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30 novembre 2009

À propos de l’évaluation Mark Edmundson de l’Université de Virginie

Mark Edmundson de l’Université de Virginie

Comme un divertissement léger pour des étudiants blasés

de Mark Edmundson de l’Université de Virginie

Réimpression du Harper’s, Septembre 1997, autorisée par l’auteur.


Présentation de la SIHPP qui nous présente ce texte (voir ici même le Bulletin de la SIHPP) :

Le texte que nous vous proposons ci-dessous n’est pas récent. Il a été écrit en 1997 par  Mark Edmundson, professeur à l’université  de Virginie. On y trouvera une analyse critique de l’idée d’évaluation dans le contexte universitaire ; au delà de l’humour qui habite ces quelques lignes se dessine fort bien à quelle demande fantasmatique répond l’évaluation, dernier avatar de nos sociétés de « consommation ».


Aujourd’hui, c’est le jour d’évaluation dans mon cours sur Freud, et tout a changé.

Je fais cours deux fois par semaine en fin d’après-midi, et d’habitude la clientèle, environ cinquante étudiants de premier cycle, a tendance à se traîner et s’affaler, l’air inconsolable, un peu perdu, attendant d’être réveillée. Pour déclencher la discussion, ils ont en général besoin d’une blague, d’une anecdote, d’une question originale — Quand vous étiez enfants, vos déguisements d’Halloween étaient-ils plutôt des accoutrements du moi, du ça, ou du surmoi. Ce genre de chose… Mais aujourd’hui, dès que je brandis les formulaires, un bourdonnement monte dans la pièce. Aujourd’hui, ils écriront leur évaluation du cours, leur évaluation de moi, et ils sont sans aucun doute tout à fait réveillés. « Quelle est votre évaluation de l’enseignant ? » interroge la question numéro huit, les invitant à encercler un nombre compris entre le cinq (excellent) et le un (mauvais, mauvais). S’ils ont acquis de de la subtilité dans l’interprétation pendant le trimestre, elle est maintenant partie en fumée. Edmundson: un à cinq, prêts, tirez.

Et ils le font. En me dirigeant vers la porte — je ne reste jamais dans le coin pendant cette phase du rituel — je regarde par-dessus mon épaule et je les vois travailler dur comme des auditeurs du diable. Ils écrivent en ayant passé la quatrième, même ceux qui n’arrivent pas à aligner trois mots dans leur journal de bord, à l’aise dans une procédure désormais parfaitement maîtrisée. Ils jouent les consommateurs avertis, faisant savoir au prestataire s’il s’en est sorti ou s’il n’est pas tout à fait à la hauteur de sa tâche.

Mais pourquoi suis-je si tourmenté, fuyant comme un réfugié ma propre salle de classe, où d’habitude je règne aisément ? Il y a de fortes chances que les évaluations ressemblent beaucoup à ce qu’elles ont été dans le passé – elles seront tout à fait bien. Il est probable que je serai félicité pour être « intéressant » (et je suis félicité, à maintes reprises), que je serai cité pour mes façons détendues et tolérantes (ceci arrive, aussi), que mon sens de l’humour et ma capacité à associer les arcanes du sujet à la culture actuelle inspire quelques éloges (mais oui). J’ai été très occupé ce trimestre, un manuscrit à terminer, et n’ai donc pas donné à leurs journaux l’attention que j’aurais dû donner, et pour cela je suis rappelé à l’ordre — très poliment, d’ailleurs. Dans l’ensemble, je m’en sors plutôt bien.

Mais je dois avouer que je n’aime pas beaucoup l’image de moi-même qui se dégage de ces questionnaires, une image de détachement cultivé, plein d’humour et de douce tolérance. Je n’aime pas les questionnaires eux-mêmes, avec leurs évaluations numérotées, rappelant les feuilles distribuées à un public-échantillon après un banc d’essai TV à Burbank. Mais par dessus tout, je n’aime pas cette mentalité du consommateur expert et calme qui imprègne les réponses. Je suis gêné par cette conviction sereine selon laquelle ma fonction — et, plus important encore, celle de Freud, de Shakespeare ou de Blake — est de distraire, d’amuser et d’intéresser. Comme l’observe un des interrogés, tout-à-fait représentatif: «Edmundson a magistralement su présenter ces oeuvres difficiles, importantes & controversées d’une façon agréable et accessible. »

Merci mais très peu pour moi. Je n’enseigne pas pour amuser, distraire, ni d’ailleurs, pour être tout simplement intéressant. Quand une personne dit qu’elle «a pris plaisir» au cours — et ce mot revient encore et encore dans mes évaluations – quelque part au ras de mon autosatisfaction immédiate je sens une envahissante auto-aversion. Ce n’est pas du tout ce que j’avais à l’esprit. Les questions provocantes et les blagues transversales visent à introduire de plus fortes substances — dans le cas du cours sur Freud, à une vision tragique et complexe de la vie. Mais l’affabilité et les boutades semblent souvent être ce qui percute chez les étudiants, leurs journaux et évaluations me laissent peu de doutes à ce sujet.

