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30 mars 2016

Avec le terrorisme, nous récoltons ce que l’on a laissé pousser Gérard Chaliand

Gérard Chaliand

Avec le terrorisme, nous récoltons ce que l’on a laissé pousser

par Gérard Chaliand

Spécialiste des conflits, le géopoliticien analyse les forces et les faiblesses de l’Occident face au terrorisme.

Propos recueillis par Marie-Laetitia Bonavita, publié dans le Figaro le 28 mars 2016
Lu sur… le Figaro

Le Figaro

: Les actes terroristes de Bruxelles visaient surtout à ébranler nos esprits. Le but suprême consiste-t-il bel et bien à déclencher une guerre civile dans les pays européens ?

Gérard Chaliand} : Le but ultime est effectivement de déclencher un processus de rupture ethno-religieux entre les communautés. C’était aussi le but recherché lors des événements à caractère sexuel de Cologne en début d’année. On ne peut que se féliciter de la retenue jusqu’à présent de tous ceux qui seraient tentés de s’en prendre aveuglément à des lieux de culte ou à des musulmans.

Le Figaro

: Depuis la Seconde Guerre mondiale, dites-vous, les sociétés occidentales ont perdu l’art de la guerre. L’Occident est donc nu face au terrorisme ?

Bien des choses ont changé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le refus officiel du racisme qu’avait représenté le nazisme, la reconnaissance par les instances internationales du droit à l’autodétermination marquant la fin de la période coloniale. Processus entamé par les victoires du Japon contre les puissances coloniales blanches (Américains aux Philippines, Néerlandais en Indonésie, Français en Indochine, Britanniques en Malaisie et en Birmanie). Désormais, avec la guerre révolutionnaire prônée par Mao Zedong, la guérilla cherche à s’emparer du pouvoir en contrôlant les populations. Ce modèle sera par la suite imité sans l’idéologie marxiste. Les mouvements de libération nationaux bénéficient à partir de cette date de sanctuaires (la Chine pour les Vietnamiens), d’aide extérieure (rôle de l’URSS soutenant nombre de mouvements anticolonialistes). C’est un nouvel esprit du temps. Par ailleurs, on va s’apercevoir en Occident que les guerres de type colonial ne peuvent pas être menées par le contingent (Français en Algérie, Américains au Vietnam et également Soviétiques en Afghanistan). Enfin l’idée nationale qui était limitée autrefois aux élites est largement partagée par les peuples.

Pour finir, les troupes coloniales qui étaient jadis longuement sur le terrain sont remplacées par des soldats qui effectuent une année au grand maximum de séjour, avec des directions politiques qui souvent ne connaissent pas les traditions historiques et culturelles des pays concernés.

Tout le monde constate que nous en sommes en Occident à un déni de la mort, d’où le paradoxal «guerre zéro mort» amplifié par les médias télévisuels – expression de l’émotion plus que de l’analyse – qui déstabilisent les esprits par la répétition parfois en boucle de la propagande de l’adversaire. Plutôt que de dire que nous sommes en guerre, mieux vaudrait obtenir davantage de retenue dans les télévisions : on informe, on ne vend pas de l’angoisse. Quant aux hommes politiques, peut-être pourraient-ils eux aussi mesurer leurs propos et parler davantage de courage…

Peut-on vraiment considérer l’Arabie saoudite et la Turquie comme nos alliés dans la lutte contre Daech?

Non, sans ambiguïté aucune. Nos agendas politiques sont divergents. L’Arabie saoudite n’a pas cessé depuis des décennies de militer au nom du wahhabisme, terreau du djihadisme actuel. Quant à la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, qui pratique une politique aux antipodes de nos valeurs et devant lequel nous manquons de dignité et de caractère, nous entretenons avec celle-ci des rapports dont il est probable que nous ferons les frais…

La connaissance de l’adversaire est un atout dans la victoire de la guerre. Comment connaître notre adversaire lorsqu’il faut franchir une barrière culturelle et comprendre un imaginaire différent du nôtre ?

