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28 juin 2010

8 mai 1945 — Massacre de Sétif et récit national : identité filiation histoire Séverine Labat, Le Monde.

Séverine Labat, Le Monde.

Le film de Rachid Bouchareb  » Hors-la-loi  » doit fournir l’occasion de redonner leur juste place à tous les acteurs de la guerre d’Algérie


Une horreur, ces massacres coloniaux le jour même de la reddition de la Bête, obtenue avec l’aide pleine et entière des indigènes de la République, qui constituèrent tout de même la majorité des troupes qui libérèrent le Midi de la France, sans parler du reste du front. Une tragédie, une ironie de l’Histoire plutôt — encore une, ces massacres au cœur même de la restauration de la liberté et de la démocratie sur le sol européen, ces massacres de la population dont les fils venaient d’acquitter l’impôt du sang antinazi de Monte Cassino à Marseille. Le colonialisme réprima et refoula, les algériens cultivèrent la mémoire et préparèrent en toute logique leur libération insurrectionnelle.

L’affaire, tue depuis tout de même plus de 60 ans à la mémoire française, parvient enfin à surmonter son refoulement. À lire Herbert Marcuse on ne distingue pas clairement entre refoulement et répression. La connexion entre les deux termes a diffusé un concept amalgamé. À Sétif il est clair qu’on a la répression d’abord le refoulement ensuite. Une guerre coloniale terrible pour suivre.

Quel rapport entre les indigènes et « les psychothérapeutes »(1) ? C’est que la loi tente de nous indigéniser. Et que tels les algériens de 45 mieux qu’eux peut-être, mutatis mutandis, nous avons notre histoire, nos institutions, notre pensée politique professionnelle, nos alliés, notre ancrage au sein de la population, notre inscription dans l’imaginaire collectif.

Avec la loi Accoyer nous assistons à une Restauration. On en revient à la situation d’avant la loi Evin instituant le titre de psychologue, d’avant 1985. La psychiatrie elle retourne à avant 1968, quand elle s’était dégagée de la neurologie. La psychanalyse se retrouve rétrogradée, selon son échelle de valeur, à la psychothérapie, comme l’avait vu venir Élisabeth Roudinesco. Avec les massacres de Sétif s’est inscrite une restauration de l’ordre colonial. Avec le grand cafouillage accoyéresque, les colons TCC, neorologues, hygiénistes, paramédicaux organicistes, les scientistes du DSM — non seulement le sigle d’un traité de « psychopathologie » mais aussi quasiment l’acronyme d’un parti, jubilent de nous croire liquidés.

Jusqu’à Bernard Accoyer annonçant à la télévision que nous nous apprêtons à, sous un nouveau nom, « exercer impunément ».

Notre psychothérapie relationnelle, prétendument passée à l’effaceuse — tentative de refoulement et de répression combinées, sort du cadre de la loi rétrograde, et à l’occasion du changement de son nom se refait une santé (pas mentale rassurez-vous).

Hors-la-loi , le film de Rachid Bouchareb, dont on ne peut évaluer les qualités cinématographiques et historiques avant de l’avoir visionné, représentera, du moins faut-il l’espérer, un tournant majeur dans l’élaboration de notre récit national. Le 8 mai 1945, les Français célèbrent à l’unisson la capitulation de l’Allemagne nazie, et, par là, en un mouvement d’occultation des luttes fratricides d’hier, la refondation de la nation et de l’Etat souverain. Or, en ce 8 mai 1945, la France, réconciliée autour du mythe gaullo-communiste de son héroïque et collective résistance à l’occupant nazi, se livre, en Algérie, à une sanglante répression contre les populations musulmanes de Sétif et de Guelma.

Certes, les massacres du 8-Mai répondent à l’assassinat de 103 Européens suite à la dispersion dans le sang d’une manifestation pacifique nationaliste dans les rues de Sétif. Les noms des victimes européennes figurent en légende des photos que la presse coloniale d’Algérie publie les jours suivants, cependant que les dizaines de milliers de  » musulmans  » exécutés en représailles par l’armée française sont enterrés par les leurs dans l’indifférence de la société coloniale, signe que les uns jouissent du respect qu’ils méritent ainsi que leurs familles endeuillées, tandis que, pour les autres, infrahumains réduits au rang de sujets de seconde zone, l’humiliation s’ajoute à la colère et au désespoir.

Il en résulte que ce massacre, dont il revient aux historiens d’établir un bilan (les spécialistes français et américains non suspects de parti pris l’estiment à plusieurs dizaines de milliers), radicalisera les militants du mouvement national algérien dans leur revendication d’indépendance. La classe politique française de l’époque n’en tire guère de leçon décisive, et seul le général Duval, qui commande alors les troupes de l’armée responsable du massacre du 8-Mai, prophétise :  » Je vous ai donné dix ans.  » L’histoire lui donnera raison, puisque, le 1er novembre 1954, les nationalistes algériens déclenchent l’insurrection qui les mènera à l’indépendance.

