Bulletin de la SIHPP
31 mars 2020
Chers amis
Bien entendu, pas d’annonces dans ce numéro, mais vous trouverez :
— Quelques liens qui donnent un accès direct à plusieurs sources d’information et d’analyses concernant l’épidémie due au coronavirus.
— Les articles qui viennent en suite ont paru dans la presse mais ne sont pas forcément accessibles sans abonnement. J’ai donné dès le début deux articles parus dans un des grands quotidiens libanais, dus à la plume de notre ami Antoine Courban. Suit une interview que Edgar Morin a donnée récemment à Libération, puis une tribune de Jean-Luc Nancy parue également dans Libération ; enfin un petit reportage paru dans La Provence qui donne une image originale de la solidarité qui anime les uns et les autres
Bien à vous
HR
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Un site international recueille des points de vue, analyses opinions venues de tous les horizons. On pourra s’y rendre en cliquant sur le lien ci-dessous :
Le site renvoie directement aux sources de publication (en général des revues). Pour donner une idée (modeste) de la diversité des textes qu’on peut y trouver (il y en a plusieurs dizaines) on pourra s ‘intéresser à des articles (dont je mets à titre d’exemple les liens directs) comme ceux de Judith Butler, de Mario Draghi, de Stuart J. Murray ou côté français d’Alain Badiou ou encore de Frederic Worms. _________________________________________________________________________
Pour ceux qui ne reculent pas devant la sècheresse des chiffres .
On trouvera sur le site dont l’adresse est indiquée ci-dessous des données qui permettent de suivre l’évolution de l’épidémie en France, Italie, Suisse, Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Espagne, Europe, Maroc, Corée du Sud, Canada, USA. Les tableaux, établis d’après les services sanitaires ds pays en question, donnent en particulier les variations au jour le jour ainsi que les données cumulées. Bien entendu la « courbe en cloche » dont il est souvent question dan les médias concerne que la vitesse (variations) de propagation de l’épidémie.
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On trouvera sur le site du Collège de France deux longues analyses sur certains visages de la pandémie :
1) Covid-19 Chronique d’une émergence annoncée, un texte de Philippe Sansonetti
CHRONIQUE D’UNE EMERGENCE ANNONCEE
2) Savoir et prévoir, un texte de Pascal Marichalar , construit partir des données de l’OMS et de la revue Siences
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Enfin je donne à nouveau l’adresse de la Revue Grand Continent qui s’efforce de cartographier l’évolution de l’épidémie et donne de nombreuses analyses qui évitent les polémiques stériles mais ne négligent cependant pas les controverses qui traversent la communauté scientifique et médicale.
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LIBAN
Deux articles de Antoine Courban parus dans L’Orient Le Jour
D’un fléau à l’autre (16 mars 2020)
Les citoyens libanais ont pensé avoir atteint le fond de l’abîme. Ils pataugent, à leur corps défendant, dans les eaux saumâtres et putrides de leur faillite économique et financière dont la responsabilité incombe à la classe politique dirigeante qui étale vulgairement les conséquences néfastes de toutes ses nuisances criminelles à l’égard de la population et du pays. Cette classe politique a non seulement organisé le pillage systématique du Trésor public et des dépôts bancaires privés, mais elle a sciemment et volontairement aliéné la souveraineté de l’État afin de protéger la sordide corruption dont elle profite à titre privé et qui mine un pays exsangue qu’elle ne cesse de vampiriser. La tutelle étrangère et la corruption se nourrissent l’une l’autre. Elles forment un couple inséparable ou une paire jumelle de fléaux. La tutelle étrangère laisse faire la corruption interne, et la corruption ne peut que ménager et perpétuer la tutelle.
On le savait, on le murmurait, on en parlait. On évoquait cette dramatique situation dans les interminables joutes oratoires des shows télévisuels ainsi que sur les réseaux sociaux. Nul n’osait avancer des preuves concrètes de cette double collusion malsaine. Le mouvement citoyen du 17 octobre, lui-même, n’a pas osé s’attaquer directement à la tutelle et la dénoncer clairement. Il s’est contenté de s’en prendre à la corruption, aux corrupteurs et aux corrompus sans évoquer le partenaire indispensable qui a laissé faire toute cette faune, à savoir le « tuteur », puissamment armé de surcroît.
