Laurie Laufer a la dent critique dure, en matière de genre. Elle pousse jusqu’à la reductio ad hitlerium contre Éric Marty. Élisabeth Roudinesco, rigoureuse en matière d’éthique de la recherche, intervient contre la première.
Bulletin de la SIHPP
14 juin 2022
Vous trouverez ci-dessous un éditorial d’Élisabeth Roudinesco.
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par Philippe Grauer
Laurie Laufer (psychopathologie et psychanalyse, pratiques de genre) a la dent critique qui dérive, en matière de genre. Une zone sensible. Elle pousse hors des limites de l’éthique un bouchon inadmissible contre Éric Marty (littérature, éditeur de Roland Barthes). Élisabeth Roudinesco, en appui à ce dernier, intervient contre la première. Mais grands dieux ! qu’aurait pu écrire Roland Barthes à propos de cette controverse ?
En attendant, qui écrit que « La théorie du genre est une théorie de lesbiennes, juives, américaines », qu’on retrouve niché dans une note 11 de la page 143 du Vers une psychanalyse émancipée. Renouer avec la subversion, La Découverte, 2022, de Laurie Laufer ? eh bien c’est un certain Claude Timmermannn, de l’écurie Soral, auteur à Rivarol, pourfendeur de la dite pensée juive américaine, « responsable de l’abaissement des valeurs occidentales », dont il fournit à la Édouard Drumont une liste dénonciatrice d’auteurs.
Vous dites que tout ça semble bien méli mélo mélangé, c’est exact, mais pire que ça, puisque la psychanalyste redresseuse de tors en vient à infâmer Éric Marty, l’auteur barthésien du Le sexe des modernes. Pensée du neutre et théorie du genre (Seuil, 2021). Lequel ouvrage analyse structuralistiquement à travers les œuvres de… Barthes, évidemment, Derrida, Foucault, Deleuze, Judith Butler, Gayle Rubin et les autres, comment s’est mise en place la disjonction à présent repérée entre sexe et genre.
À force de subtilité déconstructionniste mode ultragauche hostile, Laurie Laufer fait contre l’évidence de Marty un Timmermann adepte de l’antisémite Soral subtil et masqué, « puisqu’il aurait souligné (à la page 336 de son livre) que Judith Butler serait une « lesbienne queer », manière dont d’ailleurs elle se qualifie elle-même. »
Ça devient, selon le mot de Marty, ahurissant. Lettres rectificatives à répétition de Marty, dénonciation d’une rhétorique de l’injure, désagrément de la haine à tous les étages, appel au phallus lesbien derridien, rappel d’une collaboration avec Claude Lanzmann, intervention d’Élisabeth Roudinesco, rappelant que la reductio ad hitlerium n’arrange jamais les controverses hyper savantes un peu dérangées.
Conclusion au ras des pâquerettes textuelles, certaines cogitations polémiques psychanalytiques aux dérives spectaculaires mériteraient le dur travail du Hôla, qu’un auteur borgessien s’inspirant du Horla de Maupassant et de Blow Up pourrait tourner en un bref récit énigmatiquement exotique sur le malheur du chercheur que son délire dévore.
résumé
SIHPP
Éditorial d’Élisabeth Roudinesco, présidente de la SIHPP
Nous publions ici deux lettres d’Eric Marty, auteur de Le sexe des modernes. Pensée du neutre et théorie du genre (Seuil, 2021), à propos des critiques dont ce livre a fait l’objet dans l’ouvrage de Laurie Laufer, Vers une psychanalyse émancipée. Renouer avec la subversion (La Découverte, 2022).
Eric Marty est professeur de littérature française contemporaine à l’Université de Paris Diderot (USPC, Paris Cité depuis 2019), responsable de l’édition des œuvres de Roland Barthes, auteur de nombreux ouvrages publiés au Seuil et chez Gallimard, directeur de l’équipe Pensée et création contemporaine, membre sénior de l’Institut universitaire de France, ancien membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes. Quant à Laurie Laufer, psychanalyste, elle est professeure en psychopathologie et psychanalyse au département d’études psychanalytiques, responsable du DU pratiques de genre, directrice de l’UFR-IHSS (Institut des humanités, sciences et sociétés) fondé par Fethi Benslama (lui-même membre du CA de la SIHPP), auquel elle a succédé à l’Université Paris-Diderot (USPC, Paris Cité).
