains ukrainien, Dmytro Lubinets dénonçait la « rétention d’information » de Mme Moskalkova, son homologue russe : « Elle reconnaît qu’il y a des enfants ukrainiens coupés de leurs parents, mais refuse de nous donner leurs noms, nous empêchant ainsi de rechercher leurs familles. »
Les chercheurs de Yale soulignent surtout l’existence de « programmes d’intégration visant à rééduquer les enfants ukrainiens selon les standards de l’éducation russe, à les immerger dans la culture russe et à les encourager à “devenir eux-mêmes”, c’est-à-dire russes ». Dans les camps situés en Tchétchénie et en Crimée, la péninsule ukrainienne annexée par la Russie en 2014, des entraînements militaires sont au programme, lors desquels les mineurs manipulent des armes à feu.
De nombreux parents ont été contraints, à divers degrés, de déléguer leur autorité parentale à des personnes ou entités inconnues. Dans de nombreux cas, ils ont reçu l’ordre de ne pas envoyer de téléphones portables à leurs enfants placés en camp. Le rapport de Yale cite entre autres le cas d’une fillette ukrainienne hospitalisée pour dépression nerveuse après que sa mère n’était pas venue la chercher au camp de Medvejonok (région de Krasnodar). Prévenue par un témoin des difficultés de sa fille, la mère n’a pu obtenir aucune information sur l’endroit où elle se trouvait ni sur son état de santé.
« Les preuves croissantes des actions de la Russie mettent à nu les objectifs du Kremlin de nier et de supprimer l’identité, l’histoire et la culture de l’Ukraine, a réagi, mardi, le département d’Etat américain dans un communiqué. Les impacts dévastateurs de la guerre de Poutine sur les enfants ukrainiens se feront sentir pendant des générations. »