Je désire qu’un nombre d’entre eux disent qu’ils ont été changés par le cours. Je désire qu’ils se mesurent à ce qu’ils ont lu. On raconte qu’il y a quelque temps, un professeur de l’Université de Columbia posait une question difficile en deux points : Un, quel livre vous a le plus ennuyé pendant le cours ? Deux, quelles failles intellectuelles ou de caractère ce rejet a-t-il révélé chez vous? La main qui a posé la question était sûrement lourde. Mais au moins, elle oblige à voir le travail intellectuel comme une confrontation entre deux personnes, étudiant et auteur, où les enjeux comptent. On demandait à ces étudiants de s’exprimer sur la qualité d’une rencontre, pas d’évaluer l’action comme si elle s’était déroulée sur le grand écran.

Pourquoi mes étudiants décrivent-ils le complexe d’Œdipe et la pulsion de mort comme étant intéressants et agréables à envisager? Et pourquoi est-ce que je donne l’impression d’être un guide raffiné, légèrement ironique, infiniment affable dans ce champ intellectuel, l’exploitant sans intensité, généreux, drôle et léger ?

Parce que c’est ce qui marche. Le jour de l’évaluation, je récolte les fruits de ma complaisance partielle envers la culture de mes étudiants ainsi que la culture de l’université telle qu’elle fonctionne actuellement. C’est une culture qui n’a guère fait l’objet de réflexion. Des critiques actuels ont tendance à penser que l’éducation en sciences humaines est en crise parce que les universités ont été envahies par des professeurs aux idées bizarres: déconstructionnisme, lacanisme, féminisme, « queer theory ». Ils croient que le genre et la tradition sont “out” et que le politiquement correct, le multiculturalisme et la politique identitaire sont “in” ; conséquence d’une invasion de tribus de titulaires radicaux, équivalents en cette fin de millénaire des hordes de wisigoths qui ont fait tomber les murs de Rome.

Mais réfléchir longuement à mes évaluations et essayer ensuite de poser un regard lucide et scrutateur sur la vie universitaire ici comme à l’Université de Virginie ou à travers le pays, m’ont finalement conduit à des conclusions différentes. Pour moi, si l’éducation des sciences humaines est aussi inefficace qu’elle l’est aujourd’hui, ce n’est pas à cause de toutes ces théories étranges qui circulent (bien utilisés, ces théories peuvent être éclairantes.) C’est plutôt que cette culture universitaire, comme la culture américaine tout court, est, pour le dire crûment, de plus en plus consacrée à la consommation, au divertissement, à l’utilisation et l’abus de biens et d’ images. Pour celui qui grandit aux Etats-Unis aujourd’hui, il existe peu d’alternatives à la vision du monde qu’est celle du consommateur détaché. Mes étudiants n’ont pas demandé cette vision, encore moins l’ont-ils créée, mais ils apportent une Weltanschauung de consommateur à l’école, où il exerce une influence puissante et largement méconnue. Si nous voulons comprendre les universités actuelles, avec leurs multiples maux, on devrait essayer de s’écarter des domaines des débats d’experts et des belles idées et se tourner vers les salles de classe et les campus, où se propage où un nouveau type d’atmosphère.

Le texte que nous vous proposons ci-dessous n’est pas récent. Il a été écrit en 1997 par  Mark Edmundson, professeur à l’université  de Virginie. On trouvera dans ce texte une analyse critique de l’idée d’évaluation dans le contexte universitaire ; au delà de l’humour qui habite ces quelques lignes se dessine fort bien à quelle demande fantasmatique répond l’évaluation, dernier avatar de nos sociétés de « consommation ».

Traduction Paola Costa, Corinne Foy. Ci-dessous le texte en anglais.

Parmi les ouvrages de cet auteur signalons :

The Death of Sigmund Freud: Fascism, Psycho-analysis and the Rise of Fundamentalism, Bloomsbury Press, 2007.-

Litterature Against Philosophy, Plato to Derrida: A Defence of Poetry, Cambridge U.P., 1995.-


As Lite Entertainment For Bored College Students

 

by  Mark Edmundson at the University of Virginia

Reprinted from Harper’s  September 1997 by permission of the author

Today is evaluation day  in my Freud class, and everything has changed. The class meets twice a week,  late in the afternoon, and the clientele, about fifty undergraduates, tends to  drag in and slump, looking disconsolate and a little lost, waiting for a jump  start. To get the discussion moving, they usually require a joke, an anecdote,  an off-the-wall question — When you were a kid, were your Halloween getups  ego costumes, id costumes, or superego costumes? That sort of thing. But  today, as soon as I flourish the forms, a buzz rises in the room. Today they  write their assessments of the course, their assessments of me, and they are  without a doubt wide-awake. « What is your evaluation of the instructor? » asks  question number eight, entreating them to circle an number between five  (excellent) and one (poor, poor). Whatever interpretive subtlety they’ve  acquired during the term is now out the window. Edmundson: one to five, stand  and shoot.

