"Attention, si vous ne continuez pas sur l’autoroute en direction de Fascisme, sortie imminente !" Le GPS annonce la bifurcation. Les indicateurs concordent, on y va tout droit, n’ayant pas peur des mots, nous avertit une de nos grandes intellectuelles. Le Nouvel Obs inscrit cette alerte en couverture. Hemingway à la veille de la tourmente lançait l’avertissement de John Donne.
La même semaine dans Le Monde [samedi dimanche 30 avril-1er mai], un bel article de Marie Charrel, "La tyrannie de la peur," et un autre, "Où est passée notre humanité avec les migrants ?" sévèrement argumenté, de Nicolas Hulot, nous mettent le nez devant l’évidence d’une faillite et d’une catastrophe en voie de développement. Comment ne pas prendre au sérieux ces avertissements ? Il y a le coup du goulag et celui des islamofascistes, il y a celui de la défaite européenne, à entendre au sens militaire tout autant que comme tissu se défaisant. Combien va-t-il nous falloir de Nuits puis de Jours debout pour tenir tête à la montée des périls, prévenir puis empêcher leur éclosion ?
Ça a commencé avec l’opération goulag. Cette monstruosité du régime soviétique n’a pas fini de nuire. Ils ne l’ont pas volé, tous ceux qui des décennies durant, baladés par un régime cynique, ont porté en bandoulière un idéal contredit mot pour mot par un totalitarisme drapé dans les plis détournés du drapeau de l’Espoir. Ainsi, après la Révolution falsifiée, détournée, assassinée, revient en retour de bâton la Contre-Révolution, droite dans ses bottes. Bientôt on nous vantera les mérites poétiques de Brasillach dont l’un des plus remarquables octosyllabes, en gros titre dans la presse de la honte, fut :
"Il faut tuer aussi les petits"
digne d’un Néron dans un Britannicus remis au dégoût du jour Collaborationniste. L’ignominie redevient à la mode, vive Rebatet ! les salauds qu’on avait pu croire après Sartre disqualifiés, relèvent la tête, l’hydre reprend des couleurs. Fascisme sinistre flambant de Daesh, gentillet propret du FN, toujours la même bête, présentant des têtes différentes, il en faut pour tous les goûts.
Comme l’enseigne Carlo Strenger développant sa thèse sur le mépris civilisé, ne pas jouer de la culpabilité d’avoir gobé le goulag de l’imposture soviétique pour gober tout de go consécutivement la haine des Lumières, de la Révolution française, des valeurs de ce qui constitue le fonds de notre psychothérapie relationnelle fondée sur l’humanisme, la vraie tolérance (intolérante à l’inadmissible) de la laïcité, tout le fonds typiquement français de l’universalisme. Consultez quelques uns des textes que nous consacrons à cette question.
L’Histoire est plus complexe que les slogans médiatiques. Les soviétiques ont eu raison, dans le cadre de la "belle et bonne alliance", de la Bête folle furieuse. Le programme du CNR, que le libéralisme encore aujourd’hui n’a de cesse de détruire, remit notre pays libéré sur les bons rails d’une renaissance durable, modernisant et dynamisant les acquis du Front populaire, bête noire de la Révolution nationale pétainiste. L’anti-goulag est devenu un piège à gogos, comme l’islamophobisme. Dès qu’on quitte le sol assuré de l’esprit critique hérité des Lumières, et la capacité d’analyse critique, les vieilles lunes reviennent.
Nous qui avec la psychothérapie relationnelle multiréférentielle nous battons pour une conception intelligente de la multiplicité fondée sur le concept de complexité (merci l’ami Edgar Morin) pouvons mesurer à quel point l’avertissement d’Élisabeth Roudinesco à nos oreilles sonne juste. Les mots fourre-tout mal définis, permettent de travestir tout ce qu’ils touchent et d’embrouiller l’esprit public, à commencer par le nôtre.
La confusion remonte. "On prenait les loups pour des chiens" chante l’Aragon délaissé pour Rebatet, tout de même, on ne mélange pas les torchons avec les serviettes ! nombreux sont ceux qui trouvent Onfray très bien. Comment est-ce possible ? il ne s’agit pas de "chacun son opinion", l’opinion et l’établissement de la vérité, deux objets bien distincts. Assistons-nous à une spectaculaire baisse du niveau intellectuel moyen ? Nous avons, depuis là où nous exerçons, un devoir d’intelligence. La clinique se tisse de discernement. Que les médias soient peu regardants, dupés, dopés, c’est déjà pas drôle. Mais nous !
