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11 avril 2011

Ben Laden ou Aristote à New York Avital Ronell

Avital Ronell

Libération 11/05/2011

Par Avital Ronell philosophe

Recueilli par éric Aeschimann


Avital Ronell est philosophe. Inspirés par Martin Heidegger et Jacques Derrida, ses travaux portent sur des objets contemporains : le téléphone, le test, l’addiction. Professeure à l’université de New York, elle était à Paris lorsque l’élimination d’Oussama ben Laden a été annoncée.

Comment avez-vous réagi aux manifestations de joie à New York à l’annonce de la mort de Ben Laden ?

Etant à Paris pour plusieurs semaines, je n’ai pas vu par moi-même ce qu’il en était. Mais, à la lecture des dizaines de mails que je reçois quotidiennement de tous types d’organisations américaines progressistes, je conteste l’idée d’une jubilation new-yorkaise. Tout le monde est sobre, inquiet, vigilant, hésitant sur ce qui se passe. Seuls quelques centaines jeunes gens sont sortis dans les rues, comme on fête un événement sportif, comme on soupire à la fin d’un film hollywoodien. La façon dont l’Amérique écrit l’histoire de Ben Laden depuis dix ans conduisait logiquement à cette fin en miroir, qui répète les images du 11 Septembre où l’on voyait quelques groupes d’Arabes danser dans les rues. Le scénario était préparé depuis longtemps et sa structure est celle d’une répétition pathologique : à dix ans d’intervalles, on a fêté une mort.
L’Amérique entière a exhibé sa satisfaction.

Justement. New York a toujours été en marge des Etats-Unis, objet de haine de la part des «vrais» Américains. Le 11 Septembre, on s’est demandé pendant quelques heures si le reste du pays serait solidaire. Plus tard, quand l’administration Bush est devenue très agressive, on a vu fleurir dans les rues de la ville des affichettes disant : «USA out of New York». On pourrait même dire qu’après le 11 Septembre, New York a été envahi par les Etats-Unis, par la droite et ses faucons. Elle qui était périphérique s’est soudain retrouvée au cœur de l’Amérique, elle s’est «mid-westernisée». Mais en surface seulement : par exemple, au plus fort de la vague de patriotisme, ceux qui se sentaient obligés d’afficher le drapeau étoilé, c’étaient les musulmans qui tiennent des petites boutiques ou conduisent des taxis, ou alors les habitants de certaines banlieues dominées par la droite, comme Staten Island. De nombreux habitants du centre n’ont pas affiché le drapeau.

Tout de même, l’exécution de Ben Laden sert les intérêts de Barack Obama plus que de la droite ?

Tout ce que je sais, c’est la jubilation perverse du présentateur de Fox News [la chaîne d’informations de Ruppert Murdoch, très anti-Obama, ndlr] lorsqu’il a annoncé «la mort d’Obama ben Laden», avant de corriger, «oh, excusez-nous, d’Oussama ben Laden». Il a refait la confusion à plusieurs reprises, de façon délibérée, car il s’agissait de montrer que ce qui est en cause, c’est le nom du Président. Par le passé, la droite a mené campagne sur le deuxième prénom d’Obama – Barack Hussein Obama – et il y a quelques jours encore, on demandait au Président de publier son acte de naissance.
Comment va vivre New York, maintenant ?

Les New-Yorkais sont conscients du vide laissé par Ben Laden. Pour reprendre les catégories du philosophe nazi Carl Schmitt, l’Amérique a toujours eu besoin d’ennemis pour se «booster». Peut-elle vivre sans ? Faut-il craindre une sorte d’état d’hostilités sans fin, encore plus monstrueuse ? Ou au contraire qu’elle se retire des lieux de bataille, sans humiliation, sans honte, comme une armée triomphale ? Quoi qu’il en soit, depuis le 11 Septembre, New York a perdu de sa vitalité, quelque chose s’est cassé. Comme dans les jeux vidéo, on a voulu attribuer la cause de tous nos malheurs à un seul homme, qu’il suffirait d’éliminer pour aller mieux. A Hollywood comme chez Aristote, le dénouement de la tragédie permet de «purger» l’âme et Aristote avait déjà compris que ce qui se joue dans la tragédie, c’est la question de la terreur. Mais croire que l’élimination d’un homme fera disparaître toute trace de blessure est une illusion.


Comprenez-vous la décision de jeter la dépouille de Ben Laden à la mer ?

Freud pointait le risque qu’il y a à ne pas enterrer l’ennemi avec les honneurs qui lui sont dus, car il finit toujours par revenir, comme un fantôme, par des circuits immatériels, «atmosphériques», imprévisibles, immaîtrisables et donc destructeurs. Cette façon de disposer à sa guise du corps de l’ennemi porte en elle des conséquences graves. C’était déjà la protestation d’Antigone et, comme dans la tragédie de Sophocle, ce sont surtout les voix de femmes qui protestent aujourd’hui et crient que l’Amérique doit cesser d’assassiner. Barack Obama n’a pas su se montrer humble devant le désir de tuer quelqu’un – même si ce quelqu’un est un effroyable meurtrier. Et même le fait de jeter sa dépouille à la mer est une façon de rester dans la logique de l’ennemi, de répondre en miroir : le terrorisme de Ben Laden se voulait mondial et sans territoire, son cadavre est à son tour «déterritorialisé». En mer, il n’y a nul lieu à honorer, ni monument à édifier : on supprime les traces. Mais, depuis Antigone, nous savons que le refus d’enterrer relève d’une logique suicidaire.