Depuis une génération, la psychothérapie du sujet perd du terrain. La folie, maladie du cerveau ou trouble génétique, devient affaire de médicaments. Nous n’avons plus de conscience ou d’inconscient. Comme rétorquait le médecin de Molière auquel son interlocuteur rappelait que le cœur se situait à gauche et non à droite mais nous avons changé tout cela. Finie la conscience et ses méandres existentiels, vive le cerveau et ses circonvolutions ! Vive la science positiviste. Au soin succède le traitement. La personne redevient objet.
Cela fait les affaires des laboratoires, un complot mondial médico-pharmaceutique nous guette ? Pas la peine de pousser jusque là. L’idéologie mondialiste suffit à impulser le système. La biocratie en marche, les problèmes sociaux se voient médicalisés. La misère devenue misère psychique sera traitée comme maladie. Gestion post moderne. De quoi devenir dingues. On les répartira entre la prison assistée par camisole chimique, et l’hôpital pour les crises, un hôpital qui gagne en brutalité, les services sociaux assurant le suivi. Le reste restera dans la rue. Les « nobles » s’en tirant un peu mieux.
Face à cette déshumanisation en marche, de tous côtés du Carré psy s’élèvent les protestations. La psychothérapie relationnelle y prend sa part. Confinés au domaine libéral par les dispositions de la loi Accoyer, nous n’avons pas affaire à la folie en institution, que nous redirigeons vers la psychiatrie, mais plutôt aux patients limites et autres pathologies « de ville », dont les porteurs requièrent une écoute qualifiée. Nos méthodes, utilisant, à côté de la psychanalyse, l’émotionnel, le psychocorporel, le groupe, peuvent s’avérer bien utiles. Il est de notre devoir de professionnels de repenser notre activité de cabinet dans le cadre plus vaste d’une politique de santé mentale en marche vers la mécanisation des âmes et la criminalisation de la folie.
Il est de notre devoir d’être conscient des enjeux d’une politique qui refuse de penser la folie comme une catégorie anthropologique et non comme simple accident du cerveau. Il faut à l’hôpital des équipes nombreuses, bien formées (y compris à nos méthodes, que l’université se plait à ignorer), une pensée et une recherche vivantes et dynamiques. L’exact contraire de ce qui se prépare sous nos yeux, et à quoi, solidaires avec nos collègues clairvoyants, résister.
Un détail. Le texte de Patrick Coupechoux pourrait laisser entendre que Pétain procéda à l’extermination des fous. C’est inexact. En France ils ne sont morts que de faim, comme un peu partout. Pas comme à Saint Alban où les fous pas si bêtes conduits par Tosquellas et son équipe sont allé travailler la terre aux environs, ce qui les a sauvés deux fois. Autres temps autres mœurs. À nous de renouer avec les bonnes.
Philippe Grauer
Article de Patrick Coupechoux paru dans la revue Empan n°76.
Abandon, négation, criminalisation, telle est aujourd’hui la situation de la folie en France. Une situation qui cache une réalité préoccupante : la négation du sujet au profit d’un individu du marché adaptable, performant et seul comptable de sa destinée.
Le 20 février 2009, deux jeunes patients, hospitalisés sous contrainte, ont quitté sans autorisation l’hôpital psychiatrique de Saint-Avé, près de Vannes. Le Préfet du Morbihan a alors décrété un véritable état de siège : il a fait déployer les forces de la police et de la gendarmerie, des maîtres chiens d’une société privée de gardiennage ont pénétré dans l’hôpital, on a même eu recours à un hélicoptère de la sécurité civile. Le tout relayé par des médias domestiqués parlant à l’envie des « dangereux évadés ». Des experts en sécurité du ministère de la santé, le directeur de cabinet du Préfet, un colonel de gendarmerie, la DDASS… se sont alors succédé auprès de la direction de l’hôpital. En moins de 48 heures, les volets ont été fermés, les poignées des fenêtres ont été sciées, les grillages rehaussés. Le directeur – dans le cadre de la politique gouvernementale de sécurisation des hôpitaux psychiatriques – a demandé un budget exceptionnel de 342 887 € afin d’investir dans des barreaux, des fumoirs sécurisés, des barrières infrarouge, des bracelets électroniques et de nouveaux vigiles. Finalement, les deux « fuyards » ont été retrouvés et depuis, ils sont sortis de l’hôpital, les mesures de contrainte qui les visaient n’étant – comme c’est souvent le cas – que temporaires.