Quand le système bancaire s’effondra et que l’argent péniblement acquis se retrouva séquestré par les banques commerciales, le peuple n’a eu d’autre choix que de se résigner à cette situation de facto. Quand l’énigmatique Premier ministre déclara que l’État ferait défaut à ses engagements de débiteur, le peuple réalisa enfin que le pays avait atteint le huitième cercle de l’enfer de Dante, là où les damnés se consument pour l’éternité la tête enfoncée dans le sol de l’abîme.
Nul ne pouvait imaginer que l’enfer pouvait comporter un neuvième cercle, encore plus profond, invisible, impalpable, plus ravageur, presque subtil ; là où résident les forces souterraines les plus sombres de la nature : les grands fléaux qu’on pensait oubliés à jamais grâce aux triomphes incontestés du progrès médical et des biotechnologies. Ivres de croissance et de progrès, nous dormions gentiment sur nos oreillers où pullule toute une vermine qui, à notre grande surprise, peut engendrer des créatures inattendues comme ce nouveau virus Covid-19 qui, en quelques jours, a cassé net un certain ordre du monde. La nature vient de se rappeler à notre bon souvenir. Plus rien ne sera comme avant. Nous entrons dans un nouveau mode de civilisation
La classe politique libanaise, peu soucieuse du bien commun, a poursuivi pendant ce temps ses « corona-turpitudes » traditionnelles. On l’a vue dans l’affaire de la fermeture de l’espace aérien avec l’Iran ; de celle de la salutaire collaboration avec le FMI pour tenter de sauver ce qui peut l’être d’une économie réduite à l’ombre d’elle-même ; sans oublier l’instauration de l’état d’urgence pour faire face au fléau, mais qui dérange ceux qui ne reconnaissent pas la souveraineté de l’armée libanaise qui devrait en principe appliquer une telle mesure. Il n’y a plus au Liban que les grands naïfs et les petites gens de mauvaise foi pour continuer à nier ce qui est évident : le pays est pris en otage depuis belle lurette par le régime des mollahs de Téhéran, sans oublier les officines du régime syrien qui revient en force à Beyrouth.
Ainsi, les miasmes morbides du Covid-19 ont eu une conséquence inattendue. Ils ont fait tomber le masque qui dissimulait mal le faciès de la tutelle étrangère. En situation de tutelle politique, le « mineur » est au service de son « tuteur » et non l’inverse comme en pédagogie. On peut prédire, déjà, que l’après-corona connaîtra une révolte plus déterminante, libérée de toute velléité de ménager qui que ce soit, qui saura pointer son index accusateur dans la bonne direction et qui dénoncera ouvertement le « tuteur ».
Mais ceci est l’affaire de demain. Aujourd’hui, il faut lutter tous ensemble contre le fléau microbien. Demain est un autre jour. Les jeunes générations du Liban sauront quoi faire, à l’instar d’Hercule, pour nettoyer leur pays que les deux partenaires du fléau politique « tutelle-corruption » ont transformé en écuries d’Augias.
oooOooo
Éthique du don et pandémie (30 mars 2020)
Au milieu du silence sépulcral de nos villes désertes, attendant que s’abatte sur elles le fléau Covid-19, émerge une conviction : l’humanité constitue une seule famille qui partage un sort commun. Les instances politiques et économiques, marquées par la volonté de puissance et l’instinct guerrier, renforcent les vieilles frontières de séparation. Seule la figure du personnel de santé voit son image de marque bénéficier d’une unanimité mondiale largement méritée. La médecine prouve, s’il en est besoin, la quintessence de son fondement et de sa raison d’être : l’amour de l’homme.
