La fabrique des « bonnes » mères
Le MONDE du Vendredi 28 janvier 2011
Sandrine Garcia, Mères sous influence, de la cause des femmes à la cause des enfants, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui/ genre & sexualité », 380 p., 25 €.-
Chronique par Marcela Iacub
Le problème tient à cette fureur du tout ou rien, du sans nuances, de l’espèce de manichéisme ignorant splendidement la complexité qui semble s’être emparé de la mentalité intellectuelle collective depuis, depuis quand au juste, depuis le discours 68 ? Non puisqu’il a Edgar Morin précisément, l’apôtre inlassable du concept de complexité. C’est sans doute que les deux discours le simplicissime et celui qui tient compte de la complexité, existent ensemble, mon Dieu comme c’est compliqué la vie ! non, c’est précisément complexe on vient de vous le dire.
Alors le fruste et le rustique vous matraquent, on en a connu en psychothérapie des méthodes radicales qui faisaient d’un nouveau petit tout surdimensionné transformé en cause universelle et unique de tout, le principe sans partage de la compréhension du psychisme. Il en est à présent ainsi du règne du tout traumatique. C’est malheureusement simple, quand c’est tout c’est tout con, la bêtise transforme n’importe quoi en dogmatisme. L’inculture de masse peut alors arriver. Les médias (sus aux médias ! on peut toujours tout schématiser sans nuances) verniront le tout d’une couche de vu à la télé et la muscade aura passé. Sauf que l’esprit critique logiquement ne saurait s’exterminer si aisément. Il ne suffit pas par exemple de brandir le « c’est pour ton bien », d’Alice Miller et de conduire ce qu’un collègue et ami m’a un jour si joliment dénommé une parano-thérapie, pour prendre en compte le message des Rubans blancs, autrement complexe.
L’ouvrage de Sandrine Garcia liste une intéressantes série de figures de la responsabilité féminine depuis une quarantaine d’années, passées plus ou moins en lieux communs d’autorité intellectuelle.
Il suffirait de presque rien comme le chantait Reggiani pour que recule cette pensée unique par le monolithisme désolant du système explicatif proposé. Il suffirait de faire fonctionner le principe universitaire de la considération comparatiste rigoureuse de principes multiples, la méthode critique quoi, à laquelle nous demeurons vigoureusement attachés au Cifp.
Philippe Grauer
Pour la sociologue Sandrine Garcia, les professionnels du psychisme ont transformé le maternage en esclavage
Pourquoi l’égalité de droit entre les hommes et les femmes, vieille désormais de plusieurs décennies, n’a-t-elle pas suffi pour en finir avec les inégalités de fait ? Si les femmes peuvent avoir le même pouvoir social que les hommes, si tout désormais leur est ouvert, pourquoi occupent-elles massivement des positions inférieures ? Bref, pour paraphraser Rousseau, si la femme naît libre, pourquoi se retrouve-t-elle dans les fers?
Deux théories cherchent à répondre à cette question grinçante. La première attribue à la haine masculine la responsabilité de ces inégalités, haine qui se manifeste sous forme de violences physique, sexuelle, verbale et symbolique. De nombreuses lois votées depuis le début des années 1980 jusqu’à nos jours s’inspirent de cette théorie comme celles qui portent sur les violences sexuelles et conjugales, la parité, ainsi que le port des foulards et des burqas. D’après la seconde théorie, en revanche, la source des inégalités provient des conditions dans lesquelles les femmes se conçoivent comme sujets et accomplissent leur métier de mère : en adhérant aux règles du maternage, elles s’assujettissent et elles consentent, sans qu’aucun mâle les bouscule, à leur propre esclavage.
Mères sous influence, de la sociologue Sandrine Garcia, spécialiste du rôle des experts dans les luttes sociales, s’inscrit dans le sillage de ce second courant de pensée. Dans ce livre, elle cherche à démontrer le rôle joué par les maîtres à penser, qu’elle dénomme des entrepreneurs de morale, dans l’élaboration des normes maternelles. Pour éclairer le processus de fabrication de ces normes, l’auteur oppose deux figures emblématiques. D’une part, le médecin Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, fondatrice en 1956 de l’association Maternité heureuse, puis du Mouvement français pour le planning familial. D’autre part, la célèbre psychanalyste Françoise Dolto, auteure de La Cause des enfants(1985).
Tandis que la première avait réussi à produire une équation parfaite entre le bonheur des mères et celui des enfants – un fils ou une fille épanoui(e) est celui ou celle qui est désiré par sa mère épanouie –, la deuxième aurait opposé les intérêts des unes à ceux des autres, dès la grossesse. En effet, selon Dolto, le foetus aurait un désir de naître, théorie quelque peu incompatible avec le droit à l’avortement; et, une fois né, il nécessiterait une disponibilité absolue de sa mère. D’après Sandrine Garcia, Dolto et le mouvement psychanalytique seraient à l’origine de la division sexuelle des fonctions parentales – et notamment du rôle majeur qui reviendrait aux mères dans la production des enfants épanouis.
