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22 juillet 2008

Apprendre à mieux vivre ensemble ? surveiller et se prémunir contre les classes dangereuses Danièle Hafner présentée par Philippe Grauer

Danièle Hafner présentée par Philippe Grauer

COCHONS QUI S’EN DÉDIT !

Cochons, cochons les petites coches, faisons faisons, des encoches à la démocratie, sous couvert d’elle. Dépistons, dépistons ! sus aux malfaiteurs précoces de moins de trois ans ! cochons, fichons ! un très joli programme canadien d’une nouvelle éminence grise du nom redoutable de Tremblay accoste sur nos rives désolées par la délinquance hyper précoce des tout petits fouteurs de merde dès le départ des classes (et même peut-être ethnies, qui sait?) dangereuses.

La Ritaline le fichage et le cognitivisme auront bien raison de ces morveux, graines de violence à redresser dans l’œuf pour préserver la société de bonnes conduites que nous avons le privilège ensemble de libéralement constituer. Il faut leur apprendre à vivre avant qu’ils nous fassent la loi, ou se mettent à protester, les petits cons. Commençons par les repérer.

Vivons bien ensemble en surveillance et sous surveillance. Laissons l’éducation et le traitement clinique individualisé aux rêveurs, mettons en place dispositifs et protocoles, systèmes d’enquêtes et cochages à tout va, qu’aucun jeunot tireur de nattes ne soit désormais à l’abri du regard d’État, et nous serons tranquilles. Comme en Espagne du temps de Franco. Le tranquillisant est indolore, la paix des logiciels sociaux ayant remplacé avantageusement celle des cimetières, la démocratie cognitive est en marche. L’ennui, c’est que l’État de bien-être total, si l’on écrit État avec la majuscule, cela fait tout drôle. Après l’hygiénisme qui donna la formule politique que l’on sait au XXème siècle, le neuro cognitivisme d’État va donner quoi ? demandons-le nous maintenant. Dès maintenant !

Demandons-nous à quoi pourraient bien servir les techno-psys qu’on veut nous préparer, cognitivistes en diable, ignorant la clinique, auxquels il serait loisible de demander et dont il serait facile d’obtenir qu’ils se plient à d’innocentes consignes faisant d’eux les opérateurs d’un sérieux recadrage de la société tout entière, à partir de l’École, dès le plus jeune âge ça ne vous rappelle rien ?

Après avoir substitué le trouble au symptôme, question de terminologie, question de novlangue, il ne reste plus qu’à s’occuper des fauteurs de trouble. À quoi peuvent dans certains cas servir les mots. Nous autres qui y prêtons professionnellement quelque attention, ne nous y laisserons pas si facilement flouer. D’où l’intention de nous repousser dans les ténèbres extérieures. Ils peuvent toujours essayer ! un front uni des psychanalystes et des psychothérapeutes relationnels — anti cocheurs neuroritalineurs nés, avec votre soutien (1) veille et veillera à ce que leur cochemar ne prenne pas corps, à ce que nos enfants, et notre société échappe à leur tentative de normalisation scientistique des âmes.

Merci à Danièle Hafner pour cette contribution à la réflexion et à la mobilisation, merci aux InterCoPsychos pour leur généreux et compétent travail au long cours d’analyse et de vigilance. Nous relayons volontiers leur parole. Dispersez là aux quatre vents de l’esprit. C’est notre arme à nous. Elle ne se périme jamais.

Philippe Grauer


APPRENDRE À MIEUX VIVRE ENSEMBLE ?

Par DANIÈLE HAFNER

Extrait de Instantanés de l’InterCoPsychos – N°269

Dans le Puy de Dôme et huit autres départements

Le laboratoire du Centre interdisciplinaire sur l’enfant dénommé Ce qui sort de bon, éclairé par le discours de la psychanalyse lacanienne et par le mouvement Pasde0deconduite pour les enfants de 3 ans, s’inquiète de la suite donnée au projet Apprendre à mieux vivre ensemble — AMVE, et de l’extension à laquelle on le promet dans le Puy-de-Dôme et dans huit autres académies.