Si la maladie et la mort sont les choses les plus naturelles qui soient, la médecine par contre est le fruit de la culture, l’expression de l’empathie et de la philanthropie sans lesquelles aucun lien entre humains ne peut s’envisager. Hippocrate était douloureusement conscient du caractère tragique de la médecine comme intrusion violente dans l’harmonie naturelle, ainsi que des limites de l’intervention clinique en faveur de l’homme souffrant. La littérature médicale ne cesse de répéter la prudence de certains adages : « De la mesure en toute chose… Avant tout ne pas nuire… Le jugement est difficile… L’expérience est trompeuse. » Le célèbre serment d’Hippocrate annonce solennellement son respect de la vie : « Je ne donnerai pas du poison si on me le réclame et ne prendrai pas une telle initiative. » Le même texte, refusant toute violence inutile, proclame également des interdits puissants : « Je ne pratiquerai pas l’opération de la taille. » Ainsi, l’acte médical peut cesser d’être un bien pour le malade à partir d’un certain seuil qui demeure une donnée spécifique d’une situation clinique particulière et n’est pas une norme universelle. C’est cette indétermination de la norme, dans certains cas, qui est au cœur de la tragédie morale du clinicien.
À cause du déséquilibre entre l’offre et la demande en cette période de pandémie, on voit aujourd’hui s’opérer une sélection des patients dans les unités de soins intensifs, sur base du critère de l’âge notamment. Comment penser un tel défi qui met le personnel de santé face à un double dilemme ? Le premier est de nature éthique : la sacralité absolue de la vie humaine. Le second est de nature morale : la vertu d’humilité du soignant conscient qu’il est au service d’un être humain et non à celui des courbes statistiques susceptibles d’entraîner automatiquement des décisions cliniques particulières. Comment concilier une médecine de la personne et une médecine du groupe ? Ne pas admettre certains patients en unité de soins intensifs n’est-il pas une forme déguisée d’euthanasie ? Comment adapter la prise en charge en fonction de chaque patient et de ses comorbidités, dans la conformité à la loi libanaise de déontologie qui proscrit l’acharnement thérapeutique ? Ne pas s’acharner sur certains patients est-il un « tri » ?
Les questionnements tragiques sont multiples. La tentation de l’inhumain utilitarisme moral guette. Tiraillé entre une éthique de conviction et une éthique de responsabilité, le praticien est livré à une angoisse insoutenable qu’il pourrait apaiser en se situant sur le registre d’une éthique du don. Soigner n’est pas une performance, c’est d’abord un don de soi. Dans ce contexte, le principe de précaution prédomine ; il implique une proportionnalité dans l’action médicale quand la vie humaine est en jeu. En dépit du respect absolu de l’adage in dubio pro vita (le doute profite à la vie), l’encyclique Evangelium vitae (1995) du pape saint Jean-Paul II préconise que « lorsque la mort s’annonce imminente et inévitable », il est moralement légitime de cesser les soins médicaux. Cette prudence face aux soins devenus inutiles rejoint celle de la tradition hippocratique et interpelle l’éthique appliquée contemporaine, du moins celle de l’école casuistique de Toulmin et Jonsen. L’approche casuistique, à son tour, rejoint l’esprit du principe d’économie si cher à la pensée chrétienne orientale qui autorise, dans certains cas, de suspendre le jugement sans que cela fasse jurisprudence et devienne un principe général.
En cette période de pandémie et à la veille des fêtes pascales, face au choix impossible de toute morale utilitaire, l’éthique du don offre à la réflexion du praticien deux figures symboliques. La première est celle du Bon Samaritain qui se donne sans compter au service d’un inconnu et anticipe ses besoins afin de lui conserver la vie. La seconde figure est celle de ce Simon de Cyrène qui porte la croix du condamné sur le chemin du calvaire. Son geste n’a pas pour finalité de modifier la sentence, le condamné mourra. Mais, durant un temps transitoire, Simon le soulage.
