23 mai 2010
Penser la politique, la citoyenneté à venir, se conjoint volontiers à penser la psychothérapie relationnelle. Tout cela marche ensemble. Sans la dimension partidaire on l’a vu tout au long de la bataille à propos de la loi Accoyer, lorsque de tous les partis se sont élevés en notre faveur des représentants de la nation mus par le réflexe humaniste, à l’inverse dans tous les partis on a trouvé des alliés de la pensée, si l’on peut dire, « médico-légale ».
La démocratie nous suffit, Lumières, démocratie, parti du Mouvement comme on disait au XIXème siècle. Ceux qui recourent à nous le cherchent le mouvement, ils cherchent à changer par et pour plus de sens, plus d’humanité. Le programme pour une psychothérapie du processus de subjectivation procède de celui d’Edgar Morin. La multiréférentialité comme méthodologie du complexe a logiquement poussé Max Pagès à afficher son accord avec le théoricien de la complexité. La réflexion de Jean-Michel Fourcade (1) sur les patients limites, ouvrant un chantier novateur dans ce champ qui est aussi le nôtre, va dans la même voie. Le combat d’Élisabeth Roudinesco publiant demain au Seuil un Pourquoi tant de haine ? qui se dresse contre l’assaut renouvelé récemment contre la psychanalyse, participe du même Mouvement pour une société humaniste.
Au moment où Roland Gori parcourt la France en travaillant à conjuguer les énergies démocratiques et humanistes encore dispersées, au moment où la loi Accoyer concède à la médecine le monopole du titre générique de psychothérapeute vidé de son sens initial, au moment où un furieux lance « contre Freud » par ses soins défiguré à la va-vite l’idée farfelue d’une thérapie philosophique amateuro populiste, au moment où résister encore consiste à maintenir aux côtés de la psychanalyse une psychothérapie à visage humain, le discours exigeant et précis d’Edgar Morin pour une modernité différente, à inventer ensemble, tombe à point. Notre psychothérapie relationnelle et multiréférentielle trouve dans cette pensée une saine inspiration. Nous saluons le hors série du Monde consacré à cet intellectuel remarquable et nous réjouissons de vous inviter à le lire.
Philippe Grauer
La gauche. J’ai toujours répugné ce la unificateur qui occulte les différences, les oppositions, et les conflits. Car la gauche est une notion complexe, dans le sens où ce terme comporte en lui, unité, concurrences et antagonismes. L’unité, elle est dans ses sources : l’aspiration à un monde meilleur, l’émancipation des opprimés, exploités, humiliés, offensés, l’universalité des droits de l’homme et de la femme. Ces sources, activées par la pensée humaniste, par les idées de la Révolution française et par la tradition républicaine, ont irrigué au XIXe siècle la pensée socialiste, la pensée communiste, la pensée libertaire.
Le mot » libertaire » se centre sur l’autonomie des individus et des groupes, le mot » socialiste » sur l’amélioration de la société, le mot » communiste » sur la nécessité de la communauté fraternelle entre les humains. Mais les courants libertaires, socialistes, communistes sont devenus concurrents. Ces courants se sont trouvés aussi en antagonismes, dont certains sont devenus mortifères, depuis l’écrasement par un gouvernement social-démocrate allemand de la révolte spartakiste, jusqu’à l’élimination par le communisme soviétique des socialistes et anarchistes.
Les fronts populaires, les unions de la Résistance n’ont été que des moments éphémères. Et après la victoire socialiste de 1981, un baiser de la mort, dont François Mitterrand a été l’habilissime stratège, a asphyxié le Parti communiste.
Voilà pourquoi j’ai toujours combattu le la sclérosant et menteur de la gauche, tout en reconnaissant l’unité des sources et aspirations. Les aspirations à un monde meilleur se sont toujours fondées sur l’oeuvre de penseurs. Les Lumières de Voltaire et Diderot, jointes aux idées antagonistes de Rousseau, ont irrigué 1789. Marx a été le penseur formidable qui a inspiré à la fois la social-démocratie et le communisme, jusqu’à ce que la social-démocratie devienne réformiste. Proudhon a été l’inspirateur d’un socialisme non marxiste. Bakounine et Kropotkine ont été les inspirateurs des courants libertaires.
