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11 mars 2014

Antoinette Fouque, militante de l’émancipation des femmes par Élisabeth Roudinesco

Le Mouvement des femmes attend son historienne.


par Élisabeth Roudinesco

Antoinette Fouque, militante de l’émancipation des femmes

LE MONDE | 25.02.2014

par Élisabeth Roudinesco

ni hagiographie ni rumeurs

Née à Marseille le 1er octobre 1936 et morte d’un arrêt cardiaque à Paris le jeudi 20 février, Antoinette Fouque, éditrice et militante de l’émancipation des femmes, auteure de plusieurs livres et connue dans le monde entier, suscita de telles controverses de la part des féministes françaises qu’il faut raison garder et ne céder ni à l’hagiographie ni aux rumeurs qui ont fait d’elle une créature démoniaque.

voir également

ANTOINETTE FOUQUES,, [mis en ligne le 22 février 2014].

en groupe entourée de celles qui l’aimaient

Atteinte depuis son adolescence d’une maladie neuro-dégénérative, qui la privait progressivement de l’usage de ses mains et de ses jambes, elle passa le plus clair de son existence dans un fauteuil roulant, admirant la grâce des corps épanouis dont elle était privée. Cela contribua à faire émerger en elle une puissante énergie vitale mais aussi un désir de vivre en groupe, entourée de celles qui l’aimaient et l’aidaient à se déplacer ou à se nourrir. Elle parlait une langue châtiée et avait conservé un bel accent méridional.

Aucun travail d’envergure n’a été consacré à l’histoire globale du féminisme français de la seconde moitié du XXe siècle, et c’est pourquoi, s’agissant de la place d’Antoinette Fouque dans cette saga, il convient de relater des faits précis.

une femme du peuple

Amie de personnalités aussi diverses que Jacques Derrida, Alain Touraine, Simone Veil, Hélène Cixous, Sonia Rykiel, Christiane Taubira ou Ariane Mnouchkine, Antoinette Grugnardi était d’abord une femme du peuple, fille d’un syndicaliste corse engagé dans la lutte communiste depuis la scission du congrès de Tours en 1920. Telle une héroïne de roman, elle rêva très jeune d’avoir un destin qui lui permettrait de changer celui des femmes de son temps. Aimant les arts et les lettres, elle s’orienta vers une carrière d’enseignante, épousa René Fouque, dont elle eut une fille, Vincente.

Entre 1965 et 1969, elle croisa l’histoire des avant-gardes politico-littéraires françaises où se mêlaient toutes les formes possibles de rébellion contre les normes d’une société rigide, mises en cause en mai 1968. Lectrice aux éditions du Seuil, elle découvrit, grâce à François Wahl, l’œuvre de Jacques Lacan et de Roland Barthes et se passionna pour la pensée structuraliste. Parallèlement, elle rédigeait des articles pour La Quinzaine littéraire.

deux analyses conduites de front

Elle décida alors de faire une analyse sur le divan de Lacan, tout en fréquentant celui de Luce Irigaray, dont les travaux sur la sexualité féminine feront fortune dans le monde anglophone. Être en analyse chez deux praticiens à la fois – un maître et une femme d’écriture – ne la gênait nullement. Elle se moquait des rituels institutionnels, ce qui ne plaisait guère à la communauté psychanalytique.

Douée d’un vrai talent d’organisatrice et d’un véritable amour pour l’histoire des femmes, elle songeait à occuper une place centrale dans le champ de la France intellectuelle des années 1965-1975, en pleine mutation, et notamment au sein du Mouvement de libération des femmes (MLF), divisé en multiples courants. Elle y participa aux côtés de la romancière Monique Wittig, théoricienne d’un lesbianisme radical.

en horreur le mot de féminisme

Antoinette Fouque avait en horreur le mot même de féminisme, qu’elle regardait comme l’équivalent d’un machisme féminin. Mais, surtout, elle s’en prenait à Simone de Beauvoir, figure emblématique de la lutte des femmes, dont l’œuvre majeure, Le Deuxième Sexe, rayonnait dans le monde entier depuis sa parution, en 1949. Elle lui reprochait à tort d’avoir prononcé « la plus grande ânerie du siècle » : « On ne naît pas femme on le devient. »

symbolique universelle

Contre l’existentialisme beauvoirien, Antoinette Fouque soutenait l’idée que le féminin relevait d’une symbolique universelle, différente de celle du continent masculin. Aussi croyait-elle dur comme fer que Beauvoir niait l’existence de la différence anatomique des sexes au profit d’une identité construite (le genre). En réalité, elle revendiquait une lecture post-freudienne de la question sexuelle qui n’était pas partagée par les beauvoiriennes, majoritairement hostiles à la psychanalyse.

Au sein du MLF, elle anima avec Marie-Claude Grumbach, sa compagne de toujours, le groupe Psychanalyse et politique, lieu d’utopie où s’élaborait un mode de vie communautaire tissé par la parole et l’expérience du divan. Il en résulta l’idée de la possible existence d’une « écriture sexuée ». Et c’est pour en faire surgir la trace qu’elle fonda, en 1972, avec son groupe ce qui allait devenir la grande œuvre de sa vie : les Editions des femmes. Financée par Sylvina Boissonas, héritière de la famille Schlumberger, cette entreprise éditoriale fit connaître en France un nombre impressionnant d’auteurs. Antoinette Fouque y ajouta la Bibliothèque des voix.

carrière politique

En 1974, elle entraîna le psychanalyste Serge Leclaire dans son aventure. Celui-ci s’ennuyait à l’École freudienne de Paris. Auprès d’Antoinette Fouque, il retrouva l’envie d’éveiller une nouvelle génération, née en 1944, à la lecture des œuvres de Freud. En 1979, elle commit l’erreur de déposer le sigle MLF comme marque commerciale à l’Institut national de la propriété industrielle, laissant entendre qu’elle était « LA » fondatrice du mouvement. Cela déclencha une furieuse polémique, qui dure encore.

Au cours d’une carrière politique qui la conduisit à être élue députée au Parlement européen sur la liste Énergie radicale emmenée par Bernard Tapie en 1994, puis à occuper diverses fonctions institutionnelles, Antoinette Fouque, comblée d’honneurs et de reconnaissance, dut affronter en 2001 la mort de sa compagne Marie-Claude, puis, en 2010, celle de sa fille.

somptueux dictionnaire

Avec Béatrice Didier et Mireille Calle-Gruber, elle réalisa la deuxième grande œuvre de sa vie, la plus pacificatrice pour elle-même : la publication en novembre 2013 d’un somptueux Dictionnaire universel des créatrices en trois volumes. À l’entrée Beauvoir, on peut lire ceci : « “Le Deuxième Sexe” demeure le passage obligé de toute réflexion sur le sujet. » Elle projetait, juste avant sa mort, de réaliser, avec Michelle Perrot, un livre de dialogues. L’historienne venait de recevoir le Prix Beauvoir pour la liberté des femmes. Belle réconciliation au-delà des dissensions. Il serait temps qu’un historien serein restitue à ce Mouvement des femmes, plein de bruits et de fureurs, la place qui lui revient.

Dates

1er octobre 1936 Naissance à Marseille
Fin des années 1960 Participe au Mouvement de libération des femmes (MLF)
1972 Crée les éditions Des femmes
1994 Élue députée au Parlement européen
20 février 2014 Mort à Paris