L’ouvrage de celle-ci est un essai polémique de 240 pages, composé pour un bon tiers de longues citations (qui ont nécessité une autorisation de copyright). Il réunit plusieurs articles déjà publiés et remaniés auxquels ont été ajoutés de nombreuses notes en bas de pages. Il est présenté comme un « essai-ouragan destiné à rendre à la psychanalyse toute sa puissance de subversion ». En fait d’ouragan et de subversion, on trouve à la page 143 une phrase dénonçant les critiques qui ont été adressées à Judith Butler, éminente professeure et auteure de très nombreux ouvrages traduits dans le monde entier. Pour lui apporter son soutien militant et empathique, Laufer cite la phrase suivante : « La théorie du genre est une théorie de lesbiennes, juives, américaines ». Et elle ajoute : « les trois termes en série produisent l’insulte, charriant de multiples fantasmes… ». De quoi s’agit-il ?
La réponse à cette question se trouve en bas de la page 143, à la note 11, dans laquelle Laufer complète l’étrange citation par une référence à une conférence de Timmerman, « La science anthropocentrée », dont elle dit, sans la dater, qu’elle est visible sur YouTube. L’a-t-elle regardée ? Sait-elle qui est l’auteur de cette phrase ? On peut en douter.
Membre du mouvement lié à l’entreprise Kontre Kulture fondée par Alain Soral, Claude Timmerman, catholique traditionnaliste, qui prétend « réviser » les textes fondateurs du judaïsme, est connu pour ses interventions dans Rivarol et autres supports de la même obédience ainsi que pour ses obsessions d’extrême-droite sur le rôle néfaste de la prétendue pensée juive américaine responsable à ses yeux de l’abaissement des valeurs occidentales. Dans cette conférence, datée du 17 juin 2012, il explique tranquillement (à la 29éme minute) que les études de genre, qui prolifèrent en Occident, ont été inventées par des « lesbiennes juives américaines » dont il dresse la « liste » dans le plus pur style des écrits d’Edouard Drumont.
Toujours dans cette note, Laurie Laufer écrit alors qu’Eric Marty reprend « de façon plus subtile et complexe cette même rhétorique de l’injure ». Et elle cite un passage du livre de celui-ci consacré à la lecture de l’œuvre de Jacques Derrida par Butler. Notons que Le sexe des modernes est une étude serrée de 500 pages d’une grande érudition et dotée d’un appareil critique impeccable, dans lequel l’auteur analyse avec minutie les œuvres de Derrida, Barthes, Foucault, Deleuze, Judith Butler, Gayle Rubin, etc., afin de montrer comment s’est instaurée, pour l’époque moderne, la disjonction entre le sexe et le genre. Un travail, sinon de déconstruction, du moins d’analyse structurale qui mérite la controverse et le débat.
Laufer compare les propos de Marty à ceux de Timmerman : « en plus subtils et complexes ». Marty serait donc, selon elle, un Timmerman subtil et masqué puisqu’il aurait souligné (à la page 336 de son livre) que Judith Butler serait une « lesbienne queer », manière dont d’ailleurs elle se qualifie elle-même. On a beau regarder cette phrase, tirée du livre de Marty, on n’y trouve en aucune façon la désignation « lesbienne-juive-américaine » issue du vocabulaire drumontiste de Timmerman. Marty parle simplement d’une « lesbienne queer ». Après avoir souligné combien le discours de Marty s’apparenterait à celui de Timmerman (en plus subtil et complexe), Laufer ajoute une longue note (12) de 14 lignes en rappelant que, durant la période nazie, la psychanalyse avait été décrétée « science juive » sous la houlette du sinistre Matthias Heinrich Göring (dont elle écorche le nom), ce qui aurait contraint Freud à s’exiler à Londres : rappelons que Freud était à Vienne, qu’il s’est exilé à Londres après l’Anschluss et que les entreprises de Göring se situaient à Berlin. En d’autres termes, jamais Freud n’a été contraint de s’exiler suite aux affaires berlinoises dont l’histoire est à ce jour parfaitement documentée mais dont Laurie Laufer semble tout ignorer. Elle ne cite d’ailleurs pas la moindre source concernant ce sombre épisode de l’histoire du mouvement psychanalytique allemand.