Ces auteurs nous sont nécessaires mais insuffisants pour penser notre monde. Nous sommes sommés d’entreprendre un gigantesque effort de repensée, qui puisse intégrer les innombrables connaissances dispersées et compartimentées, pour considérer notre situation et notre devenir dans notre Univers, dans la biosphère, dans notre Histoire.
Il faut penser notre ère planétaire qui a pris forme de globalisation dans l’unification techno-économique qui se développe à partir des années 1990. Le vaisseau spatial Terre est propulsé à une vitesse vertigineuse par les quatre moteurs incontrôlés science-technique-économie-profit. Cette course nous mène vers des périls croissants : turbulences crisiques et critiques d’une économie capitaliste déchaînée, dégradation de la biosphère qui est notre milieu vital, convulsions belliqueuses croissantes coïncidant avec la multiplication des armes de destruction massive, tous ces périls s’entre-développant les uns les autres.
Nous devons considérer que nous sommes présentement dans une phase régressive de notre histoire. Le » collapse » du communisme, qui fut une religion de salut terrestre, a été suivi par le retour irruptif des religions de salut céleste ; des nationalismes endormis sont entrés en virulence, des aspirations ethno-religieuses, pour accéder à l’Etat-nation, ont déclenché des guerres de sécession.
Considérons la grande régression européenne. D’abord relativisons-la, car ce fut un grand progrès que l’émancipation des nations soumises à l’URSS. Mais l’indépendance de ces nations a suscité un nationalisme étroit et xénophobe. Le déferlement de l’économie libérale a surexcité à la fois l’aspiration aux modes de vie et consommations occidentales et la nostalgie des sécurités de l’époque soviétique, tout en maintenant la haine de la Russie. Aussi les idées et les partis de gauche sont au degré zéro dans les ex-démocraties populaires.
A l’Ouest, ce n’est pas seulement la globalisation qui a balayé bien des acquis sociaux de l’après-guerre, en éliminant un grand nombre d’industries incapables de soutenir la concurrence asiatique, en provoquant les délocalisations éliminatrices d’emplois ; ce n’est pas seulement la course effrénée au rendement qui a » dégraissé » les entreprises en expulsant tant d’employés et ouvriers ; c’est aussi l’incapacité des partis censés représenter le monde populaire d’élaborer une politique qui réponde à ces défis. Le Parti communiste est devenu une étoile naine, les mouvements trotskistes, en dépit d’une juste dénonciation du capitalisme, sont incapables d’énoncer une alternative. Le Parti socialiste hésite entre son vieux langage et une » modernisation » censée être réaliste, alors que la modernité est en crise.
Plus grave encore est la disparition du peuple de gauche. Ce peuple, formé par la tradition issue de 1789, réactualisée par la IIIe République, a été cultivé aux idées humanistes par les instituteurs, par les écoles de formation socialistes, puis communistes, lesquelles enseignaient la fraternité internationaliste et l’aspiration à un monde meilleur. Le combat contre l’exploitation des travailleurs, l’accueil de l’immigré, la défense des faibles, le souci de la justice sociale, tout cela a nourri pendant un siècle le peuple de gauche, et la Résistance sous l’Occupation a régénéré le message.
Mais la dégradation de la mission de l’instituteur, la sclérose des partis de gauche, la décadence des syndicats ont cessé de nourrir d’idéologie émancipatrice un peuple de gauche dont les derniers représentants, âgés, vont disparaître. Reste la gauche bobo et la gauche caviar. Et alors racisme et xénophobie, qui chez les travailleurs votant à gauche ne s’exprimaient que dans le privé, rentrent dans la sphère politique et amènent à voter désormais Jean-Marie Le Pen. Une France réactionnaire reléguée au second rang au XXe siècle, sauf durant Vichy, arrive au premier rang, racornie, chauvine, souverainiste.
Elle souhaite le rejet des sans-papiers, la répression cruelle des jeunes des banlieues, elle exorcise l’angoisse des temps présents dans la haine de l’islam, du Maghrébin, de l’Africain, et, en catimini, du juif, en dépit de sa joie de voir Israël traiter le Palestinien comme le chrétien traitait le juif.