Une dernière idée qui pourrait nous aider à mieux vivre les temps qui courent – Dieu sait vers quoi ? – c’est le concept churchillien de se tenir debout, de continuer à sortir aux terrasses, aux concerts, de débattre la nuit, Debout sur les places publiques, pour déterminer ensemble la bonne manière de résister à Vichy qui revient. "L’abolition des tranquillisants au profit de l’insomnie", quel beau programme. Continuer d’être résolument laïcs, ET progressistes.
Prenons garde. La psychothérapie relationnelle(1") que nous soutenons et faisons vivre, dans les difficiles conditions que les temps qui courent, toujours eux ! lui ont faite, se nourrit de démocratie et de progressisme. Pour reprendre l’opposition chère à Élisabeth Roudinesco, elle s’étiole sous Vichy, s’épanouit à Valmy. Ne laissons pas bloquer les ailes de notre moulin.
L’OBS – 2016-04-25
Page débats annonce en couverture.
Propos recueillis par Aude Lancelin
les Nouveaux philosophes, c’était l’opinion contre le savoir, déjà
Je crois que l’échec du communisme réel a joué un rôle décisif dans cette affaire. Dans le débat d’idées, on a entamé alors une grande révision de l’histoire de la Révolution française. {François Furet nous avait déjà expliqué que 1917 était déjà dans 1793, et que 1793 était déjà dans 1789. Mais avec la {« nouvelle philosophie », on a commencé à nous dire que le goulag était déjà dans Marx. Certes, ils étaient, beaux, brillants, par ailleurs très différents les uns des autres, certains sérieux, d’autres pas du tout. Mais enfin, il y avait cette thèse qui leur était commune, qu’a fort bien dénoncée Pierre Vidal-Naquet, et qui reposait sur l’illusion rétrospective et l’anachronisme : le goulag est déjà dans Marx, voire dans Hegel ! Or il n’y a pas de goulag dans Marx. À partir de ce moment-là, on s’est mis à rejeter l’idéal révolutionnaire qui avait été porté pendant la deuxième moitié du XXème siècle, autant par Sartre que par des philosophes comme Foucault, qui était pourtant anticommuniste. Les médias se sont mis à émettre un doute sur la totalité des rébellions possibles puis à rejeter tout un savoir qui avait nourri ma génération. J’avais été l’élève de Deleuze, suivi les cours de Foucault et Barthes, j’admirais profondément Lévi-Strauss. La position des Nouveaux philosophes, c’était l’opinion contre le savoir, déjà. C’était bien visible.
La pensée complexe s’est littéralement effondrée
À partir du moment où, en quelque sorte, la Révolution française devient l’équivalent du totalitarisme, la Révolution russe étant, elle, pire encore que le nazisme, alors c’est une cacophonie qui s’installe, on ne sait plus de quoi on parle. Tout cela s’est instauré tranquillement, escorté par le triomphe du libéralisme économique, des idées toutes faites, et nous avons assisté à la grande inversion de tout. Chacun s’est mis à brandir des slogans : « Sartre s’est trompé sur tout » ! Chacun s’est mis à expliquer que tout ce qui avait porté l’idéal progressiste des masses populaires était à bannir. Or moi, à l’époque, j’étais capable de lire Aron autant que Sartre, de penser qu’Aron avait raison à propos de Machiavel, et en même temps que Sartre avait raison d’être ce qu’il était. La pensée complexe s’est littéralement effondrée. Et aujourd’hui, on atteint des records. Les plus grands penseurs post-sartriens se voient insultés tous les jours. Regardez la façon dont un Zemmour attaque Foucault dans son best-seller, sans parler de Derrida, présenté comme un obscurantiste. Le signifiant goulag est partout : en 2005 dans Le livre noir de la psychanalyse, Freud a été accusé d’avoir orchestré un goulag clinique sous prétexte qu’il n’avait pas guéri ses patients. Tout ça est apparu depuis les années 80, avec le risque d’une droitisation radicale de la France. Et cela parce que dans notre pays jacobin, si l’on tue l’espoir du peuple, il part vers l’extrême-droite. Il faut le savoir : nous avons des démons, en France. Nous avons eu l’affaire Dreyfus, nous avons eu depuis Drumont un antisémitisme virulent, mais on a aussi l’antithèse de cela, un élan d’émancipation : Valmy ou Vichy. Je crains qu’on ne soit entré dans une période qui n’est rien d’autre que le retour des idées de l’extrême-droite maquillées en anti-goulag, mot fourre-tout.
