Homme nouveau et race maudite : l’ouvrage d’Élisabeth Roudinesco montre comment au XX ème siècle on passe d’un scientisme normatif barbare à une science criminelle entreprenant d’en finir avec la « sale race » des pervers et autres dégénérés.
Le combat des Touche-pas-à-mon-ADN y puisera une énergie nouvelle contre toute tentative de justification et de fortification de la biocratie. Lisez ce livre.
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Philippe Grauer
RECUEILLI PAR BÉATRICE VALLAEYS QUOTIDIEN : samedi 20 octobre 2007
L’objet de votre livre est un questionnement sur le bien et le mal. Quelle est la place de la perversion dans cette interrogation ?
Ce qui caractérise la perversion ce n’est pas d’être dans le mal, c’est de jouir du mal. Autrement dit, certains criminels – qui font le mal – ne sont pas pervers parce qu’ils n’en jouissent pas. Il y a aussi des pervers qui jouissent du mal sans être spécialement des criminels, et qui finissent par jouir du bien. La figure est réversible.
Vous évoquez longuement le cas de Gilles de Rais.
Gilles de Rais est la preuve de cette réversibilité. C’est un personnage très complexe. Sa fascination pour Jeanne d’Arc, une authentique rebelle, va l’emmener vers le bien. Mais cet univers d’héroïsme s’effondre quand Jeanne d’Arc est brûlée comme sorcière, alors qu’elle incarne les idéaux de la nation d’alors. Gilles de Rais sombre alors dans le mal. On lui attribue le meurtre, avec violences sexuelles, de quelque 300 enfants. C’est à l’occasion de son procès qu’on va pour la première fois s’interroger sur l’origine du mal. Lorsqu’il invoque les forces du mal, Gilles de Rais dit lui-même que c’est son éducation qui est en cause. Dès lors se pose la question qui hante l’histoire de l’humanité : d’où vient le mal ?
Cette question demeure d’actualité. Le mal est-il naturel à l’homme ?
Ce qu’on appelle la nature, c’est la nature de l’homme. Le monde animal est exclu du mal et de la perversion. Seul l’homme est capable de transformer sa pulsion destructrice en idéal du bien ou pour commettre les pires choses. Un
animal ne peut pas inventer le nazisme, car même l’animal le plus cruel ne jouit pas du mal. Pour jouir du mal, il faut avoir conscience du mal. Nous ne sommes pas des animaux, même si nous appartenons au règne animal. Je pense que nous confondre avec les animaux relève d’une forme de perversion.
Sade est un cas à part
Sade est extraordinaire, mais l’on comprend bien que sans ses écrits, il aurait sombré dans le crime. Sade est le premier à établir un catalogue des perversions sexuelles, mais aussi à théoriser la question de la perversion. Il inverse complètement la loi : pour lui, homme des Lumières, le bien doit être jeté en enfer. Sade a vécu sous trois régimes politiques radicalement différents – l’Ancien régime, la période révolutionnaire et l’Empire. Il est toujours en décalage avec son époque : sous l’Ancien Régime il est condamné, non pas tant pour les violences qu’il a infligées à des prostituées (il les paie), mais pour blasphème et sodomie. Ces deux crimes vont être abolis par la Révolution. Intenable, il est contre Dieu quand Robespierre rétablit l’Etre suprême et, sous l’Empire, on le met chez les fous. Mais Sade est-il fou ? Pour la première fois, on va faire la distinction entre fou et demi-fou. Avec Sade, la médecine européenne va s’emparer de la perversion. Les conduites perverses ne sont plus dictées par le mal, lui-même incarné par le démon, mais relèvent désormais de la santé mentale.
Au Moyen-Age, les mystiques défient Dieu en invoquant les forces du vice. Au XVIIIe siècle, les libertins bravent la morale établie…
Les mystiques offrent leur corps à Dieu au prix d’une souffrance inouïe, lors de rituels sacrificiels (flagellation, dévoration d’immondices) totalement pervers. Les libertins, au contraire, vont opposer à l’ordre une morale de la
jouissance. Ils réclament la liberté sous toutes ses formes, y compris et surtout sexuelles.
Depuis l’Antiquité, les perversions appartiennent d’abord au registre sexuel. La sodomie en particulier, réputée perversion absolue, traverse tous les siècles.
