« De la lecture de ces lettres, Freud, récemment victime de nombreuses attaques ad hominem, sort indubitablement grandi. »
Livres
Sigmund Freud, Anna Freud – Correspondance 1904 – 1938
Ingeborg Meyer-Palmedo, Ernst Falzeder, ed. [Michael Schröter, préface, Fernand Cambon, traduction], Sigmund Freud, Lettres à ses enfants, Aubier, 2012, 608 p.-
17 octobre 2012
par Robert Maggiori
Peut-être était-ce l’usage, de proscrire effusions et jaculations sentimentales. Mais, enfin, Sigmund Freud termine presque toujours ses lettres par «cordialement», «très cordiales salutations». Écrit-il à quelque connaissance, à des confrères ? Non : à ses enfants. On en conclurait vite qu’il était un père distant, occupé davantage à bâtir son œuvre qu’à jouer par terre. Mais ce n’est pas ce qui résulte des échanges épistolaires avec ses filles et ses fils, tels qu’ils se révèlent, de façon inédite, dans les Lettres à ses enfants et dans la Correspondance avec sa «chère fille unique», Anna.
En huit ans, du 16 octobre 1887 au 3 décembre 1895, Martha Bernays et Sigmund Freud ont six enfants. L’aînée est prénommée Mathilde, comme la femme de Joseph Breuer, avec lequel Freud écrira les Études sur l’hystérie. Jean-Martin (Martin), dont le prénom est un hommage au docteur Charcot, qui avait tant impressionné Freud à la Salpêtrière, aura une vie chaotique : intelligent, farceur, séducteur, il fera des études de droit, s’orientera vers les affaires, commercialisera des articles de toilette, avant d’ouvrir un débit de tabac. Viennent ensuite Oliver (comme Cromwell), qui sera ingénieur, et Ernst (comme le physiologiste Brücke, «patron» de Freud à l’université de Vienne), architecte, père du peintre Lucian Freud. Sophie naît le 12 avril 1893 : mariée au photographe Max Halberstadt, elle donne à Freud son premier petit-enfant, Ernst Wolfgang, «Ernstl», dont le comportement inspirera au grand-père une analyse célèbre d’Au-delà du principe de plaisir (le jeu du «Fort-Da», la bobine de fil qu’on fait «disparaître» et «revenir»). Le dernier enfant, que ni Martha ni Sigmund ne souhaitaient, devait s’appeler Wilhelm, comme Fliess (avec lequel Freud eut des relations ambiguës). Mais ce sera une fille.
Patriarche. Le volumineux recueil des Lettres à ses enfants – n’incluant pas les réponses – ne contient aucune révélation spectaculaire. Freud y demande ou donne des nouvelles des uns et des autres, suit leurs déplacements, décrit les lieux de villégiature, parle du temps et des menus faits de la vie quotidienne, des visites, du courrier qui arrive ou n’arrive pas, de ses maux, sa prothèse, son catarrhe, et s’enquiert de la santé de chacun. Il apparaît comme un patriarche, qui gère de la façon la plus traditionnelle toute la famille proche et élargie, soucieux de ce que ses garçons trouvent un métier enrichissant et ses filles un bon parti. A Mathilde, le 26 mars 1908, il écrit : «De tous les gens qui veulent t’épouser à la station, aucun ne me convient vraiment… Le Dr Raab ne paraît pas te déplaire ; tu n’as pas mauvais goût, mais n’hériteras-tu pas de son anxiété ? Et n’est-il pas une goutte étrangère dans notre sang ?» Et le 29 mai, après que «Math» lui a fait part de son intention de se fiancer avec Robert Hollitscher : «J’aimerais tout de même user du droit de contrôler ton inclination tant que tu es aussi inexpérimentée dans la vie et dans l’amour.» Mais, après quelques mises en gardes encore («il a une mère malade mentale» et «tu ne peux imaginer quelle pression cela exerce sur une famille»), il reconnaît à sa fille aînée la liberté de choix :«C’est ton bon droit de chercher par toi-même… En fin de compte, c’est toi qui devras malgré tout trancher.»}
Le pater familias ne veut pas que la vie de ses enfants soit obérée par le poids des échecs affectifs ou professionnels, les déconvenues, ou le manque d’argent. Aussi, pour prévenir les maux, contrôle-t-il tout, et, s’ils arrivent, apporte son aide. A Martin, prisonnier de guerre en Italie, il offre ses droits d’auteurs : «Tout ce qui rentre de fonds littéraires, je le mets maintenant de côté pour toi, afin que tu aies quelque chose devant toi quand tu reviendras fauché.» De même, il rassure Sophie, enceinte pour la troisième fois, qui craignait que les conditions dans lesquelles elle vivait ne fussent encore plus précaires : «Accueille cet enfant volontiers, et ne gâche pas le temps qui vous sépare de sa venue par la mauvaise humeur et le remords. Ne vous faites pas non plus de soucis… Même si la guerre nous a appauvris, le monde des amis nous offre tant d’aide que, grâce à lui, nous nous enrichissons à nouveau» (janvier 1920).