Rappelons que, suite à un audit réalisé en 2006 par l’équipe de recherche d’ Éducation à la santé à l’école sous couvert de l’Inspection académique du Puy-de-Dôme — IA, et de l’Institut de formation des maîtres — IUFM d’Auvergne, un collège de la périphérie clermontoise a été l’objet d’une action concertée entre les ministères de la Santé et de l’Éducation nationale, financée par le Comité régional exécutif des actions de santé — CRÉAS, action qui prend place dans une étude internationale de l’Organisation mondiale de la santé — OMS, sur la santé et le mode de vie des élèves : Health Behaviour in School-Age Children — HBSC.

Cette action, décidée par l’institution, présentée en plénière au personnel éducatif et pédagogique du collège, est annoncée comme une action de prévention et de dépistage des comportements à risques (violences et addictions). Elle vise à développer des compétences psycho-sociales, telles que la gestion du stress, la maîtrise de ses émotions, le règlement des conflits, la prise de décision, la conscience de soi, la créativité. Dans ce projet, 22 écoles sont déjà engagées, ce, depuis 2003, dans deux circonscriptions de la périphérie de Clermont-Ferrand.

On entend les mener là où ils ne le souhaitent pas

Si le thème du Mieux vivre ensemble suscite à priori l’adhésion, de nombreux enseignants et les représentants des Fédérations de parents d’élèves, comprennent très vite, à la lecture de questionnaires de type comportementaliste, que l’on entend les mener là où ils ne souhaitent pas aller.

En effet, il est demandé aux élèves, dès la maternelle, d’évaluer leurs relations avec leurs camarades, leurs enseignants, la directrice. Il est demandé aux parents d’évaluer leurs relations avec l’école et celles de leurs enfants ; aux enseignants, d’évaluer le comportement de chaque élève. Il suffit de cocher une quarantaine d’items. Il est aussi demandé aux enseignants d’évaluer leur adhésion au projet. Relevons en particulier deux items : les enseignants doivent juger « si l’éducation au “Mieux vivre ensemble” concerne autant les enseignants que les parents » (item 2) ; si « l’éducation à la santé au Vivre ensemble pose des problèmes éthiques » (item 18). Nous retenons cet item comme un aveu.

D’ailleurs, une remarque préalable s’impose. Ces questionnaires, prétendument anonymes et sécurisés, sont néanmoins d’un anonymat réversible puisque le « secret professionnel peut être levé dans certains cas », comme l’a reconnu une des responsables du projet. En outre, ces questionnaires d’origine anglo-saxonne se réfèrent aux méthodes des thérapies cognitivo-comportementales — TCC et rentrent dans une politique globale qui vise à légiférer sur la santé, « état de bien-être total », physique et psychique, selon la définition de l’OMS.

Rappelons qu’un rapport de l’INSERM sur l’évaluation des psychothérapies avait conclu, en 2003, à la seule efficacité des TCC, aux dépens des thérapies d’orientation analytique, et que l’ANAES entendait évaluer ces dernières à l’aune des critères des thérapies comportementales. Les conclusions des experts ad hoc s’inspiraient uniquement des références à la seule littérature anglo-saxonne sur ce sujet.

Cerner les fauteurs de trouble

Or, on le sait, les TCC s’orientent du DSM IV, lequel substitue la notion de trouble à celle de symptôme. Chaque trouble correspond à une molécule spécifique et/ou à un programme à partir duquel le sujet est conduit à rectifier son comportement inadapté. Sont ainsi évacués les dires du sujet. Il suffit de cocher, diagnostic et traitement sont établis, non pas au un par un, en prenant en compte la particularité, mais de façon universelle, sur des standards qui font normes. Les catégories dans lesquelles sont classés les sujets sont préalablement définies, puis remaniées à l’infini, en fonction des nouveaux troubles repérés. Avec ces questionnaires arrivent donc à l’école ces mêmes pratiques, ces mêmes outils.

Que faut-il repérer ?

L’individu asocial, l’hyperactif, le dépressif, l’inhibé, l’agressif, sa parenté, son environnement social et familial.

Que faut-il traiter ?

L’individu et ses relations à son environnement, l’environnement lui-même afin que règne l’harmonie, au nom du nouvel « idéal », celui du « bien commun », de la paix et de la non-violence à l’école et dans la société.