À qui veut-on faire croire qu’un tel déploiement de force était justifié ? Du point de vue du risque présenté réellement par ces patients, à personne. En fait, l’objectif était ailleurs : démontrer que les malades mentaux sont forcément dangereux et montrer à la population inquiète que l’on s’en occupe. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cet événement a eu lieu quelques semaines après le discours de Nicolas Sarkozy à Antony, dans la banlieue parisienne. Jamais peut-être depuis l’occupation – à l’époque où il fallait éliminer les fous parce qu’ils étaient responsables de la dégénérescence de la race – le plus haut personnage de l’État n’avait à ce point stigmatisé la maladie mentale. Pour lui, les choses sont claires : les fous sont dangereux et son obligation de résultats est de tout faire pour en protéger la société. Par delà l’aspect politicien de la démarche présidentielle – le discours a eu lieu quelques jours après le meurtre d’un jeune homme à Grenoble – c’est bien d’un tournant politique dont il s’agit : on assiste à une véritable entreprise de criminalisation de la maladie mentale et à un retour, qui ne se cache même plus – l’utilisation de plus en plus massive de chambres d’isolement est là pour en témoigner – à l’enfermement. Une criminalisation orchestrée cette fois au plus haut sommet de l’État, ce qui n’est pas rien.
Si ce discours marque un tournant, il n’indique pas tout à fait une rupture. Il constitue plutôt une accélération violente, mais logique, d’une politique mise en œuvre depuis une trentaine d’années, visant à mettre en pièce la psychiatrie du sujet, touche par touche, réforme après réforme. Une politique qui a conduit à l’abandon d’un nombre de plus en plus important de malades, en prison, dans la rue, dans les hôpitaux, où le soin se résume trop souvent à la prise de médicaments, dans les familles qui ne savent plus que faire… Mais plus profondément, l’on a assisté à une véritable négation de la folie. Celle-ci n’existe plus dans le discours public – médiatique, politique, intellectuel – et il est illusoire de chercher une seule référence à elle dans les nombreux rapports remis depuis 20 ans aux ministres de la santé successifs. Sur le fond, cette négation se nourrit de la domination outrageuse de la psychiatrie biologique qui considère la folie comme une maladie du cerveau ou un trouble d’origine génétique. Cette conception fait les bonnes affaires des laboratoires pharmaceutiques – puisque les médicaments constituent le plus souvent l’essentiel du « traitement » – et des marchands de thérapies « rapides et efficaces ». Mais elle a surtout pour conséquence « d’objectiver » le patient qui n’est dès lors plus un sujet, mais un cerveau qu’il faut scanner, un patrimoine génétique qu’il faut décrypter. Cela permet de renvoyer la solution dans les bras de la « science » et de ne plus s’embarrasser du soin réel : pourquoi dépenser de l’argent en effet, pour des gens dont le problème sera un jour ou l’autre résolu par la recherche ? En attendant, le social n’aura qu’à s’en occuper.
De ce point de vue, le terme de « handicap psychique« , officialisé par la loi de 2005, ne doit rien au hasard. La folie n’est plus un possible, une manière d’être, de l’humanité, mais un handicap, un déficit, que l’on peut mesurer par rapport à une normalité sociale, en réalité celle du marché. De fait, on va donc constituer une échelle, sur laquelle on pourra évaluer la capacité du handicapé à s’insérer – c’est-à-dire à être utile pour le système. Pour mieux le comprendre, il suffit de se référer à la définition du handicap de l’OMS, qui en décline trois modalités : la déficience désigne les atteintes de l’organisme,l’incapacité correspond à la réduction de certaines grandes fonctions du corps, le désavantage enregistre le retentissement global des incapacités sur la vie sociale des individus. Une définition qui prend comme référence unique la possibilité de réinsertion, mais qui surtout pousse au tri des personnes en fonction de cet objectif. Ainsi en haut de l’échelle pourront se trouver ceux qui ont la possibilité et le courage individuel de s’en sortir, en bas, ceux qui ne le peuvent pas et qui sont voués à l’abandon voire à l’exclusion. Nous ne sommes pas loin de la conception d’un Édouard Toulouse qui d’un côté créé, avant la guerre, le premier service ouvert de psychiatrie à Sainte-Anne – l’hôpital Henri Rousselle – pour ceux qu’il considère comme récupérables, et qui de l’autre prône la biocratie, milite pour l’enfermement et la stérilisation des chroniques et des tarés.