And they do. As I retreat through the door — I never stay  around for this phase of the ritual — I look over my shoulder and see them  toiling away like the devil’s auditors. They’re pitched into high writing  gear, even the ones who struggle to squeeze out their journal entries word by  word, stoked on a procedure they have by now supremely mastered. They’re  playing the informed consumer, letting the provider know where he’s come  through and where he’s not quite up to snuff.

But why am I so  distressed, bolting like a refugee out of my own classroom, where I usually hold easy sway? Chances are the evaluations will be much like what they’ve  been in the past — they’ll be just fine. It’s likely that I’ll be commended  for being « interesting » (and I am commended, many times over), that I’ll be  cited for my relaxed and tolerant ways (that happens, too), that my sense of  humor and capacity to connect the arcana of the subject matter with current  culture will come in for some praise (yup). I’ve been hassled this term,  finishing a manuscript, and so haven’t given their journals the attention I  should have, and for that I’m called — quite civilly, though — to account. Overall, I get off pretty well.

Yet I have to admit that I do not much  like the image of myself that emerges from these forms, the image of  knowledgeable, humorous detachment and bland tolerance. I do not like the  forms themselves, with their number ratings, reminiscent of the sheets  circulated after the TV pilot has just played to its sample audience in  Burbank. Most of all I dislike the attitude of calm consumer expertise that  pervades the responses. I’m disturbed by the serene belief that my function —  and, more important, Freud’s, or Shakespeare’s, or Blake’s — is to divert,  entertain, and interest. Observes one respondent, not at all unrepresentative:  « Edmundson has done a fantastic job of presenting this difficult, important  & controversial material in an enjoyable and approachable way. »

Thanks but no thanks. I don’t teach to amuse, to divert, or even,  for that matter, to be merely interesting. When someone says that she  « enjoyed » the course — and that word crops up again and again in my  evaluations — somewhere at the edge of my immediate complacency I feel encroaching self-dislike. That is not at all what I had in mind. The  off-the-wall questions and sidebar jokes are meant at lead-ins to stronger  stuff — in the case of the Freud course, to a complexly tragic view of life.  But the affability and the one-liners often seem to be all that land with the  students; their journals and evaluations leave me little doubt.

I want  some of them to say that they’ve been changed by the course. I want them to  measure themselves against what they’ve read. It’s said that some time ago a  Columbia University instructor used to issue a harsh two-part question. One:  What book did you most dislike in the course? Two: What intellectual or  characterological flaws in you does that dislike point to? The hand that  framed the question was surely heavy. But at least it compels one to see  intellectual work as a confrontation between two people, student and author,  where the stakes matter. Those Columbia students were being asked to relate  the quality of an encounter, not rate the action as though it had unfolded on  the big screen.

Why are my students describing the Oedipus complex and  the death drive as being interesting and enjoyable to contemplate? And why am  I coming across as an urbane, mildly ironic, endlessly affable guide to this  intellectual territory, operating without intensity, generous, funny, and  loose?

Because that’s what works. On evaluation day, I reap the rewards  of my partial compliance with the culture of my students and, too, with the  culture of the university as it now operates. It’s a culture that’s gotten  little exploration. Current critics tend to think that liberal-arts education  is in crisis because universities have been invaded by professors with  peculiar ideas: deconstructionism, Lacanianism, feminism, queer theory. They  believe that genus and tradition are out and that P.C., multiculturalism, and  identity politics are in because of an invasion by tribes of tenured radicals,  the late millennial equivalents of the Visigoth hordes that cracked Rome’s walls.

But mulling over my evaluations and then trying to take a hard,  extended look at campus life both here at the University of Virginia and  around the country eventually led me to some different conclusions. To me,  liberal-arts education is as ineffective as it is now not chiefly because  there are a lot of strange theories in the air. (Used well, those theories can  be illuminating.) Rather, it’s that university culture, like American culture writ large, is, to put it crudely, ever more devoted to consumption and  entertainment, to the using and using up of goods and images. For someone  growing up in America now, there are few available alternatives to the cool  consumer worldview. My students didn’t ask for that view, much less create it,  but they bring a consumer weltanschauung to school, where it exerts a  powerful, and largely unacknowledged, influence. If we want to understand  current universities, with their multiple woes, we might try leaving the  realms of expert debate and fine ideas and turning to the classrooms and  campuses, where a new kind of weather is gathering.