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3 février 2013

Une loi entre sexe et genre Dany-Robert Dufour

Le Monde constitue un nouveau dossier sur la question du mariage pour les personnes du même sexe, documenté sur la GPA. Bonne lecture, en préparation de la conférence débat du 4 février à MARSEILLE.

également consulter

notre propre dossier mariage, fort de 35 entrées.

L’intertitrage est de notre Rédaction.


Dany-Robert Dufour

S’affranchir de la nature sans récuser la différence sexuelle

par Dany-Robert Dufour
Professeur de philosophie de l’éducation à l’université Paris-VIII

LA GRAVE QUESTION du mariage homosexuel est préemptée par d’autres débats : l’opposition politicienne entre la droite et la gauche, l’opposition théologique entre les religieux («Dieu est vivant») et les «postmodernes» («Dieu est mort»), l’opposition anthropologique entre les tenants du primat de la nature et ceux du primat de la culture. Ces oppositions se recoupent d’ailleurs assez bien puisqu’on peut dessiner un axe droite-religieux-nature contre un axe gauche-postmodernisme-culture.

Or, nous sommes à l’évidence des êtres de nature et de culture. Pas l’un ou l’autre, mais les deux. La preuve : je suis vivant – des fonctions physiologiques s’accomplissent en moi par différents organes qui collaborent assez pour que ce corps que j’habite vive ; et je suis parlant – puisque je suis en train de dire quelque chose. Or, ces deux dimensions, biologique d’un côté et symbolique de l’autre, ne mettent pas en jeu les mêmes lois.

côté biologique côté symbolique

Du côté biologique, on se trouve dans une espèce sexuée. Dans cet ordre, la survie de l’espèce passe par la mort des individus et implique donc, autant que possible, si l’on veut que cela continue, la rencontre préalable avec un représentant de l’autre sexe. Du côté symbolique, on se trouve dans une espèce (la seule) qui dote ses individus de la capacité de se raconter tout ce qu’ils veulent sur leur compte et sur le reste de l’univers. C’est là un droit inaliénable à la «fantaisie», à entendre au sens classique de choses fabriquées par l’imagination et aussi au sens freudien de «fantasme»qui désigne ce qui est de l’ordre, non de l’être, mais de l’apparaître.

deux ordres avec leurs lois propres

Deux ordres donc, avec leurs lois propres. Mais parfois il peut surgir des conflits entre ces deux dimensions. Par exemple, en tant que je vis, je suis nécessairement (dans 99,99%des cas) un homme ou une femme. Mais, en tant que je parle, je peux dire ce que je veux et donc me prendre pour qui je veux : une femme, pour moi qui suis un homme, si cela me chante, et inversement. C’est la logique et la morale – c’est la même chose qui exige qu’il soit tenu compte de ces deux dimensions : le sexe (biologique) et le genre (symbolique).

Or, de quoi sont faits les débats actuels ? D’une confrontation de plus en plus violente entre ceux qui se trompent en soutenant qu’«il n’y a que le sexe» et ceux qui se trompent en soutenant qu’«il n’y a que le genre». La première position est incarnée par les franges subsistantes de l’ancien discours du patriarcat [domination du mâle et du père] et par les milieux religieux qui, toutes obédiences confondues, tiennent à peu près ce discours : Dieu a voulu que l’espèce humaine soit divisée entre hommes et femmes, d’où il s’ensuit que le sexe n’a pour finalité première sinon exclusive que la reproduction de cette espèce. Mais, bien sûr, ce déni des activités fantasmatiques et érotiques s’expose à subir de sérieux retours du refoulé, par exemple, le syndrome pédophilique dont ont été suspectés bon nombre de prêtres.

s’en affranchir est une chose, les récuser une autre

De l’autre côté, il y a ceux qui soulignent qu’il est dans la vocation de l’humanité de s’affranchir des normes de la nature – c’est cela même qu’on appelle culture. La question est de savoir jusqu’où. S’en affranchir est une chose, les récuser une autre. Ce serait là nier l’antécédence de la vie sur la parole. Je m’appuie là sur un axiome, comme tel indémontrable, mais évident par lui-même: d’abord, je vis et ensuite je parle.

Or, cette évidence niée loge au cœur de la pensée postmoderne. Le mouvement a été initié par Pierre Bourdieu en France dans La Domination masculine (Seuil, 1998) et il s’est propagé outre-Atlantique à partir d’auteurs comme Judith Butler, jusqu’au point de troubler le milieu psychanalytique dont une partie se met, elle aussi, contre Freud, à vouloir «oublier la nature». Elle soutient que le sexe procède non d’une donnée naturelle, mais d’une construction historique où se trouvent mises en œuvre des normes discursives qui font advenir, dans le réel, ce qu’elles norment, c’est-à-dire les corps sexués. C’est alors le genre qui détermine le sexe réel.

le marché est prêt à prendre en charge cette question

Et comme, soutenant cette position, elles se retrouvent coincées pour faire des enfants, ces personnes doivent alors faire appel au marché et à ses industries pour résoudre la question qu’elles ont fuie : disposer d’un homme et d’une femme pour faire un enfant. Le marché est prêt à prendre en charge cette question dans une industrie de la procréation médicale assistée, de même qu’il est prêt à mettre en place un marché de la gestation pour autrui – en mettant ainsi à profit (c’est le cas de le dire) les bases conviviales et solidaires à partir desquelles ces deux pratiques se sont édifiées.

deux mensonges inverses: «Il n’y a que le sexe» / «Il n’y a que le genre»

Une grave question se pose alors : se serait-on libéré du patriarcat et des oppressions qu’il soutenait pour confier les grandes questions humaines à de nouveaux sophistes et à leurs solutions controuvées impliquant la formation d’un marché des êtres humains? Je plaide donc pour échapper aux deux mensonges inverses: «Il n’y a que le sexe» / «Il n’y a que le genre». Il faut nouer ces deux dimensions. Que les homosexuels se marient donc si tel est leur désir. Qu’ils jouent et déjouent à leur convenance les positions ou les signes de la masculinité et de la féminité. Mais que l’homosexuel homme sache que «se prendre pour»une femme ne fera jamais de lui, vraiment, une femme – celle qui peut porter des enfants. Même chose, à l’inverse, pour l’homosexuelle femme. Qu’ils sachent qu’ils ne peuvent à cet endroit invoquer l’égalité avec les couples hétérosexuels car il ne s’agit pas d’une fonction naturelle en défaut, mais d’une impossibilité foncière.

tourment de l’origine

Quant à l’adoption, la demande peut être légitime. Mais l’affect et la générosité dont sont probablement capables les couples homosexuels ne suffisent pas. Il faut que l’enfant puisse élaborer son origine, laquelle met évidemment en jeu la différence sexuelle. Sinon, on le livrera, avant même qu’il ne vienne au monde, aux formes les plus graves du tourment de l’origine.

Dany-Robert Dufour, ex-directeur de programme au Collège international de philosophie, vient de publier Il était une fois le dernier homme, Denoël, 2012.-