Or, de cet aspect du 8 mai 1945, enjeu de mémoire tout aussi légitime que celui qui voit tous les ans le président de la République décorer d’anciens combattants sous l’Arc de triomphe, il n’est jamais question dans l’espace public, signe d’un déni consensuel des crimes imputables à la colonisation. Aussi bien, le film de Rachid Bouchareb, oeuvre cinématographique d’un artiste en un sens produit de l’histoire coloniale, a-t-il, jusqu’à présent, suscité polémiques et débats monopolisés par les nostalgiques de l’Algérie française relayés par des élus soucieux de ces clientèles électorales, privant, pour l’heure, notre société d’une mise à plat de notre passé indispensable à la préservation de la paix sociale et au bon fonctionnement de la vie démocratique.

Ce n’est pas la première fois que nous tardons à entreprendre un travail de mémoire, fût-ce à contre-courant d’une histoire officielle magnifiant à loisir le génie français et volontiers donneuse de leçons à l’adresse du reste du monde.

Il en est ainsi allé de l’histoire du régime de Vichy, dont la responsabilité dans la déportation des juifs de France a tardé à être reconnue et prise en compte dans le continuum du récit national.

De fait, le mythe  » résistancialiste  » a, au lendemain de la Libération, permis d’éviter une guerre civile et de confiner le Parti communiste français à une fonction tribunicienne d’expression des mécontentements dans un cadre légal, et n’a été battu en brèche que tardivement. Ce travail de mémoire, jalonné de débats passionnels, d’anathèmes et de règlements de comptes, ne fut guère un chemin de roses. Le Chagrin et la Pitié, réalisé par Marcel Ophuls en 1971, fut censuré à la télévision durant dix ans. Et c’est à un historien américain, Robert Paxton, avec son ouvrage paru en 1973, La France de Vichy, que l’on doit la première brèche dans le mythe, déconstruit à partir de la fin des années 1980 par de jeunes chercheurs tels qu’Henri Rousso.

Autre étape décisive de cette reconnexion mémorielle, le procès Barbie, en 1991, a fait oeuvre d’exorcisme collectif. Nos grands-parents, résistants, collabos ou passifs durant l’Occupation, ont découvert ou fait mine de découvrir avec effroi le sort réservé aux juifs de France avec la complicité active des autorités françaises. Des victimes de la barbarie nazie, qui s’étaient tues durant des décennies, soit parce qu’elles avaient compris que la société française n’était pas disposée à les entendre, soit que leur martyre fût indicible pour elles, commencent à témoigner et à s’emparer, par leurs récits, d’une histoire dont elles avaient été dépossédées, au point de rendre problématique toute transmission aux générations ultérieures.

Le passage, pour les communautés juives de France, de la mémoire privée à l’histoire commune à l’ensemble de la nation française, est aussi redevable à l’oeuvre de Serge Klarsfeld, qui, par la recension exhaustive, patiente et minutieuse des noms, origines, professions, âges et destinées des déportés juifs de France, a contribué à rendre à ces victimes une humanité permettant à leur descendance de s’inscrire dans un continuum.

A cet égard, il convient de saluer l’ultime étape de ce processus d’intégration historique : la reconnaissance officielle et solennelle des crimes de Vichy par Jacques Chirac en 1995. Désormais, il va de soi de commémorer la rafle du Vel’ d’hiv’ de juillet 1942 et de consacrer une journée commémorative à la déportation, tandis qu’un monument situé à Paris porte inscription des noms de la totalité des 75 000 déportés juifs de France.

Les enjeux de la sortie du film de Rachid Bouchareb sont du même ordre dans la mesure où, pour la première fois dans l’histoire cinématographique française, une fiction évoquant la guerre d’Algérie est traitée du point de vue des militants nationalistes, et non plus, comme ce fut le cas jusqu’à présent, du point de vue des militaires français. On voudrait voir, dans la diffusion de ce film, l’amorce d’un débat, dans l’espace public, sur le bilan et les conséquences de cent trente ans d’occupation coloniale.

Ce n’est qu’au prix d’un tel débat que les Français d’origine algérienne pourront à leur tour s’approprier notre histoire nationale – y compris sur son versant colonial – dont ils demeurent peu instruits, sinon par bribes incomplètes et pourvoyeuses de rancoeurs, et, par là, pourront être à même d’avoir le sentiment de n’être plus objets mais sujets de leur histoire.