La folie a donc disparu au profit du handicap psychique, ce qui permet au passage, de la renvoyer plus aisément dans les bras du social. Quant à la psychiatrie – trop liée historiquement à la folie – elle doit céder la place à un nouveau « paradigme« , la « santé mentale« . Ce concept est en fait très perturbant : les « désaliénistes » de la libération ne l’employaient-ils pas ? N’était-ce pas le sens de la fameuse définition de la nouvelle psychiatrie de Lucien Bonnafé : « le désaliéniste, disait-il, est celui qui, ayant jeté aux ordures le froc de l’aliéniste, se présente sur la place publique en disant : qu’y a-t-il pour votre service ? » ? Et il est vrai que l’on a du mal à imaginer un psychiatre faisant le tri à l’entrée de son cabinet entre les « vrais » psychotiques et les autres. Il y a pourtant une différence fondamentale entre les deux époques : celle de Lucien Bonnafé se préoccupait de la place des fous dans la cité, celle d’aujourd’hui nie jusqu’à leur existence – même en criminalisant la maladie mentale, ce qui est une autre façon de la nier.
En fait, la santé mentale est un concept qu’a récupéré le système – celui du capitalisme néolibéral puisqu’il faut bien le nommer – pour faire face à une problématique nouvelle, celle de la souffrance psychique de masse. Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher quelques instants sur ce qui se passe aujourd’hui dans les entreprises, où les exigences de rentabilité, de compétition, de financiarisation, poussent les hommes et les femmes, esseulés et mis en concurrence, dans les bras des thérapeutes ou parfois au suicide. Selon le Bureau international du travail, les problèmes liés au mal être au travail représentent aujourd’hui 3 % du PIB des pays industrialisés. Face à ce phénomène préoccupant – il coûte cher et pourrait à la longue gripper la machine – le système a une attitude ambiguë. Il doit bien sûr y faire face, afin que le fonctionnement social ne soit pas remis en cause, mais en même temps il s’en satisfait : une personne sous antidépresseurs, noyée dans ses problèmes, ne s’interroge pas spontanément sur les causes de son malheur. Au contraire, elle a tendance à les personnaliser, à les intérioriser. Les praticiens qui reçoivent les patients dans les consultations de souffrance au travail sont tous d’accord sur ce point : il s’agit d’abord pour eux de déculpabiliser les gens qui viennent les voir. Faire face et éviter la prise de conscience, tel est le dilemme dans lequel le système se trouve et sa réponse, pour une part spontanée, pour une part très pensée, réside dans l’individualisation et dans la médicalisation des problèmes sociaux.