Parce qu’elle ne permet pas la procréation. La Révolution abolit le crime de sodomie, mais l’idée qu’elle est un acte contre-nature demeure. Aujourd’hui, la sodomie est toujours passible de la peine de mort dans les pays religieux,
notamment islamiques, et certains Etats américains continuent de la condamner, mais seulement dans les textes.
Il faut attendre 1974 pour décréter que l’homosexualité n’est pas une maladie.
L’homosexuel, l’enfant masturbateur et la femme hystérique sont considérés, pendant tout le XIXe siècle, avec la naissance de la psychiatrie en1802, comme les perversions suprêmes. Les sexologues établissent plusieurs
catégories : les anomalies sexuelles, les anormaux, comme les fétichistes, les nécrophiles, les exhibitionnistes, les zoophiles… Bref, toutes les anormalités du sexe, qui supposent qu’on couche avec une chaussure, un animal, un
cadavre. Il est évident que l’homosexuel pose un problème parce que, d’une part, depuis la nuit des temps, de grands artistes et de grands guerriers étaient homosexuels et, d’autre part, il n’y a pas d’anomalie visible. Donc on imagine qu’ils sont pires et qu’ils incarnent à eux tous seuls la structure même de la perversion, c’est-à-dire l’être maudit qu’il faut soigner, lui aussi. C’est la science qui a décidé d’inclure l’homosexuel dans les pervers.
L’obsession de la procréation définit finalement le pervers.
En effet le refus de procréer est le vice par excellence. Pendant l’Antiquité par exemple, le pédéraste est considéré comme normal, à condition qu’il procrée pour la cité. Même si on ne demande pas à un homme de désirer les femmes.
Aujourd’hui, où nous vivons le sexe en solitaire, la terreur de s’éteindre demeure. La société occidentale a néanmoins compris que la famille n’était plus biologique, mais juridique. On admet que le sexe est désirable. On autorise donc la procréation artificielle, on fait des bébés autrement, tout en restant hanté par la procréation.
Dans tous les cas, l’anormal dérange ?
Au XIXe siècle, Hugo, Balzac, Flaubert, Baudelaire, Huysmans, Oscar Wilde vont revendiquer la flamboyance de la perversion contre la bêtise de l’ordre établi. D’autant qu’il y a le procès contre les Fleurs du mal et Madame Bovary, en 1857. Emma Bovary incarne, aux yeux des juges, la perversion, parce qu’elle refuse la procréation, elle défie la société, elle est hystérique et elle se suicide. Baudelaire, quant à lui, est condamné à cause des femmes lesbiennes.
Et puis vint Freud…
Le coup de génie de Freud est de dire que l’homosexuel, l’enfant masturbateur et la femme hystérique ne sont pas des pervers. Pervers polymorphe, l’enfant fait tout un tas de choses que la morale réprouve et notamment il se masturbe. Le problème n’existe que si la masturbation devient une pathologie. Freud reprend la thèse de Diderot : il faut éduquer
le mal pour faire le bien. Pour lui, les femmes hystériques ne sont pas non plus perverses mais névrosées. Quant à l’homosexualité, elle n’est pas en soi une perversion, même si, pense-t-il, beaucoup d’homosexuels sont pervers.
Aujourd’hui, la société désigne deux grands pervers : le terroriste et le pédophile.
Ben Laden est pour moi la figure absolue du pervers. Il incarne l’Etat-voyou, la haine des femmes, la haine des homosexuels, et surtout il pervertit la science. Le sacrifice des kamikazes japonais n’était pas une perversion, c’était
une tradition militaire – celle de la féodalité nipponne où était incluse la mort volontaire contre des seules cibles militaires. La mort volontaire s’est toujours accompagnée d’un héritage. Chez les islamo-fascistes il y a l’idée que la vie
n’a aucune valeur, et que le sacrifice n’a rien à transmettre. C’est la jouissance de la pure destruction. Ben Laden ne dit pas : «Nos vaillants guerriers ont donné leur vie», il dit : «Il a suffi de quinze personnes pour déstabiliser…» l’Occident.
Et le pédophile ?