L’attitude de Freud envers sa petite dernière, Anna, n’est pas différente, mais elle est d’une tout autre densité – au sens d’un brouillard qu’on doit «couper au couteau» – comme l’atteste la Correspondance tant attendue. Le fait même qu’existe un tel échange – près de 300 lettres – est déjà, en soi, un mystère, si l’on songe qu’Anna n’a quasiment jamais quitté la maison familiale, qu’elle était toujours là quand son père y était, qu’elle s’est constamment occupée de lui dès que son cancer de la mâchoire a été découvert, qu’elle a été en analyse avec lui pendant quatre ans. Que pouvaient-ils s’écrire qu’ils n’aient pu ou su se dire ?
Leur lien est si fort – il n’a aimé aucun de ses enfants autant qu’Anna, elle n’a pas aimé d’autre homme que son père – que sans doute le divan lui-même n’a pas suffi à en rendre raison. «Annerl» est une petite fille qui a du mal à trouver sa place dans la famille, elle a une santé fragile, s’autodénigre sans cesse, se trouvant bête et laide, elle est jalouse de sa sœur Sophie… Son père cherche à l’aider, veut la comprendre. Mais il fait souvent fausse route. Il la dissuade, quand elle est en âge d’avoir un fiancé, de céder aux avances d’Ernest Jones (le premier biographe de Freud), tout en craignant qu’elle ne demeure vieille fille, mais il saisit mal la nature de ses pulsions sexuelles, ou les croit absentes, et c’est pour «réveiller sa libido» qu’il la prend en analyse. Anna devient institutrice, mais son désir est bien sûr de devenir psychanalyste. Elle a ses premiers patients au printemps 1922, puis entre à la Société psychanalytique de Vienne, avant de devenir «l’autre Mélanie Klein». Dès lors, une large part des échanges entre elle et son père touchent le mouvement psychanalytique et en éclairent l’histoire.
Homosexualité. Elle aura été «mangée» deux fois, dira-t-on, par Freud-père et par Freud-psychanalyste. Rien n’est moins sûr – d’après la Correspondance. En 1925, Anna rencontre l’Américaine Dorothy Tiffany Burlingham, venue en Autriche pour faire soigner ses enfants : leur relation durera cinquante-quatre ans. Freud voulait sans doute que son «unique fille» épousât un bel homme, riche et gentil. Anna n’avait pas, sur l’homosexualité, des positions très «larges», et ne reconnaîtra jamais aucune relation charnelle avec Dorothy. Toujours est-il que les deux femmes, qui en 1940 ouvriront à Londres la Hampstead War Nursery, auront une vie heureuse. En 1929, Dorothy, qu’Anna a convaincue de se faire analyser par son père, s’installe avec ses quatre enfants (dont deux en cure avec Anna) au 19 Berggasse, dans un appartement situé juste au-dessus de celui des Freud. Ainsi, note Élisabeth Roudinesco, «Anna réalise son souhait d’être mère en devenant, à travers la psychanalyse, le « coparent » des enfants de Dorothy». Sigmund Freud demeure le patriarche, mais d’une moderne «famille recomposée».
Après l’invasion de l’Autriche par Hitler, les Freud – avec l’aide d’Ernest Jones, Dorothy Burlingham et Marie Bonaparte – arrivent à rejoindre Londres et s’installent au 20 Maresfield Gardens. Déjà très malade, Sigmund Freud s’éteint le 23 septembre 1939. Pour son 80e anniversaire, Anna lui avait offert l’ouvrage qu’elle venait d’achever, l’un des plus importants : le Moi et les Mécanismes de défense. Dorothy et elle continueront à écrire des essais sur les enfants sans famille ou traumatisés par la guerre. Elles ne se quitteront plus. Elles louent des maisons dans la campagne anglaise, pour les vacances, ou des cottages en Irlande. Dorothy peint des aquarelles et Anna lit des romans policiers.