Alain Badiou, Jacques Rancière, Bruno Latour, Tsvétan Todorov
C’est possible. Intellectuellement, je pense toutefois que tous ces polémistes réactionnaires sont déjà battus. Leurs livres n’ont aucune reconnaissance académique, ni en France, ni à l’étranger. Zemmour, Onfray, Finkielkraut existent plus par leur personne et leurs opinions que pour leurs travaux. C’est pour ça qu’ils sont furieux du succès de Alain Badiou dans les universités américaines. Mais au lieu de se mettre en colère, il faut comprendre la raison pour laquelle aujourd’hui Jacques Rancière, Bruno Latour, Tsvetan Todorov et bien d’autres sont les auteurs français vivants les plus traduits. Même chose pour la psychanalyse : les travaux d’histoire ou de critique de la culture, comme ceux de Fethi Benslama ou les miens, ont le vent en poupe, alors qu’en France, la pratique de la psychanalyse décline. Ses représentants sont, hélas, trop centrés sur le passé.
sur le même plan la Résistance et la Collaboration
Je trouve déplorable une telle apologie de la France de Vichy. Je suis fille de résistants, j’ai un récit national qui m’accompagne depuis ma naissance, en septembre 44. Mes parents étaient gaullistes, ma mère a travaillé avec des réseaux communistes. Je ne supporte pas que l’on mette sur le même plan la Résistance et la Collaboration. Ni cette apologie des écrivains collaborationnistes auquel on assiste. Il est de bon ton désormais de trouver que Rebatet c’était mieux qu’Aragon ! Eh bien non. Je considère, pour les avoir lus, que Rebatet, Brasillach et Drieu La Rochelle ne sont justement pas de grands écrivains. Certes, on a le droit de tout publier, y compris Mein Kampf. Mais la revalorisation de Vichy accompagnée de la haine du PCF qui, bien que stalinien, a été un grand parti de la Résistance, ça ce sont des choses que je ne peux pas accepter. Je ne tolère pas davantage qu’on commence à me demander si mon nom est roumain ou pas, si je suis juive ou pas. Oui, certainement, mais je ne veux pas être assignée à résidence. On assiste aujourd’hui à une hystérisation des identités. Ce n’est pas cette France-là que j’aime, ni celle qu’on aime dans le monde, mais celle qui est porteuse de notre singularité, la France des intellectuels universalistes, celle des droits de l’homme, de Diderot à Hugo. Là, nous bafouons notre propre tradition. C’est terrible à dire mais je sens un désir inconscient de fascisme dans ce pays.
Freud n’était pas pour la création d’un État des Juifs. Cela en fait-il un antisémite ?
Je suis une patriote, la Marseillaise me fait vibrer. Et il est tout aussi vrai que, dans les périodes comme celles-là, nous devons dire clairement qui est l’ennemi principal, à savoir l’islamisme radical, qui est contraire à nos valeurs. Oui, nous sommes en guerre, d’autant que cet islamisme se nourrit des thèses détestables du Front national. Ce troisième monothéisme est théologico-politique, il veut instaurer le Califat dans le monde entier. Mais raison de plus pour ne pas renoncer à nos principes fondateurs. Je n’ai pas du tout apprécié à cet égard le projet sur la déchéance de nationalité. On peut être très ferme sur la question de l’islamisme, sur celle du voile, comme c’est mon cas, et en même temps, ne pas supporter cette façon pernicieuse de diviser la gauche. Toute volonté de liquider le socialisme et de recréer une social-démocratie sans contours est de toute façon un projet voué à l’échec. Je ne peux pas accepter davantage qu’un Premier ministre se mêle de savoir qui est un bon philosophe et qui ne l’est pas, s’il faut préférer BHL ou Onfray. Ou encore ce qu’il faut penser de Houellebecq et de Todd. Laissons les intellectuels débattre entre eux. Il n’est pas davantage acceptable d’entretenir une confusion entre antisémitisme et antisionisme. Freud n’était pas pour la création d’un État des Juifs, il n’était pas pour le retour à une terre promise. Cela en fait-il un antisémite ? A l’inverse, des sionistes historiques comme Zeev Sternhell critiquent férocement le gouvernement israélien, et cela n’en fait pas des antisémites, ni des antisionistes. Les concepts grossiers, les caricatures de la position adverse, tout cela détruit l’esprit public. Nous devons combattre les antisémites et non pas tourner autour du pot avec des termes qui ne conviennent pas.