Si Dolto apparaît souvent, dans l’imaginaire collectif, comme la libératrice des enfants français, comme celle qui a réussi à faire comprendre à quel point ils sont des personnes, qu’ils ont besoin de liberté et non pas de casernes pour grandir, elle aurait, dans le même mouvement, créé des normes qui se sont révélées asservissantes pour les mères.
Entre la figure de Lagroua Weill-Hallé et celle de Dolto, il y aurait donc eu, selon Sandrine Garcia, une « bataille de normes » pour délimiter le métier de mère. L’une et l’autre auraient cherché à exercer un magistère moral sur les femmes, invoquant dans les deux cas l’intérêt de l’enfant. Au final, Dolto aurait gagné cette bataille. En tout cas, ses thèses pèsent aujourd’hui plus fortement dans les représentations que nous nous faisons de la bonne mère, ainsi que dans celles qui guident l’action des professionnels de la petite enfance.
Cependant, on pourrait se demander pourquoi Sandrine Garcia ne dit rien des résistances à ce modèle de maternage esclavagiste ni de l’absence éventuelle de toute résistance. Car on peut résister aux experts. La défaite de ceux qui, à la fin des années 1990, brandissant un savoir prétendument scientifique, cherchaient à s’opposer aux droits des homosexuels, constitue à ce titre un exemple éloquent.
À la différence des mouvements homosexuels, ceux des femmes seraient-ils incapables de résister lorsqu’on leur parle avec autorité de ce que doit être une bonne mère? Faut-il prendre le titre du livre au sérieux et penser que les mères sont véritablement sous influence ? Cette question est d’autant plus importante que, par la suite, Garcia montre la mise en place progressive d’une tout autre manière de produire des normes de la bonne mère, même si elle ne lui consacre qu’un petit chapitre. En effet, elle décrit l’apparition, au cours des dernières années, de politiques européennes et étatiques qui, au nom de la lutte contre la maltraitante éducative, envahissent l’espace privé afin d’imposer des normes de bonne parentalité. Il s’agit d’inculquer aux parents une conception de la parentalité positive conforme à l’expertise européenne. Et donc de légitimer l’intrusion, au sein même des familles, du corps de fonctionnaires chargés de faire la police des foyers.
L’égérie de cette nouvelle tendance serait la psychanalyste Alice Miller. Pour celle-ci, la violence éducative serait à l’origine de tous les maux du monde et presque tous les enfants en seraient victimes. Sa tactique consiste à rendre équivalents une gifle et un viol, un mot méchant et une mutilation physique, par le biais de la théorie de l’escalade -– si l’on commence à dire à un enfant : « Tais-toi ! », on finit par lui trouer le cerveau avec une fourchette – et du traumatisme psychique. Les « victimes de cette dynamique de violence, écrit Alice Miller, transformées en bourreaux, se vengent sur des nations entières, comme le montrent les génocides de plus en plus fréquents sous des dictatures atroces comme celle de Hitler.«
Ce que montre Sandrine Garcia, sans toutefois le faire d’une manière ni exhaustive ni vraiment organisée, c’est le passage actuel entre une forme de domination morale et symbolique, produite par les normes de maternage élaborées par les entrepreneurs de morale – normes dont on peut s’écarter si l’on cherche à mener des formes de vie plus minoritaires – vers une autre contrainte, de type juridique. Si cette hypothèse s’avère juste, alors, à l’avenir, une femme se sentira coupable non pas parce qu’elle n’est pas disponible pour son enfant, mais parce qu’un juge l’aura étiquetée comme telle. Si ce processus se poursuit, lorsqu’on se demandera comment il est possible que la femme naisse libre et se retrouve dans les fers, on saura que c’est parce qu’elle n’est pas une bonne mère.
Pouvoir pastoral de l’État ?
SANDRINE GARCIA met bien en lumière l’apparition des théories de la « maltraitance éducative » depuis une dizaine d’années. Ces théories sont cohérentes avec un ensemble de dispositions analogues qui ont fait de la protection de notre psychisme un souci gouvernemental aussi légitime que celle de nos corps et de nos propriétés. Ce sont les lois sur les agressions sexuelles votées à partir de 1980 qui ont introduit la notion de traumatisme psychique. Or, dans celles qui ont été votées par la suite, le traumatisme n’est plus lié à une atteinte au corps, mais à des agissements exempts de toute violence physique. Il en a été ainsi du harcèlement moral et sexuel, de la lutte contre les emprises sectaires, ainsi que de la violence psychologique au sein du couple. Certains auteurs ont qualifié ces dispositions d’arbitraires et d’intrusives, comme si désormais l’État, exerçant une sorte de pouvoir pastoral, n’était plus capable d’instituer des espaces protégés de son emprise. Ainsi, pour paraphraser un mot fameux de Proudhon sur ce que signifie être gouverné, on pourrait dire que désormais, vivre avec sa famille, ses collègues, ses proches, « c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré( …), admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé (…),puis à la moindre révolte, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné (…)« .
Marcela Iacub
Sandrine Garcia, Mères sous influence, de la cause des femmes à la cause des enfants, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui/ genre & sexualité », 380 p., 25 €.-