Résumons : Marty serait donc, selon Laufer, plus subtil qu’un antisémite français proche de Soral, mais bien dans la lignée d’un dignitaire nazi berlinois responsable de l’aryanisation (ou nazification) de l’Institut psychanalytique de Berlin entre 1934 et 1945.
Ulcéré par les propos de sa collègue de Paris VII, Marty s’est donc adressé à l’éditrice de celle-ci dans une lettre datée du 5 juin 2022 que nous reproduisons ici :
« Chère Madame,
Je me permets de vous écrire après lecture d’une page du livre de Laurie Laufer, Vers une psychanalyse émancipée, qui vient de paraître à la Découverte, et où je suis cité. C’est dans une simple note (note 11 p. 143) où, de manière tout à fait incompréhensible je suis associé aux propos antisémites d’un certain Claude Timmerman que je n’ai jamais lu, mais qui appartient à l’extrême droite catholique intégriste, apparemment aussi un peu dingue au vu de ses vidéos, et qui assimile Judith Butler à la « science juive » comme le fut Freud, et cela lors d’une conférence faite dans une officine liée aux courants fascistes français.
L’articulation entre ces propos et mon livre Le Sexe des Modernes, Pensée du Neutre et théorie du genre (Seuil, 2021) est évidemment ahurissante : je reproduirais , selon Laurie Laufer, cette rhétorique de l’injure (il est vrai ajoute-t-elle « de façon bien plus subtile et complexe »… merci !), pour avoir écrit à propos de la non intégration par Butler des thèses derridiennes pour penser le concept de genre : « On est en droit de se demander ce qu’une lesbienne queer peut faire de la longue méditation derridienne sur l’hymen féminin. » Je n’insulte évidemment pas Judith Butler en écrivant cela, c’est tout à fait le contraire. J’ironise de manière amicale sur le caractère en fait hétérocentré de la pensée de Jacques Derrida sur ce thème de l’hymen nourri de lectures de Mallarmé et qui s’inscrit dans une logique de l’impossibilité du rapport (hétéro) sexuel ou du moins une logique de sa « différation » sans fin (logique de la « différance ») de ce rapport. Cet imaginaire profondément phallocentré, malgré la « déconstruction », ne pouvait en effet que laisser Judith Butler indifférente.
Je veux bien que Mme Laufer n’ait pas compris mon propos par ignorance de la pensée complexe de Derrida, et qu’elle ait cru que mon ironie concernait Butler, mais, même dans cette hypothèse, comment m’associer à ce monsieur Timmerman catholique intégriste et antisémite, et à moitié fou ? Même quelqu’un d’extrêmement malveillant n’aurait pas osé, je pense. Sans doute cette « hypermalveillance » tient-elle aussi au contexte extrêmement violent qui entoure les questions dont je traite ?
Le fait de qualifier Judith Butler de « lesbienne » est ici, comme dans tout mon livre, parfaitement respectueux d’une orientation sexuelle revendiquée par Butler et qui, en effet, suppose un imaginaire qui se donne comme distinct, non seulement des normes hétérocentrées les plus grossières, mais aussi les plus sophistiquées (comme peuvent l’être les «normes » derridiennes) : ainsi je consacre de nombreuses pages à la notion de « phallus lesbien » de Butler qui confirme, je crois, l’hypothèse selon laquelle le thème mallarméen de l’hymen repris par Derrida, ait laissé Judith Butler de marbre.. Ce « phallus lesbien » y est donné comme médiation idéale entre les corps par opposition donc au pessimisme qui caractérise la vision derridienne de la relation sexuelle (p. 223-228 de mon livre). Pardonnez-moi d’entrer ainsi dans le détail conceptuel du problème mais les propos de Mme Laufer sont si confus, et surtout si confusionnistes, que je suis contraint à cette clarification.