Renoncer à l’acharnement thérapeutique ne signifie pas abandonner le malade à son sort mais le prendre en charge et le soulager jusqu’au bout, comme Simon de Cyrène. En dépit de toutes ses incertitudes, et dans n’importe quelle circonstance, la médecine demeure un gardien de la culture de vie et non un agent de la culture de mort.
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Edgar Morin: «Ressentir plus que jamais la communauté de destins de toute l’humanité»
Un entretien avec Simon Blin pour Libération (28 mars 2020)
Quasi-centenaire, le sociologue, éternel optimiste, envisage le confinement comme une occasion inespérée de régénérer la notion même d’humanisme, mais aussi pour chacun d’opérer un tri entre l’important et le frivole.
Confiné, il dit s’être senti «projeté psychiquement dans une communication et une communion permanentes» avec le monde auquel il reste virtuellement connecté. Lui qui a toujours vécu pleinement, dont le siècle d’existence est fait de déplacements perpétuels et d’engagements politiques et intellectuels. Né en 1921, Edgar Morin, sociologue, philosophe, «humanologue», dit-il, écrivain mondialement connu, penseur de la «complexité» à l’œuvre abondante et englobante (la Méthode est son œuvre majeure), a vécu la Résistance, traversé le XXe siècle entre émerveillement et révolte. Il revient sur ces deux folles semaines qui ont vu le monde entier touché par la propagation du coronavirus, puis basculer dans l’enfermement généralisé. Le directeur de recherche émérite au CNRS, nonagénaire quasi centenaire à l’optimisme inébranlable et au regard lumineux, voit dans ce moment d’arrêt planétaire l’opportunité d’une «crise existentielle salutaire».
Comment vivez-vous ce moment inédit et grave ?
Nous subissons un confinement physique mais nous disposons des moyens de communiquer en paroles qui nous mettent en communication avec autrui et avec le monde. Au stade actuel, en réaction à l’enfermement, nous nous sommes ouverts, plus attentifs et solidaires les uns aux autres. Ce sont les solitaires sans téléphone ni télé, et surtout les non-confinés, c’est-à-dire les sans-abri, si souvent oubliés du pouvoir et des médias, qui sont les victimes absolues du confinement. En ce qui me concerne, je me suis senti intensément participer, ne serait-ce que par le confinement même, au destin national et au cataclysme planétaire. Je me suis senti projeté plus que jamais, dans l’aventure incertaine et inconnue de notre espèce. J’ai ressenti plus fortement que jamais la communauté de destin de toute l’humanité.
Comment qualifieriez-vous cette crise dans l’histoire que vous avez traversée ?
Nous sommes actuellement soumis à une triple crise. La crise biologique d’une pandémie qui menace indistinctement nos vies et déborde les capacités hospitalières, surtout là où les politiques néolibérales n’ont cessé de les réduire. La crise économique née des mesures de restriction prises contre la pandémie et qui, ralentissant ou stoppant les activités productives, de travail, de transport, ne peut que s’aggraver si le confinement devient durable. La crise de civilisation : nous passons brusquement d’une civilisation de la mobilité à une obligation d’immobilité. Nous vivions principalement dehors, au travail, au restaurant, au cinéma, aux réunions, aux fêtes. Nous voici contraints à la sédentarité et l’intimité. Nous consommions sous l’emprise du consumérisme, c’est-à-dire l’addiction aux produits de qualité médiocre et vertus illusoires, l’incitation à l’apparemment nouveau, à la recherche du plus plutôt que du mieux. Le confinement pourrait être une opportunité de détoxification mentale et physique, qui nous permettrait de sélectionner l’important et rejeter le frivole, le superflu, l’illusoire. L’important c’est évidemment l’amour, l’amitié, la solidarité, la fraternité, l’épanouissement du Je dans un Nous. Dans ce sens, le confinement pourrait susciter une crise existentielle salutaire où nous réfléchirions sur le sens de nos vies.
Face à la pandémie, c’est l’ensemble de notre système qui est ébranlé : sanitaire, politique, économique, et démocratique. Votre travail intellectuel a justement consisté à penser la complexité et la transdisciplinarité.