Aujourd’hui, un pédophile fait horreur aux gens, ce qui n’était pas le cas au XVIIe siècle, où les attouchements adultesenfants (en famille notamment) étaient, sinon admis, du moins tolérés. L’assassin violeur d’enfant a, lui, toujours été considéré comme la figure la plus abjecte. Si les pédophiles ordinaires nous font horreur, cela ne veut pas dire qu’il y en a partout. Freud a eu ce débat à son époque. S’il croit d’abord que tous les névrosés ont été victimes d’attouchements pendant leur enfance, il renonce vite à cette idée suspecte et invente la notion de fantasme. Aujourd’hui, on confond le fantasme et la réalité, comme dans l’affaire d’Outreau.
Vous pensez que nous sommes, en ce moment, en pleine régression ?
Depuis le XVIIIe siècle, on a pensé que l’homme était récupérable, et la justice a évolué vers l’idée d’une réhabilitation. Mais depuis vingt ans, on considère de nouveau que certains humains sont irrécupérables, qu’ils ont une part maudite absolue. On a aboli la peine de mort, ce qui est un moment très progressiste, mais on essaie de la réintroduire autrement. Par l’enfermement à vie, on rétablit les châtiments corporels qui avaient été abolis par la Révolution française : on prétend régler les problèmes du psychisme par des interventions sur le corps. Les progrès de la chirurgie
et de l’endocrinologie donnent la croyance absolue qu’il suffira de prescrire au pédophile des médicaments qui stoppent son érection. Mais cette camisole chimique n’arrête pas le désir, souvent elle rend encore plus dangereux. Notre époque a quelque chose de pervers dans la certitude selon laquelle il y aurait une seule solution chimico-biologique à tous nos problèmes. C’est le retour du scientisme, censé éradiquer la part obscure de nous-mêmes. C’est la dernière théorie de l’homme nouveau, celui du capitalisme dérégulé, qui fétichise la marchandise et le bio-pouvoir.
Vous démontrez que ce bio-pouvoir, né en Allemagne en 1880 comme une très belle théorie, a conduit quarante ans plus tard au nazisme.
S’appuyer sur les sciences humaines et la sociologie pour donner un homme nouveau était en effet une idée généreuse. Mais on valorisait alors l’environnement, et non le biologique. Avec l’humiliation du peuple allemand en 1918, s’installe un populisme monstrueux. Les nazis vont penser alors que la solution est biologique. La caractéristique du nazisme est son utilisation perverse de la science et son projet génocidaire dès le commencement. C’est ce qui le distingue du communisme, pour lequel la terreur de masse est l’effet pervers d’une idéologie qui ne l’est pas au départ.
Vous levez le malentendu sur la notion de «banalité du mal», inventée par Hannah Arendt.
Son raisonnement est très sophistiqué puisqu’il s’agit encore de la jouissance du mal mais comme elle n’emploie pas le vocabulaire psychanalytique, la «banalité du mal» a fini par signifier que n’importe qui pouvait devenir nazi. Cette thèse comportementaliste, défendue par Konrad Lorenz, ne tient pas. N’importe qui peut devenir un bureaucrate pas au courant ou faisant semblant de ne pas l’être, mais n’importe qui ne devient pas génocidaire. Tous ces chefs nazis ont un point commun : ils agissent consciemment au nom de la science. Et au nom d’une inversion radicale et totale de la loi. Les bourreaux nazis n’étaient pas non plus des fous délirants : ils raisonnaient. Jusque dans leur déni, ils sont dans la perversion : un fou hallucine la réalité, un pervers dénie les faits. Quand Rudolf Höss, chef du camp d’Auschwitz, écrit dans ses mémoires qu’il entre dans la chambre à gaz pour vérifier l’état des victimes et qu’il ose dire qu’elles n’ont pas souffert, il ne ment pas, il refuse d’admettre la réalité.
L’Allemagne, qui commet la solution finale, est censée être un modèle de civilisation. Elle bascule pourtant dans la barbarie…
Principalement parce qu’elle a une foi absolue dans la science qui peut mener tout droit à l’hygiénisme délirant. Notre époque a réhabilité une certitude scientiste d’un autre genre: voyez la manie actuelle des évaluations collectives, comme cette idée saugrenue de dépister des signes de délinquance chez les bébés. En Angleterre, on le fait déjà sur les foetus. Totalement inutiles, ces enquêtes pseudo-scientifiques sont une intrusion intolérable dans l’intime et dans le psychisme. Il faut désigner le bio-pouvoir comme le nouveau fléau… des sociétés démocratiques.
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