Philippe Grauer
Claude Lanzmann, le dernier en date des directeurs des Temps modernes, représente notre héritage sartrien. Intellectuel brillant et exigeant, il n’a jamais lâché prise, à partir du moment où la roue tournant, il devint de bon ton médiatique d’oublier Sartre envoyé en stage au Purgatoire, rejetant son héritage, désamorçant son influence au besoin par du faking, dans un monde qui traite la pensée selon la logique de la mode.
Nous autres héritiers de l’existentialisme de la psychothérapie existentielle, tout autant que de la leçon du fameux Scénario Freud, nous associons dans notre hommage au grand intellectuel, ayant, mû par la même logique sartrienne, trouvé la force philosophique et littéraire de contribuer puissamment à installer la Shoah enfin à sa place comme noyau dur de le seconde guerre mondiale.
Élisabeth Roudinesco
Hommage à Claude Lanzmann, 5 juillet, cimetière de Montparnasse
Je remercie infiniment Dominique Lanzmann de m’avoir invitée à parler pour la première fois publiquement de Claude Lanzmann.
Mon cher Claude, je vais m’adresser à toi comme je le faisais de ton vivant. Et en pensant aussi à l’hommage inouï que tu as rendu à ta mère ici même, celle qui, comme toi, aimait les mots à la folie. La précision du langage, une manière particulière de manier la langue : voilà ce qu’elle t’a transmis. Tu avais sa force vitale, sa capacité d’insolence et c’est ce que j’ai toujours aimé en toi : l’insolence et la transgression.
Même si tu aimais les honneurs – trop à mon goût – tu n’hésitais pas à braver l’ordre établi, que ce soit avec un maximum de risques pour toi et pour autrui, ou que ce soit simplement parce que tu ne pouvais pas vivre autrement. Et j’ai toujours pensé que le génie dont tu avais fait preuve en interrogeant des nazis pour Shoah venait de cette alliance si caractéristique entre l’insolence et la précision des mots, laquelle renvoie chez toi, finalement, à celle des faits. Si je voulais caractériser cette attitude je dirais que tu ne laissais jamais rien passer.
Et puis, deuxième chose que je voulais évoquer, c’est ta fidélité absolue envers Sartre. C’est à propos de Sartre que nous nous sommes connus en 1990 quand tu m’as téléphoné de façon impérative pour que je participe au numéro double des Temps modernes que tu organisais à la mémoire de Sartre.
Tu avais l’intention d’y réunir toutes sortes de contributions, bien au-delà du cercle restreint des sartriens. Et tu avais raison. Je ne faisais pas partie du sérail et je n’étais pas « sartrienne ». Tu m’as alors demandé impérativement d’écrire un article sur le fameux Scénario Freud, publié à titre posthume par Simone de Beauvoir. Texte admirable qui invalidait toutes les sottises écrites antérieurement sur la prétendue détestation de Sartre envers Freud. Nous nous sommes ensuite revus, encore à propos de Sartre, lorsque Michel Favart a tourné un documentaire sur ce sujet pour la télévision. Je partageais la même position que toi. Il fallait refuser le grand sport national français consistant à vomir Sartre, le philosophe le plus insulté dans ce pays, par la gauche autant que par la droite, et dans bien d’autres encore, avec ce jugement grotesque : préférer avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec Raymond Aron, et réciproquement, comme si l’un des deux amis avait raison et l’autre tort. Tu ne laissais jamais passer ces sortes d’âneries. Moi non plus. Et de même tu es resté anticolonialiste jusqu’à ta mort, toi l’ami de Frantz Fanon, et tu n’as jamais, en souvenir des maquis de ta jeunesse, fait preuve d’un anticommunisme primaire.
Et c’est pourquoi j’ai admiré ta violence, lorsque, en 2006, un polémiste bien connu, ancien sherpa de François Mitterrand, avait expliqué tranquillement à la télévision (France 5) que ce dernier « était dans la résistance au moment où Camus et Sartre buvaient des coups avec les Allemands à Saint-Germain-des prés. » Tu ne l’as pas lâché d’une semelle, quand, au téléphone, il a nié avoir dit ce qu’il avait dit. Tu avais même enregistré le passage. Ce fut une vraie descente aux enfers pour lui : « Je n’ai jamais dit » avec les Allemands « , tenta-t-il d’affirmer, j’ai dit qu’ils « buvaient des verres à Saint-Germain-des-Prés pendant l’Occupation ».
Et toi, Claude, avec ton génie de ne jamais lâcher prise, tu as répondu : « Non, vous avez bien dit qu’ils buvaient, non pas des verres, mais des « coups avec les Allemands ». » Évidemment, il l’avait dit et il a pris une claque bien méritée. C’est pourquoi, chaque fois que je suis confrontée à ce sport national, je pense à toi, à ton implacable obstination et à ta manière de dévorer ta proie.
J’ai encore pensé à toi il y a deux jours au moment de rédiger cet hommage, quand j’ai lu dans Le Figaro (« Pourquoi les intellectuels n’aiment pas la liberté »,1er juillet 2019), sous la plume d’un autre polémiste, le même déluge de haine : « Sartre était un buveur de sang, peut-on lire, il avait la liberté en horreur, mauvais romancier, dramaturge injouable, philosophe prolixe et sans originalité, libertaire favorable aux dictateurs, petit vieillard venant prendre son déjeuner en charentaises à la Coupole, imposteur, ayant engendré des disciples à son image », toi forcément même si tu n’es pas nommé.
Et je me suis dit que si tu étais encore vivant, tu aurais agi comme tu l’as toujours fait avec cette même passion du mot juste : tu aurais téléphoné au milieu de la nuit à l’auteur de ces lignes pour qu’il s’explique sur ce qui n’est rien d’autre qu’une injure envers tout ce que tu as soutenu dans toute ton existence sartrienne, toi qui venait souvent t’asseoir ici sur le bord d’un banc devant la tombe de Sartre et de Beauvoir, à deux pas de chez toi, pour réfléchir ou simplement parler.
Toi qui a dit ces mots en 2017 lors de la parution des écrits autobiographique de Sartre dans la Pléiade : « Ce sont des mots. On ne peut pas faire disparaître Sartre comme cela. C’est une mode de dire qu’il est mort. Moi, je le trouve très vivant. Pour autant, le monde d’aujourd’hui n’est pas un monde pour lui. Il n’était pas dans la fin de l’Histoire. Nous sommes en revanche dans la fin de l’Histoire (…) Je l’ai vu ce petit homme se bagarrer à coups de poing. C’est pourquoi tous ceux qui l’accusent d’avoir manqué de courage physique pendant l’occupation sont des cons. » Dont acte.
Tu ne regrettais qu’un chose c’est que Sartre n’ait pas pu voir un seul de tes films, toi le dernier directeur des Temps modernes, ces temps de la modernité sartrienne qui t’a toujours accompagnée.