Or, si nul ne peut ignorer les progrès apportés par la science, pouvons-nous oublier les leçons de l’Histoire du XXème siècle et les effets du behaviourisme, étudiés par Annah Arendt dans Les origines du Totalitarisme ? Elle y dénonce cette « obsession de la science qui caractérise le monde occidental depuis l’essor des mathématiques et de la physique au XVIème siècle » [i], cette « croyance en la science », c’est à dire au scientisme, à « la science devenue une idole qui guérira magiquement les maux de l’existence et transformera la nature de l’homme » [ii], en éliminant « le caractère imprédictible des actions et des conduites humaines ». Plus récemment, lors d’un forum à Bordeaux en mars 2004, Jean-Didier Vincent, neurophysiologiste, professeur à l’Institut universitaire de France, membre de l’Académie des sciences, chercheur et enseignant déclarait : « Ce qui nous différencie radicalement des singes, c’est cette extraordinaire relation à l’autre et qui est ce que moi j’appelle la Psyché ». Nous sommes loin du discours des cognitivo-comportementalistes qui entendent tout expliquer par des causes organiques et traiter l’homme comme une machine, son cerveau comme un ordinateur. C’est pratique, il suffirait donc de changer les pièces qui dysfonctionnent ou de les rajouter : de la « mécanique » en somme. Tout serait maîtrisable à priori, tout serait rassurant.

Des logiques d’enfermement

Or, l’air du temps veut en effet que l’on se préoccupe de sécurité, et à ce titre, que l’ « on mette en place des logiques d’enfermement, le seul problème, c’est comment se débarrasser de ceux qui font problème » dénonce Philippe Mérieux dans le supplément du numéro 641 d’un U.S magazine de septembre 2006. Il poursuit : « Il faut travailler sur les causes et pas seulement tenter de faire oublier les effets ». Ajoutons ce que Laurent Ott, docteur en philosophie, éducateur, enseignant, écrit dans Quand brûlent les banlieues. « Au nom des politiques de sécurité, l’espace devient de plus en plus cadré, surveillé selon un modèle où chacun se sent virtuellement en faute. C’est insidieux, mais on assiste à une « pénalisation » douce des individus et des familles. Les questions de sécurité et de surveillance prennent le pas sur les missions éducatives. Un modèle « doucement » policier ne serait-il pas en train de changer le regard que nous portons sur la société ? ».

Aussi, si l’école, les enseignants, les élèves, les parents, évaluent, s’évaluent, veillent et se surveillent, plus forte sera la norme, plus notre seuil de tolérance baissera. Plus nous repèrerons de comportements déviants et plus nous rentrerons dans une logique répressive.

Quel mieux vivre ensemble ?

Car de quel Mieux vivre ensemble s’agit-il ? Pourquoi ? Pour qui ?
Derrière le discours bienveillant et bien-pensant de l’AMVE, le réel tout soudain révélé par les statistiques, donne le ton de l’urgence. Ces chiffres ont la prétention de nous dévoiler ce que serait notre réalité quotidienne : c’est ici, c’est maintenant, et nous l’ignorions !

Notons que le discours scientiste réduit le sujet, c’est-à-dire la complexité humaine, au seul savoir chiffré, lequel oriente aujourd’hui les politiques de l’État. Emboîtent le pas l’INPES — Institut national de prévention et d’éducation à la santé , la MGEN — Mutuelle générale de l’éducation nationale dont la responsable de la politique de santé publique, Viviane Kovess, est d’orientation comportementaliste. Il faut étudier les « populations à risques » pour responsabiliser les individus et alléger ainsi les coûts de la santé en diminuant la protection sociale. Foin de la solidarité sur laquelle s’était construit l’État social de l’immédiat après-guerre ! Vos cotisations seront calculées en fonction de vos facteurs de risque, donc individualisées, et votre génotype bientôt en décidera.

Qui doit-on responsabiliser ? Pourquoi les enfants des « banlieues » ou ceux des quartiers défavorisés sont-ils en priorité « évalués »? Au nom de quelles certitudes, prétendument scientifiques entend-on traquer ce qui continue d’échapper à nos chercheurs internationaux ? Au nom de quelles certitudes en effet imposer aux familles une véritable « extorsion de l’intime » et modifier leur mode de vie ? De quel droit rendre floues les frontières entre ce qui est public et ce qui est privé ? Pourquoi s’empresser d’étendre ce projet AMVE ? N’oublions pas que Didier Jourdan, enseignant-chercheur, initiateur et promoteur de l’AMVE, est en charge d’une mission « nationale » laquelle prétend réduire le symptôme à sa partie la plus dérangeante, la plus visible, le comportement, en particulier celui des individus en zones sensibles, car les banlieues, ça brûle !