défendre notre modèle laïc
Il est source d’extrêmes confusions. Cela a été une erreur monumentale de l’extrême-gauche de le mettre ainsi en avant. La seule chose contre laquelle on doive lutter c’est le racisme anti-arabe. Quant au reste, dans les pays laïcs occidentaux, on a le droit d’insulter Dieu et d’être absolument intransigeant sur la question de la liberté d’expression. Je respecte Emmanuel Todd pour la valeur de ses analyses, mais je ne suis pas d’accord avec sa présentation de l’islam comme religion des faibles qui devrait être protégée. Il faut défendre notre modèle laïc. On nous vante tous les jours le modèle anglais qui a de grandes qualités. Pourtant, à Londres, on croise dans la rue des petites filles avec des niqabs. L’ultralibéralisme c’est aussi ça : chacun dans sa communauté. Ce n’est pas la France dont nous voulons, et nous devons lutter pour que ce communautarisme là ne s’impose pas.
La Marseillaise, c’est debout que ça se chante
Je suis surtout frappée quand je vois des responsables publiques se présenter au 20 heures devant les Français pour dire : il va y avoir d’autres attentats, surtout restez chez vous, on vous protège. Je crois que là, ce qui s’imposerait, plutôt que des cellules psychologiques et des anxiolytiques, c’est un discours churchillien : sortez, prenez des risques, nous sommes en guerre, oui, mais nous allons nous mobiliser, tous ensemble, contre cette forme d’atteinte à nos idéaux. C’est là où l’on voit resurgir une forme d’inconscient français issu de Vichy. Nous avons collaboré pour ne pas avoir la guerre. Résultat, nous avons eu le déshonneur et la guerre. La leçon à tirer de ces errances, c’est qu’il ne faut pas faire peur aux gens mais plutôt les pousser à adopter un esprit de résistance. J’aime décidément mieux qu’on dise « debout » que « couché ». La Marseillaise, c’est debout que ça se chante.
déranger les nuits tranquilles de l’ordre établi
Nuit debout c’est le spectre de la Révolution qui vient hanter les nuits de ce capitalisme financier arrogant et mondialisé, en crise depuis 2008, et qui crée de nouveaux misérables, version Victor Hugo. Le choix de ce lieu n’est pas anodin. C’est celui des tourmentes révolutionnaires parisiennes (dont les dates sont inscrites en bas de la statue). Mais c’est aussi là que se sont réunis, le 11 janvier 2015, des millions de gens qui, comme moi, venaient soutenir Charlie contre l’obscurantisme religieux. Lieu de recueillement, de révolte joyeuse et d’imprévisibilité : c’est l’abolition des tranquillisants au profit de l’insomnie. Nuit debout c’est le signe avant-coureur de quelque chose qui se prépare et qui n’a pas fini de venir déranger les nuits tranquilles de l’ordre établi. Quels que soient les débordements, j’y vois en soi un signe positif. J’ai notamment trouvé magnifique ce soir où des musiciens ont joué le quatrième mouvement de la Symphonie du «Nouveau monde. La nuit c’est à la fois le rêve d’un monde meilleur et le retour du refoulé : le cauchemar de ceux qui croyaient avoir enterré définitivement 1789 et mai 68. C’est enfin la meilleure réponse à une récente couverture du Figaro Magazine où l’on nous présente la même cohorte de polémistes (Zemmour, Finkielkraut, Houellebecq) qui, sous la houlette de Michel Onfray, seraient les seuls à s’engager courageusement contre l’islamisme meurtrier. Eh bien non ! On peut défendre fermement la laïcité républicaine et tout autant l’idée de révolution. Entre les deux, il n’y a pas à choisir.