En d’autres termes, si vous souffrez au travail, c’est parce que vous êtes très impliqué – et c’est bien – alors on va mettre en scène médecins et psychologues pour vous aider, on va vous apprendre à faire la différence entre le mauvais et le bon stress – celui que l’on doit « gérer » pour mieux le mettre au service de l’entreprise. Si vous êtes chômeur de longue durée, c’est probablement parce que vous faites partie des « plus fragiles » — peu importe si votre entreprise a été délocalisée et s’il n’y a pas de travail dans votre région — vous devriez peut-être consulter. De là à dire que la pauvreté est une maladie, dans la tradition hygiéniste, il n’y a qu’un pas. De là à penser que les gènes sont responsables de tout – vision scientiste dominante aidant – il n’y a également qu’un pas que franchit allègrement Nicolas Sarkozy. On se souvient de ce dialogue avec Michel Onfray (1) pour la revue Philosophie, au cours duquel le Président avait déclaré : « J’inclinerais, pour ma part, à penser qu’on naît pédophile, et c’est d’ailleurs un problème que nous ne sachions pas soigner cette pathologie.«
Les consultations des psychiatres, des psychologues, des médecins généralistes – premiers prescripteurs de psychotropes – sont donc pleines de ces gens qui n’en peuvent plus et qui n’ont comme ultime recours que la médecine et la psy. En fait, cette médicalisation n’est pas qu’un pis-aller, la réponse spontanée à un risque imminent. Elle constitue tout un système fondé sur une conception de la médecine fondée désormais sur la prévention – la machine économique et sociale doit tourner à plein rendement, il vaut donc mieux prévenir que guérir – et sur la personne qui doit être actrice de sa santé, comptable de ses actes dans ce domaine également. Et des « experts » – bien loin du « colloque singulier » entre le médecin et son patient – sont là pour l’y aider : il ne faudra pas qu’elle fume, il ne faudra pas qu’elle boive, elle devra faire du sport et manger cinq fruits et légumes par jour et si elle est obèse, ce n’est pas parce qu’elle est pauvre et gavée de « mal bouffe » industrielle, mais c’est parce qu’elle ne sait pas « gérer » sa « surcharge pondérale » et par là même sa vie. Il n’est qu’à voir la différence de traitement réservée aux fumeurs – montrés du doigt comme responsables individuels de leur futur cancer du poumon – et aux victimes de l’amiante qui se battent depuis des années pour faire reconnaître la responsabilité de leurs employeurs et donc du système. On sait qu’entre chaque version du fameux DSM, le manuel mondial de la psychiatrie, élaboré par l’association des psychiatres américains, des dizaines de « pathologies » nouvelles font leur apparition. En d’autres termes, pour les besoins des industries pharmaceutiques et des compagnies d’assurance, le DSM contribue à faire d’un nombre croissant d’événements de la vie, des pathologies qu’il faut traiter. Nous avons affaire là à des « inventeurs de maladie » selon l’expression du journaliste allemand Jörg Blech[1]. Le DSM, c’est en quelque sorte la médicalisation de l’existence inscrite dans le marbre. En réalité, il s’agit pour le système, d’avoir la main mise sur l’individu, jusque dans son être intime.
Dès lors, si l’on s’interroge sur la « santé mentale » en termes « positifs », on tourne en rond parce qu’il est quasiment impossible de définir avec précision ce que recouvre ce fameux concept qui ressemble à un fourre-tout. Mais si l’on considère que la « santé mentale » est avant tout un mode de gestion des individus dans un contexte de crise profonde du système – en particulier dans sa dimension humaine – on comprend mieux pourquoi elle a pris tant d’importance au cours de ces dernières années. La santé mentale, ce n’est pas la quête du fameux « bien être » dont on nous parle tant, c’est à la fois la réponse au « mal être » généralisé dont on commence à peine de parler, et la réponse à l’exigence toujours plus tyrannique de performance et de compétitivité (comme le dit le sociologue Alain Ehrenberg, nous vivons dans une « société du dopage »). On pourrait évidemment se poser la question : pourquoi la santé mentale met-elle de côté les fous ? Un premier élément de réponse est fourni par un homme puissant de la psychiatrie officielle en France, Philippe Cléry-Melin. Dans un rapport qu’il a rédigé en 2003 au ministère de la santé[2], il indiquait que les pouvoirs publics ne pourraient pas – pour des raisons financières – s’occuper à la fois du psychotique et de la mère de famille déprimée et qu’ils devraient choisir cette dernière. Il est vrai que la souffrance psychique de masse constitue un problème beaucoup plus brûlant politiquement que le sort de quelques centaines de milliers de psychotiques.
