Que de chemin parcouru entre celui de l’exil imposé à Karl Heinrich Ulrichs et la génération des homosexuels artistes, et le repérage puis la reconnaissance puis la revendication par les homosexuels de leur désir de famille, de faire famille. En si peu de temps, 130 ans, cinq générations. Notre monde change vite. Mesurons le changement actuellement en cours à l’aune du cheminement et des ruses de l’Histoire.
Le Monde constitue un nouveau dossier sur la question du mariage pour les personnes du même sexe, documenté sur la GPA. Bonne lecture, en préparation de la conférence débat du 4 février à MARSEILLE.
notre propre dossier mariage, fort de 35 entrées.
PHG
par Régis Schlagdenhauffen
Sociologue, chercheur à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS), EHESS
C’est au juriste allemand Karl Heinrich Ulrichs que l’on doit la première mention publique de l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe, en 1867.
SUR FRANCE CULTURE, le 12 janvier, à propos du «mariage pour tous», face à la sociologue Irène Théry, Alain Finkielkraut a voulu faire parler les morts. Peut-on imaginer, a-t-il dit en substance, Walt Whitman, Verlaine ou Rimbaud, sacrifiant au mariage, cette institution bourgeoise? Leur homosexualité était à la fois refus de l’hétéro normativité, rejet des conventions et des académismes. Instituer le couple homosexuel dans le code civil, lui donner une reconnaissance juridique et sociale, serait se moquer d’eux, les ridiculiser post-mortem, pratiquer un crime contre l’art en tarissant une source majeure de l’inspiration poétique et littéraire. Loin de faire parler les morts, il faut au contraire faire parler l’histoire, pour replacer la question du mariage pour tous dans une généalogie qui lui restitue son ancienneté. C’est, en effet, dans le dernier tiers du XIXe siècle que des juristes ont nommé, pensé et théorisé le mariage des couples de même sexe.
C’est au juriste allemand Karl Heinrich Ulrichs (1825-1895) que l’on doit la première mention publique de l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe. Cela eut lieu lors du 6econgrès des juristes allemands, le 29août 1867. Selon lui, le mariage n’était qu’un versant parmi une somme de revendications plus vastes dont on retrouve le détail par le menu dans son ouvrage L’Énigme de l’amour entre hommes. En somme, il s’agissait d’assurer la reconnaissance des «uranistes» – les hommes qui aiment les hommes avant l’invention du terme homosexuel en 1869 –, de lutter contre leur discrimination et d’instituer l’égalité des droits. Conspué à la suite d’un discours trop en avance sur son temps, banni de la société des juristes, il fut voué à l’exil.
À sa suite, Eugène Wilhelm (1866-1951), juriste connu pour ses écrits avant-gardistes concernant les questions sexuelles (le droit à l’avortement et le droit pour les hermaphrodites de choisir leur sexe), formula une réflexion plus globale sur la question. Il nous est possible de retrouver la genèse de sa pensée dans la Psychopathia sexualis, Pocket, 1999, ouvrage de référence au milieu des débats qui ont participé à la mise en ordre du monde par une série de clivages entre le normal et le pathologique, l’hétérosexuel et l’homosexuel. Dans l’édition française de 1895, nous pouvons y lire cet aveu prémonitoire de Wilhelm: «S’il existait un mariage entre hommes, je crois que je ne reculerais pas devant une vie commune qui me paraîtrait impossible avec une femme(…). Je suis convaincu et certain que le préjugé disparaîtra et que, un jour, on reconnaîtra, à juste raison, le droit aux homosexuels de pratiquer sans entraves leur amour.» Ce propos, à première vue naïf, est désajusté par rapport aux normes en vigueur à la fin du XIXe siècle. Premièrement, il met en son centre l’idée d’amour, à un moment où le mariage civil était affaire de transmission patrimoniale. Deuxièmement, parce qu’il ne fonde pas l’interdit sur une quelconque «nature» ou sur la religion, mais sur des préjugés.
Troisièmement, parce qu’Eugène Wilhelm reconfigure la question homosexuelle. Il s’interroge, à la manière des sociologues interactionnistes de la seconde moitié du XXe siècle, sur les effets de la stigmatisation des homosexuels considérés en tant que membres de la collectivité. Plus encore, et c’est sans doute à cet endroit qu’il est un précurseur, Wilhelm envisage la question à travers le prisme du lien social: l’engagement mutuel entre deux personnes et la reconnaissance de cet engagement par la société et par l’État.
L’idée du «mariage pour tous» peut donc se prévaloir d’une histoire que ses détracteurs s’emploient à gommer pour l’ériger en idée neuve. Elle trouve ses fondements dans la pensée de juristes bourgeois du XIXe siècle, plutôt conservateurs mais en avance sur leur temps.