Vous comprendrez que la proximité dans laquelle je suis placé par rapport à des propos antisémites est absolument insupportable, et me cause un tort d’une violence considérable, surtout venant d’un livre publié dans une maison comme la vôtre et pour laquelle j’ai le plus grand respect. Je vous prie donc de demander à Mme Laufer de supprimer l’allusion à mon livre dans cette note 11 de la page 143 dans l’hypothèse d’une réimpression, et si elle croit toujours que mon propos est injurieux à l’égard de Judith Butler, malgré mes explications, de reporter ces quelques lignes à un autre endroit du livre, dans une autre note, sans le moindre rapprochement concernant l’antisémitisme.
Je vous remercie à l’avance de l’attention que vous voudrez bien prendre à la lecture de ce mail, et de la compréhension dont vous voudrez bien faire preuve face au tort qui m’a été fait, à moi, si je puis me permettre, qui suis l’auteur du Sur Shoah de Claude Lanzmann ou de Bref séjour à Jérusalem (Gallimard) »
Bien cordialement
Eric Marty
Suite à cette missive, Laurie Laufer a répondu par écrit, le 7 juin 2022, en soulignant qu’elle ne voyait pas le problème. Cette note, dit-elle, développe son analyse « sur les discours de stigmatisation et d’exclusion » et la référence aux propos de Timmerman ne concerne aucunement l’ouvrage de Marty. Mécontent à juste titre de cette fin de non recevoir, Eric Marty a adressé une nouvelle lettre à l’éditrice du livre de Laufer dont voici le contenu :
« La réponse de Madame Laufer n’est pas admissible. Il n’y a de ma part aucune « stigmatisation et exclusion » à l’encontre de Judith Butler comme j’en fais la démonstration dans ma lettre précédente, bien au contraire, mais une simple ironie amicale à l’égard de Jacques Derrida dont apparemment elle ignore tout. Comme elle semble tout ignorer de l’usage que Judith Butler fait du signifiant « lesbienne » pour son propre compte. Un tel degré de dénégation n’est pas acceptable de la part de quelqu’un qui s’affiche psychanalyste et qui enseigne la psychologie clinique. Mais il est vrai que la réputation de Mme Laufer (nous travaillons dans la même université), et celle de son UFR, dont les déchirements internes font la légende, me le faisait envisager. Elle qui parle de « rhétorique de l’injure » semble tout ignorer également de la rhétorique par contiguïté : l’enchaînement des phrases dans la note de Mme Laufer, la comparaison en termes simplement quantitatifs des propos de Timmerman et des miens, relève de cette rhétorique-là, dissimulatrice et pour cela d’autant plus nocive par sa bassesse (…) Je vous remercie d’avoir eu la gentillesse d’avoir joué ce rôle peu plaisant d’intermédiaire entre Mme Laufer et moi. »
Bien cordialement ;
Eric Marty
On sait que depuis 2018, le département d’études psychanalytiques de Paris VII a été le théâtre d’un déferlement de haine sans précédent, notamment à l’encontre de Fethi Benslama et à la suite d’un rapport de l’IGAENR diligentée par l’ancienne présidente de l’Université. Nous avons rapporté ces faits à de nombreuses reprises dans le Bulletin de la SIHPP. Des procès sont encore en cours et ce département se trouve dans une situation de grande fragilité : Eric Marty y fait allusion, lui qui a soutenu Fethi Benslama tout au long de cette affaire et l’a fait savoir publiquement.
Les débats et les controverses sont les bienvenus dans le champ universitaire. Les conflits et les oppositions parfois très durs doivent se manifester entre chercheurs et enseignants. Cela témoigne de la vivacité de la vie intellectuelle. Mais la reductio ad hitlerium, procédé rhétorique qui consiste à disqualifier les arguments d’un adversaire en les associant au nazisme, est inacceptable. Nous ne devons jamais l’accepter, pas plus que nous n’avons accepté, dans ce même Bulletin (8 mai 2021), les attaques dont notre collègue Michel Wieviorka a fait l’objet. Notons que l’ouvrage de Laurie Laufer contient d’autres notes du même genre à propos de collègues contre lesquels elle s’acharne à coup de citations mal venues. Néanmoins, la reductio ad hitlerium vise exclusivement le livre de Eric Marty.