Il est indispensable lorsque l’on est en conflit avec une société autre d’avoir une connaissance historique et culturelle de celle-ci. Nous avons connu une génération, celle des Churchill et des de Gaulle, ayant une culture historique et une connaissance du monde qu’on rencontre rarement aujourd’hui dans les élites washingtoniennes ou dans bien des capitales européennes. Depuis quelque temps les programmes d’histoire se sont ouverts au monde extra-européen, il faudrait faire davantage. Le monde de la guerre froide était simple, avec d’un côté un adversaire, l’URSS et ses clients, et de l’autre, les États-Unis et leurs alliés. Aujourd’hui, on redécouvre que des États réémergents avaient aussi des logiques géopolitiques auxquelles ils tentent de revenir.

Gérard Chaliand, Pourquoi perd-on la guerre ? Un nouvel art occidental, 176 pages, 21,90 €, Éd. Odile Jacob.-

Vous relevez que le djihadisme n’a rien à négocier et que l’État islamique est condamné à perdre. L’Occident ne reste-t-il pas toutefois pénalisé par la faiblesse de sa démographie face à celle galopante de régions ou de pays (Afrique subsaharienne, Nigeria, Soudan…) susceptibles, en raison de leur pauvreté, d’être soumis à une «agitation islamique croissante» ?

En son centre de gravité, le djihadisme depuis quelques mois subit un recul militaire, et encore récemment avec Palmyre, ce qui est important dans la mesure où le succès est mobilisateur pour attirer des apprentis djihadistes. Le djihadisme est profondément perturbateur. Il peut apparaître comme une solution pour des jeunes, en quête d’idéal ou d’aventure héroïque, mais il n’a aucun programme économique, comme en Inde ou en Chine. Les seuls États du Moyen-Orient ayant économiquement progressé sont la Turquie et l’Iran, deux sociétés à tradition étatique, soit dit par parenthèse. L’objectif du retour à la pureté supposée de l’islam des premiers siècles mène à l’impasse.

Le déficit démographique relatif des Européens est un facteur négatif, à condition d’être en face de sociétés dynamiques. Lorsque la Chine était nombreuse et pauvre, cela n’avait pas d’importance au plan économique. Maintenant qu’elle est performante, cela change la donne. Dans le cas des populations musulmanes pauvres, cela crée un foyer hautement perturbateur créant un phénomène migratoire largement au-dessus de nos capacités d’accueil. Nous avons besoin de migrants. Reste à savoir comment on écrème les candidats.

Peut-on vraiment considérer l’Arabie saoudite et la Turquie comme nos alliés dans la lutte contre Daech ?

Non, sans ambiguïté aucune. Nos agendas politiques sont divergents. L’Arabie saoudite n’a pas cessé depuis des décennies de militer au nom du wahhabisme, terreau du djihadisme actuel. Quant à la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, qui pratique une politique aux antipodes de nos valeurs et devant lequel nous manquons de dignité et de caractère, nous entretenons avec celle-ci des rapports dont il est probable que nous ferons les frais.

Votre livre se clôt sur la nécessité pour la France d’entreprendre, «le dos au mur», les réformes économiques que les gouvernements, de gauche comme de droite, n’ont pas réalisées. Est-ce la condition indispensable pour freiner l’expansion du terreau islamique sur notre territoire ?

Impossible de répondre brièvement. Mauvaise intégration scolaire, suppression du service militaire, droit du travail rigide générateur de chômage, constitutions d’enclaves fondées sur la drogue, communautarisme, exclusion parfois. Malgré un processus d’intégration indiscutable, cela fait beaucoup de laissés-pour-compte dont sont responsables, par angélisme ou lâcheté, les politiques françaises de gauche et de droite. Nous récoltons ce que l’on a laissé pousser.