La victoire de Nicolas Sarkozy fut due secondairement à son astuce politique, principalement à la carence des gauches. Sous des formes différentes, même situation en Italie, en Allemagne, en Hollande, pays de la libre-pensée devenant xénophobe et réactionnaire. La situation exige à la fois une résistance et une régénération de la pensée politique.
Il ne s’agit pas de concevoir un » modèle de société » (qui ne pourrait qu’être statique dans un monde dynamique), voire de chercher quelque oxygène dans l’idée d’utopie. Il nous faut élaborer une Voie, qui ne pourra se former que de la confluence de multiples voies réformatrices, et qui amènerait, s’il n’est pas trop tard, la décomposition de la course folle et suicidaire qui nous conduit aux abîmes.
La voie qui aujourd’hui semble indépassable peut être dépassée. La voie nouvelle conduirait à une métamorphose de l’humanité : l’accession à une société-monde de type absolument nouveau. Elle permettrait d’associer la progressivité du réformisme et la radicalité de la révolution. Rien n’a apparemment commencé. Mais dans tous lieux, pays et continents, y compris en France, il y a multiplicité d’initiatives de tous ordres, économiques, écologiques, sociales, politiques, pédagogiques, urbaines, rurales, qui trouvent des solutions à des problèmes vitaux et sont porteuses d’avenir. Elles sont éparses, séparées, compartimentées, s’ignorant les unes les autres… Elles sont ignorées des partis, des administrations, des médias. Elles méritent d’être connues et que leur conjonction permette d’entrevoir les voies réformatrices.
Comme tout est à transformer, et que toutes les réforme sont solidaires et dépendantes les unes des autres, je ne peux ici les recenser, cela sera le travail d’un livre ultérieur, peut-être ultime. Indiquons seulement ici et très schématiquement les voies d’une réforme de la démocratie.
La démocratie parlementaire, si nécessaire soit-elle, est insuffisante. Il faudrait concevoir et proposer les modes d’une démocratie participative, notamment aux échelles locales. Il serait utile en même temps de favoriser un réveil citoyen, qui lui-même est inséparable d’une régénération de la pensée politique, ainsi que de la formation des militants aux grands problèmes. Il serait également utile de multiplier les universités populaires qui offriraient aux citoyens initiation aux sciences politiques, sociologiques, économiques.
Il faudrait également adopter et adapter une sorte de conception néoconfucéenne, dans les carrières d’administration publique et les professions comportant une mission civique (enseignants, médecins), c’est-à-dire promouvoir un mode de recrutement tenant compte des valeurs morales du candidat, de ses aptitudes à la » bienveillance » (attention à autrui), à la compassion, de son dévouement au bien public, de son souci de justice et d’équité.
Préparons un nouveau commencement en reliant les trois souches (libertaire, socialiste, communiste), en y ajoutant la souche écologique en une tétralogie. Cela implique évidemment la décomposition des structures partidaires existantes, une grande recomposition selon une formule ample et ouverte, l’apport d’une pensée politique régénérée.
Certes, il nous faut d’abord résister à la barbarie qui monte. Mais le » non » d’une résistance doit se nourrir d’un » oui » à nos aspirations. La résistance à tout ce qui dégrade l’homme par l’homme, aux asservissements, aux mépris, aux humiliations, se nourrit de l’aspiration, non pas au meilleur des mondes, mais à un monde meilleur. Cette aspiration, qui n’a cessé de naître et renaître au cours de l’histoire humaine, renaîtra encore.
Edgar Morin
Sociologue et philosophe
Né en 1921, directeur de recherche émérite au CNRS, promeut une politique de civilisation adossée à une réforme de la pensée. Un hors-série du » Monde « , » Une vie, une œuvre « , est consacré à cet intellectuel hors norme, qui a aussi bien analysé le phénomène yé-yé que le nouvel âge écologique, les stars que la crise de la modernité
Edgar Morin. Le philosophe indiscipliné , » hors-série » Le Monde » 6,50 euros
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