En fait, la psychiatrie coûte cher parce qu’elle repose sur la présence humaine des équipes. Ce qui est insupportable au système qui considère les malades mentaux comme des inutiles définitifs, c’est-à-dire qui ne pourront jamais être récupérés pour la machine économique. Autrement dit, la psychiatrie – lorsqu’elle s’occupe de la folie – ne constitue pas, à ses yeux, un investissement. On a ainsi supprimé des milliers de lits mais on n’a pas donné les moyens suffisants pour mettre en place des structures décentralisées. On remet en cause le secteur au profit d’un système à deux temps, l’hôpital pour gérer la crise et le médico-social – et de plus en plus le social et la charité – pour faire face à la chronicité, d’où les ruptures de soin et l’abandon. On impose aux équipes, qui n’en peuvent plus, les règles de management de l’entreprise, et on les empêche ainsi de faire leur métier – ce qui constitue une façon de les soumettre en réduisant le plus possible le travail vivant, et de remettre en cause par là même la psychiatrie du sujet. Le choix de M. Cléry-Melin et de ses amis est donc managérial et financier. Il l’est d’autant plus que cette conception ouvre un boulevard à la « psychiatrie business », dont M. Cléry-Melin est l’un des tenants les plus heureux – il est propriétaire de six cliniques réservées à ces Français qui « sont prêts à payer pour leur santé », comme il dit, c’est-à-dire les plus riches. Il existe donc désormais ce que Pierre Bailly-Salin, l’une des figures du désaliénisme, appelait « deux psychiatries : l’une pour les nobles et l’autre pour les ignobles. »
Mais si l’on pousse plus avant l’analyse, on se rend compte que la folie doit disparaître parce qu’elle dérange. Elle a certes toujours perturbé, c’est du moins de cette façon qu’elle a souvent été perçue. Mais comme toujours, le traitement qu’on lui réserve constitue un symptôme du fonctionnement social dans ce qu’il a de plus profond et de plus caché. Or à quoi assistons-nous aujourd’hui ? À la mise en place d’une dictature douce – mais combien efficace – du marché tel qu’il existe de nos jours. Le marché qui demande à l’individu non pas de transformer le monde dans lequel il vit, mais de s’y « adapter » en permanence. Par là même, le système est en train de constituer un modèle d’individu, un « homme économique », adaptable à l’infini, autoconstruit, autonome, performant, mobile, flexible, seul comptable de ses succès et de ses échecs – et que l’on peut donc exclure – consommateur et producteur. Un individu capable de « gérer sa vie » comme une entreprise ou comme un capital, enserré dans des relations marchandes et contractuelles — c’est le « gagnant/gagnant » de Ségolène Royal — avec les autres qui n’existent que pour satisfaire ses besoins et sa jouissance. Un individu qui ne serait plus un sujet, mais une « ressource humaine ». D’où la déshumanisation préoccupante à laquelle on assiste dans les entreprises et dans la société toute entière.
La folie ne peut pas entrer dans ce schéma totalitaire. D’abord parce que le fou ne peut se passer d’une relation réelle, authentique, il ne peut se plier à la relation marchande et contractuelle dominante. Même si on cherche à l’y forcer : lui aussi doit avoir un « projet de sortie » à peine entré, parfois délirant, dans une institution psychiatrique, lui aussi doit être considéré comme un citoyen souffrant, acteur de son traitement, lui aussi doit à tout prix se « réinsérer » le plus vite possible… (et l’on compte pour cela sur les médicaments – les laboratoires se frottent les mains – et sur les thérapies comportementales). Mais la plupart du temps, cela ne marche pas, alors on l’abandonne, on le nie, on le criminalise, on va ainsi jusqu’à lui dénier sa qualité d’être humain, on le force à ne plus être fou. Il devient un problème qu’il faut gérer, neutraliser. On l’enferme de nouveau. Au fond, l’enjeu est de taille : la folie montre en permanence, à ceux qui veulent bien encore s’intéresser à elle, que l’individu, c’est autre chose qu’une ressource humaine évaluée, ramenée à des chiffres, des courbes et des « indicateurs ». Qu’il y a en lui une irréductible part de mystère, d’intime, d’inattendu (ce n’est pas un hasard si pendant l’occupation, dans l’asile de Saint-Alban, les surréalistes ont contribué à l’invention de la nouvelle psychiatrie) qui échappe à la terrifiante « transparence » néolibérale. Et c’est pour cela qu’il faut la faire disparaître. Mais derrière le fou, il y a l’humain. En d’autres termes, la folie constitue une sorte de laboratoire : si l’on cherche à la réduire, c’est parce que l’on veut réduire le sujet, le domestiquer, le faire disparaître. S’attaquer au fou, c’est s’attaquer à l’homme. Il est temps de refaire l’éloge de la folie.
Patrick Coupechoux, lundi 18 octobre 2010 — paru dans la revue Empan n°76.
[1] Jörg Blech, Les inventeurs de maladie, Actes Sud. 2005.
[2] Plan d’action pour le développement de la psychiatrie et la promotion de la santé mentale, 2003.