Ces crises sont interdépendantes et s’entretiennent les unes les autres. Plus l’une s’aggrave, plus elle aggrave les autres. Si l’une diminue, elle diminuera les autres. Aussi, tant que l’épidémie ne régressera pas, les restrictions seront de plus en plus sensibles et le confinement sera vécu de plus en plus comme un empêchement (de travailler, de faire du sport, d’aller aux réunions et aux spectacles, de soigner ses sciatiques ou ses dents). Plus profondément, cette crise est anthropologique : elle nous révèle la face infirme et vulnérable de la formidable puissance humaine, elle nous révèle que l’unification techno-économique du globe a créé en même temps qu’une interdépendance généralisée, une communauté de destins sans solidarité.
C’est comme si le monde n’entrait plus dans nos grilles d’analyse. Les repères intellectuels aussi sont bousculés.
Cette polycrise devrait susciter une crise de la pensée politique et de la pensée tout court. La phagocytation du politique par l’économique, la phagocytation de l’économique par l’idéologie néolibérale, la phagocytation de l’intelligence réflexive par celle du calcul, tout cela empêche de concevoir les impératifs complexes qui s’imposent : ainsi combiner mondialisation (pour tout ce qui est coopératif) et démondialisation (pour sauver les territoires désertifiés, les autonomies vivrières et sanitaires des nations) ; combiner développement (qui comporte celui, positif, de l’individualisme) et enveloppement (qui est solidarité et communauté) ; combiner croissance et décroissance (en déterminant ce qui doit croître et ce qui doit décroître). La croissance porte en elle la vitalité économique, la décroissance porte en elle le salut écologique et la dépollution généralisée. L’association de ce qui semble contradictoire est ici logiquement nécessaire.
Notre capacité à «vivre ensemble» est mise à rude épreuve. Est-ce l’occasion de refonder un nouvel humanisme, de restaurer les bases d’une vie commune plus solidaire à l’échelle de la planète ?
Nous n’avons pas besoin d’un nouvel humanisme, nous avons besoin d’un humanisme ressourcé et régénéré. L’humanisme a pris deux visages antinomiques en Europe. Le premier est celui de la quasi-divinisation de l’humain, voué à la maîtrise de la nature. L’autre humanisme a été formulé par Montaigne en une phrase : «Je reconnais en tout homme mon compatriote.» Il faut abandonner le premier et régénérer le second.
La définition de l’humain ne peut se limiter à l’idée d’individu. L’humain se définit par trois termes aussi inséparables l’un de l’autre que ceux de la trinité : l’humain c’est à la fois un individu, une partie, un moment de l’espèce humaine, et une partie, un moment d’une société. Il est à la fois individuel, biologique, social. L’humanisme ne saurait désormais ignorer notre lien ombilical à la vie et notre lien ombilical à l’univers. Il ne saurait oublier que la nature est autant en nous que nous sommes dans la nature. Le socle intellectuel de l’humanisme régénéré est la raison sensible et complexe. Non seulement il faut suivre l’axiome «pas de raison sans passion, pas de passion sans raison», mais notre raison doit toujours être sensible à tout ce qui affecte les humains.
Cela supposerait une inversion des valeurs du monde dans lequel nous vivions avant le coronavirus…
L’humanisme régénéré puise consciemment aux sources de l’éthique, présentes dans toute société humaine, qui sont solidarité et responsabilité. La solidarité suscite la responsabilité et la responsabilité suscite la solidarité. Ces sources demeurent présentes, mais en partie taries et asséchées dans notre civilisation sous l’effet de l’individualisme, de la domination du profit, de la bureaucratisation généralisée. L’humanisme régénéré est essentiellement un humanisme planétaire. L’humanisme antérieur ignorait l’interdépendance concrète entre tous les humains devenue communauté de destins, qu’a créée la mondialisation et qu’elle accroît sans cesse. Comme l’humanité est menacée de périls mortels (multiplication des armes nucléaires, déchaînement de fanatismes et multiplications de guerres civiles internationalisées, dégradation accélérée de la biosphère, crises et dérèglements d’une économie dominée par une spéculation financière déchaînée), ce à quoi s’ajoute désormais la pandémie virale qui accroît ces périls, la vie de l’espèce humaine et, inséparablement, celle de la biosphère devient une valeur prioritaire.
