Enzo Traverso, historien, s’intéresse au destin des utopies, porteuses de malheur totalitaire autant que de rêves libertariens. La condition humaine étant ce qu’elle est, il n’est pas davantage nécessaire de subordonner un avenir meilleur à l’avènement du fameux homme nouveau du XXème siècle qu’à la vieille lune d’un "musulman rétro". Nous autres psychopraticiens relationnels pourrions nous contenter pour l’heure d’un "homo relationem" à nos yeux utile par les temps qui courent.
publié dans Télérama le 16/02/2017
Elle en est imprégnée comme un buvard est imbibé d’encre. Cet état d’âme n’est pas nouveau, ce n’est pas une tristesse qui se serait soudainement emparée de la gauche déboussolée d’aujourd’hui. C’est une composante structurelle, émotionnelle et critique de la gauche qui a longtemps été refoulée et qui rejaillit maintenant. C’est la mélancolie de Louise Michel et d’Auguste Blanqui, après la répression sanglante de la Commune ; celle de Walter Benjamin exilé à Paris en 1933 ; celle de Che Guevara dans les montagnes de Bolivie, conscient de l’impasse de la révolution cubaine. De l’anarchisme au socialisme, en passant par le communisme, la gauche est une histoire d’avancées, de conquêtes, de victoires, de moments jubilatoires d’émancipation, d’action collective. La gauche croit en effet aux énormes potentialités qui sommeillent chez les êtres humains et se réveillent à des moments quasi magiques de l’Histoire, donnant ainsi l’impression que tout devient possible puisqu’il est possible de changer le monde… Mais l’histoire de la gauche, c’est aussi, et surtout, une histoire de défaites et parfois de défaites tragiques, qui, chez les vaincus, engendrent toujours une profonde mélancolie.
ENZO TRAVERSO
1957 Naissance à Gavi (Italie).
1989 Doctorat d’histoire à l’EHESS, Paris.
1997 L’Histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, éd. du Cerf.
2013 La Fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur, éd. La Découverte.
Refoulée, voire censurée… Reconnaître cette émotion serait apparu comme un aveu de faiblesse, alors même que l’histoire des révolutions, au fil du XXe siècle, a été dominée par la forme communiste, dont la matrice fut la révolution russe de 1917. Née d’une guerre, cette dernière a créé un modèle de révolution militaire. Les révolutions du XXe siècle ont donc dans la foulée été conçues comme des conquêtes du pouvoir au sens militaire du terme. Composé de soldats disciplinés, le mouvement communiste était centralisé, autoritaire, hiérarchique, très « genré », le combattant étant toujours un mâle. Ce modèle de la révolution refoulait la mélancolie. Mais cette histoire s’est achevée en 1989 avec la chute du communisme. La mélancolie est alors revenue à la surface. Combien de vies ont été brisées ? Combien d’espoirs ont été détruits ? Ces interrogations engendrent une immense souffrance. En 1989, la perte est apparue insurmontable, alors que les défaites historiques de la gauche — 1848, la Commune de Paris ou la guérilla de Che Guevara — avaient encore un goût de grandeur et de gloire. Elles pouvaient faire l’objet d’une critique rétrospective mais ne répandaient pas le désespoir ; elles suscitaient l’admiration et inspiraient le courage. La culture de gauche était encore orientée vers une finalité. On pouvait subir une défaite cuisante mais on croyait encore marcher dans le sens de l’Histoire…
Oui, elle ne doit pas se limiter à pleurer une utopie perdue ; elle doit s’atteler à la reconstruire. La mélancolie peut devenir fructueuse, et même jouer un rôle dans la construction d’un nouveau projet émancipateur de gauche. Mais je ne veux aucunement en faire une prescription thérapeutique ! Je fais le constat que les XIXe et XXe siècles avaient un horizon d’attente ; la pensée et l’action politiques se projetaient vers un avenir qu’il fallait construire ensemble. Depuis la fin du communisme et l’avènement du néolibéralisme, cet horizon d’attente a disparu. J’appartiens à une génération qui s’est formée dans les années 1970, donc qui ne vivait déjà plus dans le mythe de l’Union soviétique ; le socialisme réel, c’était pour moi quelque chose contre lequel il fallait se battre et non un modèle à suivre. Mais l’existence même des régimes de socialisme réel faisait que le capitalisme apparaissait comme un modèle de société parmi d’autres. Le socialisme n’était peut-être pas très attrayant, mais l’existence de ce modèle montrait qu’on pouvait penser à autre chose qu’au capitalisme. Depuis la fin du communisme, le capitalisme a été en quelque sorte naturalisé, il est devenu un horizon indépassable. Cela étouffe, paralyse le débat. On a même vécu, après la chute du mur de Berlin, une période qui cherchait à criminaliser les visées utopiques, toujours soupçonnées de déboucher sur le totalitarisme… Toute idée de construction d’une société meilleure était jugée dangereuse, éthiquement inacceptable… Ce lieu commun s’est dé cliné sous différentes formes, de François Furet à Tzvetan Todorov.