Il en va de la consolidation et de la pérennité du processus d’intégration et d’adhésion des nouveaux Français issus de l’Empire à la République et de leur sentiment d’appartenance à une nation. Une appartenance que d’aucuns s’empressent de leur contester au motif qu’il arrive à ces populations, notamment juvéniles, à l’occasion de matches de football, d’agiter des drapeaux algériens, ce qui serait un signe de manque de loyauté à l’égard de la France. Or, il est admis, quoi que ces esprits chagrins en veuillent, que lors des matches disputés par l’équipe française ces mêmes jeunes s’enthousiasment pour notre équipe nationale, dont ils célèbrent les exploits.

Leurs parents, ouvriers immigrés, n’ont sans doute pas disposé des ressources en capital culturel pour assurer la transmission de leur histoire, pourtant liée à celle du mouvement national algérien, né dans les années 1930 parmi la main-d’oeuvre algérienne immigrée, et représenté par la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN) durant la guerre d’indépendance.

Aussi bien, dépourvus de filiations historiques permettant la construction d’une conscience individuelle et politique propre à les transformer en sujets de leur histoire, les jeunes Français issus de l’immigration algérienne en sont-ils souvent réduits, en raison des stigmatisations dont ils font l’objet, à afficher, de façon souvent maladroite et ressentie comme agressive, une identité singulière dans l’espace public français – pratiques islamiques ostentatoires, radicales, et en rupture avec les pratiques traditionnelles de leurs parents ; tentation d’un repli communautaire où l’identité nationale, dont ils ne se perçoivent pas partie prenante, fait place à une identité de quartiers discriminés.

Faute de donner une place à ces nouveaux Français dans notre récit national, la situation ne peut que perdurer et alimenter violences urbaines et tensions communautaires. Car, si ces violences et ces tensions peuvent céder le pas à l’expression pacifique des revendications et mécontentements au moyen de la médiation d’institutions légales telles que les partis, les syndicats ou les associations citoyennes porteuses de valeurs partagées, encore faut-il que se fasse jour une capacité à décrypter le monde social à partir d’une conscience politique forgée par des filiations admises. Et seule une culture historique nationale non amputée peut le permettre.

C’est dire l’enjeu de la recherche historique concernant l’histoire de l’Algérie française et exploitant l’ensemble des archives sans aucun ostracisme. Mais ne nous y trompons pas. Il faut aussi que, face à Lionnel Luca (député UMP des Alpes-Maritimes), héraut d’une partie de la communauté pied-noire arc-boutée à une mémoire parcellaire, et face au Service historique des armées, où résonnent encore les légendes de la Coloniale, se dressent des créateurs affranchis des tabous. C’est ainsi que se forge la mémoire collective, ciment du vouloir-vivre ensemble.

C’est alors que la classe politique française pourra prendre ses responsabilités à l’égard de ces nouveaux Français pour le bien commun de la nation. Cela devrait passer, sous une forme ou une autre, sinon par un acte de contrition, du moins, à l’instar de la démarche de Jacques Chirac concernant les crimes du régime de Vichy, par la reconnaissance officielle des exactions commises par la France dans son ex-Empire, et, par voie de conséquence, par l’inscription de leur récit dans les manuels scolaires. Ce n’est qu’à ce prix, à l’abri des gesticulations d’arrière-garde, que nous parviendrons à dépasser les faux débats, y compris celui sur la prétendue incompatibilité entre islam, démocratie et République.

Ce débat qui ne sert qu’à tenir une partie de l’électorat captif de prurits sécuritaires et à éluder la question centrale de l’intégration politique de nos concitoyens ex-colonisés. Ceux-ci ont au reste plus d’une fois témoigné de leur amour pour la France en versant l’impôt du sang. Il n’y a pas de raison que leurs enfants, formés par l’école républicaine, n’aient pas hérité d’une partie de cet amour, pour la France, pour la Révolution française – qui a inspiré les dirigeants indépendantistes algériens -, pour les droits de l’homme, qui incluent celui de l’accès au savoir, notamment historique.

Si un tel droit ne leur était pas reconnu, ainsi d’ailleurs qu’à tous les nationaux, nos nouveaux compatriotes ne deviendraient jamais des citoyens à part entière, et ils resteraient des citoyens entièrement à part.

Séverine Labat


Chercheur au CNRS et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Née en 1966, docteur en sciences politiques, spécialiste de l’Algérie contemporaine, elle réalise aussi des documentaires et s’est fait connaître par un ouvrage important,  » Les Islamistes algériens  » (Seuil, 1995). Elle a coréalisé avec Malik Aït-Aoudias le long-métrage  » Algérie 1988-2000 : autopsie d’une tragédie « , diffusé en 2003.

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