Ce changement est fondamental ?
Pour que l’humanité puisse survivre, elle doit se métamorphoser. Jaspers avait dit peu après la Seconde Guerre mondiale : «Si l’humanité veut continuer à vivre, elle doit changer.» L’humanisme, à mon sens, ce n’est pas seulement la conscience de solidarité humaine, c’est aussi le sentiment d’être à l’intérieur d’une aventure inconnue et incroyable. Au sein de cette aventure inconnue chacun fait partie d’un grand être constitué de sept milliards d’humains, comme une cellule fait partie d’un corps parmi des centaines de milliards de cellules. Chacun participe à cet infini, à cet inachèvement, à cette réalité si fortement tissée de rêve, à cet être de douleur, de joie et d’incertitude qui est en nous comme nous sommes en lui. Chacun d’entre nous fait partie de cette aventure inouïe, au sein de l’aventure elle-même stupéfiante de l’univers. Elle porte en elle son ignorance, son inconnu, son mystère, sa folie dans sa raison, son inconscience dans sa conscience, et chacun porte en soi l’ignorance, l’inconnu, le mystère, la folie, la raison de l’aventure plus que jamais incertaine, plus que jamais terrifiante, plus que jamais exaltante.
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Communovirus
Par Jean-Luc Nancy Libération, (24 mars 2020)
Le virus nous communise, car nous devons faire front ensemble, même si cela passe par l’isolement de chacun. L’occasion d’éprouver vraiment notre communauté.
Tribune —- Un ami indien m’apprend que chez lui on parle de «communovirus». Comment ne pas l’avoir déjà pensé ? C’est l’évidence même ! Et quelle admirable et totale ambivalence : le virus qui vient du communisme, le virus qui nous communise. Voilà qui est beaucoup plus fécond que le dérisoire corona qui évoque de vieilles histoires monarchiques ou impériales. D’ailleurs c’est à détrôner, sinon décapiter le corona que doit s’employer le communo.
C’est bien ce qu’il semble faire selon sa première acception puisqu’en effet il provient du plus grand pays du monde dont le régime est officiellement communiste. Il ne l’est pas seulement à titre officiel : comme l’a déclaré le président Xi Jinping, la gestion de l’épidémie virale démontre la supériorité du «système socialiste à caractéristiques chinoises». Si le communisme, en effet, consiste essentiellement dans l’abolition de la propriété privée, le communisme chinois consiste – depuis une douzaine d’années – dans une soigneuse combinaison de la propriété collective (ou d’Etat) et de la propriété individuelle (dont est toutefois exclue la propriété de la terre). Cette combinaison a permis comme on le sait une croissance remarquable des capacités économiques et techniques de la Chine ainsi que de son rôle mondial. Il est encore trop tôt pour savoir comment désigner la société produite par cette combinaison : en quel sens est-elle communiste et en quel sens a-t-elle introduit en elle le virus de la compétition individuelle, voire de sa surenchère ultralibérale ? Pour le moment, le virus Covid-19 lui a permis de montrer l’efficacité de l’aspect collectif et étatique du système. Cette efficacité s’est même si bien affirmée que la Chine vient en aide à l’Italie, puis à la France. On ne manque pas bien sûr d’épiloguer sur le regain de puissance autoritaire dont bénéficie en ce moment l’Etat chinois. De fait, tout se passe comme si le virus venait à point nommé conforter le communisme officiel. Ce qui est ennuyeux est que de cette manière le contenu du mot «communisme» ne cesse pas de se brouiller – alors même qu’il était déjà incertain.