Ces mouvements m’intéressent beaucoup, parce qu’ils affichent clairement leur anticapitalisme tout en récusant une continuité historique avec le communisme du XXe siècle. C’est une force et une faiblesse, selon moi ; une force car ils sont plus créatifs, plus libres de réinventer la participation citoyenne, parce qu’ils ne se laissent pas paralyser par les problématiques qui obsédaient le communisme — réforme ou révolution, rapports de force, stratégies de conquête du pouvoir, etc. Mais c’est une faiblesse dans le sens où ils n’ont pas d’histoire, pas de mémoire, et sont donc étrangers à tout travail de deuil, à tout sentiment de mélancolie et toute transmission. Ils sont pour cette raison toujours un peu boiteux et affichent des durées de vie très éphémères.
On pensait que la gauche allait changer le monde. C’est le monde qui a finalement changé la gauche. Même quand elle arrive au pouvoir, elle ne fait que conforter cet ordre dominant, le néolibéralisme. Peut-on encore qualifier de gauche les social-démocraties européennes, qui ne font que défendre la norme économique et politique néolibérale et gérer la régression sociale ? J’ai du mal, si on tire un bilan des vingt dernières années, à percevoir une différence qualitative entre les politiques menées par la gauche et la droite en Allemagne, en France ou en Italie.
Si l’on pense comme moi que la gauche est un ensemble de valeurs, un projet politique qui place au centre de son action l’égalité sociale, ce clivage reste une boussole, une ligne de partage cruciale, qui me fait justement dire que les social-démocraties européennes d’aujourd’hui ne sont pas à gauche. Cela dit, les concepts de droite et de gauche, tels qu’ils sont nés au XXe siècle, ne sont pas toujours opératoires pour clarifier ce qui se joue au XXIe siècle. Un projet émancipateur de gauche doit ainsi remettre en cause la notion de progrès véhiculée par la modernité : continuer à planifier la croissance, c’est prendre le risque de planifier une catastrophe écologique planétaire. Mais intégrer une préoccupation écologique dans un progrès émancipateur, chercher à préserver les conditions de reproduction de la vie humaine ne signifie-t-il pas adopter une posture conservatrice ? Il faut critiquer toute une mythologie du progrès qui a accompagné, au XIXe siècle, l’essor du capitalisme industriel et, au XXe, la domination du capitalisme financier.
Daech remplit le vide laissé par la fin des utopies, en proposant de revenir à un modèle théologique fantasmé qui n’a jamais existé dans le monde musulman. Il apparaît aujourd’hui, aux yeux de beaucoup de musulmans, comme un mouvement de lutte contre l’Occident oppresseur. Cet islamisme radical attire des jeunes issus des classes moyennes et populaires qui se convertissent. Je suis d’accord avec le politologue Olivier Roy qui considère que cette cause djihadiste est en un sens la seule disponible pour ces jeunes et qu’elle est comparable à l’action violente qui a sévi dans l’ultragauche des années 1970.
Le musulman catalyse aujourd’hui toutes les formes de préjugé, de haine, de rejet. En France, l’islam est vu comme un corps étranger à la nation. Les attentats de 2015 ont renforcé cette islamophobie en mettant les musulmans français dans une position intenable : ils ont été sommés à la fois de condamner les attentats en tant que musulmans et de renier l’islam en tant que citoyens français. Le musulman joue un rôle analogue à celui du juif dans les sociétés européennes d’avant la Seconde Guerre mondiale. Cette comparaison entre antisémitisme et islamophobie suscite des perplexités, voire des réactions irritées, parce que la notion d’antisémitisme est indissociable de la Shoah. Elle pourrait ainsi faire croire qu’il existe un projet exterminateur contre les musulmans… Il ne s’agit évidemment pas de cela, personne ne pense que l’Union européenne est en train de préparer des chambres à gaz pour les musulmans. Mais il existait un antisémitisme qui n’était pas exterminateur et qui a accompagné le processus de construction des États-nations européens au XIXe siècle et structuré la culture des droites nationalistes en Europe pendant la première moitié du XXe siècle. C’était un antisémitisme d’exclusion et pas d’extermination. Ainsi, l’Allemagne de la fin du XIXe siècle voulait préserver la nature chrétienne de l’État contre une « intrusion » juive. Dans les années 1930, l’antisémitisme s’alimentait de l’anticommunisme : le juif était comparé à un microbe, bacille du bolchevisme, au point que le nazisme répandit le mythe du « judéo-bolchevisme ». Aujourd’hui, le musulman est identifié au terrorisme islamiste, comme si le djihadiste était ce monstre qui sommeille en tout musulman.