Que faut-il faire taire ? Qui faut-il faire taire ?

Il faut maîtriser la jeunesse, elle fait peur car elle est imprévisible. Il faut faire taire tout ce qui/ tous ceux qui gêne(nt). Veut-on dissiper les fantômes de 68 ? karchériser l’Histoire comme l’on entend karchériser les banlieues ?

Que faut-il effacer ?

L’inconnu, l’Autre qui effraie parce qu’il est différent.

Le projet de l’AMVE prétend apporter la paix sociale et ça commence dans les cours de récréation !

Cette paix là nourrit les marchands de bien-être et remplit les prisons. Il y a « gros à gagner ». Nos chercheurs internationaux reçoivent les mannes des industriels de la chimie et de la promesse du bonheur. On va pouvoir « bricoler » l’homme et tout contrôler. Tous heu-reux ! C’est le credo des temps nouveaux.

Mais gare à celui qui bouge !

3 millions d’enfants aux U.S.A et 70 000 sur une population de 7 millions d’habitants au Québec, sont mis sous Ritaline. La vente de ce produit y a augmenté de 226% en 20 ans. Les 2/3 des enfants ainsi traités appartiennent aux classes défavorisées. Or Didier Jourdan prétend combattre « l’ennemi », Richard Tremblay, chercheur québécois, « avec ses propres armes » : les questionnaires HBSC. Mais à utiliser les armes de l’ennemi, il se confond avec lui. Que prétend prouver « scientifiquement » Richard Tremblay ? Les origines environnementales de la délinquance. Il étudie les bébés dès 17 mois car « ils sont méchants », et préconise d’agir par l’action préventive et éducative contre le déterminisme social, afin de modeler, remodeler – modéliser implicitement — les comportements déviants repérés et ceux de l’environnement familial et scolaire. Richard Tremblay « tremble » et fait « trembler ». Et l’on prétend ainsi endiguer les manifestations du malaise social, exacerbé par la férocité du système économique libéral.

Souffre et tais-toi

Ce Souffre et tais-toi auquel sont enjoints les élèves des écoles, calmes et pacifiques du temps heureux de l’AMVE, ne serait-il pas la marque d’un mépris pour les « masses » qu’on traite comme telles, de façon anonyme et standard ?

Sont-ce là les « leçons de vie » visées par l’AMVE. et pour lesquelles sont instrumentalisées toutes les activités de l’école : sportives, expressives et créatrices ? Est-ce pour endiguer le réel dérangeant auquel le sujet contemporain a affaire ? Sans marges, sans la possibilité d’expérimenter au risque de… La vie s’en trouve mortifiée, et Rimbaud réduit au silence.

Un avenir bâti sur la crainte de vivre

Enfin, l’AMVE. laisserait croire qu’il peut modifier la nature humaine et désinscrire de l’être sa part d’angoisse et l’ombre qui le divise. Là où il croit évaluer le « progrès » qu’il espère, évalue-t-il le symptôme qu’il déplace, les effets négatifs de ses « douces » injonctions, voire leurs effets incitatifs ? Evalue-t-il la violence que le sujet « enfermé » peut exercer en retour contre lui ? L’AMVE risque donc de pousser à toujours plus de conformité dans une illusion de maîtrise, renforçant l’isolement et l’exclusion par l’instrumentalisation du regard au profit de l’évaluation du comportement, le regard de l’Autre sur soi, le regard de soi sur l’Autre, le regard de Soi sur soi. Ce regard circulaire et introjecté deviendra inquisiteur et persécuteur. Craignons cette politique qui bâtit l’avenir sur la crainte de vivre et la peur de l’Autre, celui qui ne pense pas comme, celui qui ne vit pas comme… Il y a peu, les enfants naissaient accompagnés des rêves de leurs parents, « il ou elle sera… ». Ils naîtraient désormais « au risque de devenir » ? Or, les paroles prédictives enfantent l’avenir des petits d’hommes.

Le laboratoire Ce qui sort de bon entend témoigner et explorer d’autres voies possibles pour le mieux vivre ensemble . Nous devons rester vigilants à la banalisation du discours sécuritaire, lequel vise à toujours plus nous assujettir dans un fantasme de transparence. Nul ne pourra rester caché sous peine d’être suspect.