Marx a écrit de manière très précise qu’avec la propriété privée, la propriété collective devait disparaître et que devait leur succéder ce qu’il nommait la «propriété individuelle». Par là il n’entendait pas les biens possédés par l’individu (c’est-à-dire la propriété privée), mais la possibilité pour l’individu de devenir proprement lui-même. On pourrait dire : de se réaliser. Marx n’a pas eu le temps ni les moyens d’aller plus loin dans cette pensée. Au moins pouvons-nous reconnaître qu’elle seule ouvre une perspective convaincante – même si très indéterminée – à un propos «communiste». «Se réaliser», ce n’est pas acquérir des biens matériels ou symboliques : c’est devenir réel, effectif, c’est exister de manière unique.
C’est alors la seconde acception de communovirus qui doit nous retenir. De fait, le virus nous communise. Il nous met sur un pied d’égalité (pour le dire vite) et nous rassemble dans la nécessité de faire front ensemble. Que cela doive passer par l’isolement de chacun n’est qu’une façon paradoxale de nous donner à éprouver notre communauté.
On ne peut être unique qu’entre tous. C’est ce qui fait notre plus intime communauté : le sens partagé de nos unicités.
Aujourd’hui, et de toutes les manières, la coappartenance, l’interdépendance, la solidarité se rappellent à nous. Les témoignages et les initiatives dans ce sens surgissent de toutes parts. En y ajoutant la diminution de la pollution atmosphérique due à la réduction des transports et des industries, on obtient même un enchantement anticipé de certains qui croient déjà venu le bouleversement du techno-capitalisme. Ne boudons pas une euphorie fragile – mais demandons-nous quand même jusqu’où nous pénétrons mieux la nature de notre communauté.
On appelle aux solidarités, on en active plusieurs, mais globalement, c’est l’attente de la providence étatique – celle-là même qu’Emmanuel Macron a saisi l’occasion de célébrer – qui domine le paysage médiatique. Au lieu de nous confiner nous-mêmes, nous nous sentons d’abord confinés par force, fût-elle providentielle. Nous ressentons l’isolement comme une privation alors qu’il est une protection.
En un sens, c’est une excellente séance de rattrapage : il est vrai que nous ne sommes pas des animaux solitaires. Il est vrai que nous avons besoin de nous rencontrer, de prendre un verre et de faire des visites. Au reste, la brusque augmentation des coups de fil, des mails et autres flux sociaux manifeste des besoins pressants, une crainte de perdre le contact.
Sommes-nous pour autant mieux à même de penser cette communauté ? Il est à craindre que le virus en reste le principal représentant. Il est à craindre qu’entre le modèle de la surveillance et celui de la providence, nous restions livrés au seul virus en guise de bien commun.
Alors nous ne progresserons pas dans la compréhension de ce que pourrait être le dépassement des propriétés tant collectives que privées. C’est-à-dire le dépassement de la propriété en général et pour autant qu’elle désigne la possession d’un objet par un sujet. Le propre de l’«individu» pour parler comme Marx, c’est d’être incomparable, incommensurable et inassimilable – y compris à lui-même. Ce n’est pas de posséder des «biens». C’est d’être une possibilité de réalisation unique, exclusive et dont l’unicité exclusive ne se réalise, par définition, qu’entre tous et avec tous – contre tous aussi bien ou malgré tous mais toujours dans le rapport et l’échange (la communication). Il s’agit là d’une «valeur» qui n’est ni celle de l’équivalent général (l’argent) ni donc non plus celle d’une «survaleur» extorquée mais d’une valeur qui ne se mesure d’aucune façon. Sommes-nous capables de penser de manière aussi difficile – et même vertigineuse ? Il est bien que le communovirus nous oblige à nous interroger ainsi. Car c’est à cette seule condition qu’il vaut la peine, au fond, de s’employer à le supprimer. Sinon nous nous retrouverons au même point. Nous serons soulagés mais nous pourrons nous préparer à d’autres pandémies.
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Marseille, des particuliers cuisinent chaque jour pour les soignants hospitaliers
Delphine Tanguy pour la Provence 30 mars 2020
Coronavirus : dans leurs marmites mijotent des centaines de mercis aux soignants
Les superhéros sont comme nous. "Dans la crise, ce qui leur fait du bien, c’est la bouffe", résume prosaïquement Cécile. Éducatrice spécialisée, cette habitante du boulevard Longchamp (1er) voulait "faire quelque chose" pour aider les soignants des hôpitaux. "Mais quoi ?" Avec son copain Pat (1), fonctionnaire du secteur des transports, l’idée d’une collecte de matériel est vite abandonnée. "Moi, j’ai un copain anesthésiste en réa à l’hôpital Nord, Cécile a une amie aux urgences, enchaîne-t-il. On leur a demandé directement ce qu’on pouvait faire pour eux." Alors que le self de l’hôpital a fermé, que les livreurs hésitent à servir l’établissement et que les soignants eux-mêmes, éreintés par leurs gardes à rallonge, ne trouvent plus le temps de cuisiner, la réponse a fusé : faites-nous à manger… Quand on ne peut plus compter que sur les barquettes de la restauration hospitalière, le moral a en effet tendance à flancher… "À ce moment-là, si on t’offre un Kinder Bueno, c’est un tel réconfort que tu pleures !"
Cécile et Pat ne sont pas cuisiniers mais ils ont un atout maous, dans la vie de tous les jours comme en cas de crise : un super carnet d’adresses, nourri de liens amicaux, noctambules, militants. Avec l’aide du graphiste Mustapha Chaoui, dont les Marseillais connaissent le travail pour la Fiesta des Suds, ils lancent leur page Facebook "Cuisinons pour les soignants de l’hôpital Nord". En quelques heures, et "même si au départ on a demandé de ne pas partager la page pour pouvoir gérer", 200 personnes, habitants du centre-ville de Marseille principalement, affluent. L’un fera son coq au vin favori, l’autre des gâteaux dignes d’une vraie pâtisserie, d’autres encore un ragoût, des quiches ou des cakes…
On a tout de suite insisté sur les précautions à prendre pour cuisiner, reprend cependant Pat. Pas question de faire prendre des risques à qui que ce soit." Des gants, un masque si possible, des mains ultra-lavées, "tout doit être cuit, emballé", prêt à placer directement dans les cagettes installées dans son Kangoo. "Moi je ne touche à rien." Équipé de sa combinaison jaune d’expert en solidarité, Pat est en effet le livreur de l’affaire. "Chaque soir, je passe trois heures à tourner avec ma voiture pour récupérer les plats", raconte-t-il.
Cora, Éva, Dana, Caro, Sophie… Une quinzaine de cuisiniers amateurs sont aux fourneaux quotidiennement pour "sortir de quoi nourrir une cinquantaine" de soignants de Nord. "Dès ce dimanche, grâce à un chauffeur de taxi d’Aubagne qui s’est proposé, on va pouvoir livrer aussi la Timone", se réjouit Cécile. Sur la page Facebook des copains, les témoignages chaleureux d’infirmières et de médecins sont leur récompense. "Mais les gens qui cuisinent nous disent aussi merci, précise Pat. Faire à manger pour les autres, cela donne un sens à leurs journées de confinés." Si des commerçants ont déjà offert des produits, les restaurateurs, amis ou amis d’amis, "dans la misère à cause de l’arrêt de leurs établissements" rentrent à leur tour dans la boucle.
Une bonne recette antidéprime
C’est déjà le cas de Philippe Ivanez et Nadia Lagati, du Gargantuart, à Luminy, mais aussi du Baron perché, de Madame Jeanne… D’autres, emballés par l’idée, sont prêts à rallumer leur piano. "On réfléchit à une cagnotte qui les soutiendrait financièrement, tout en leur permettant de bosser pour la bonne cause." Les Marseillais n’ont peut-être pas déniché le vaccin contre le Covid 19 mais ils ont déjà trouvé une bonne recette antidéprime.
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