RechercherRecherche AgendaAgenda

Actualités

Revenir

16 août 2019

CLAUDE LANZMANN : LE RÉALISATEUR DE SHOAH, CE PASSEUR INOUBLIABLE par Sabine Prokhoris — Libération

présentation par Philippe Grauer

présentation par Philippe Grauer

Shoah — avec Lanzmann la mémoire universelle a trouvé le juste nom de la chose

Lanzmann aura marqué son temps, par l’étendue et la profondeur de son œuvre intellectuelle, l’histoire du peuple juif, pour lui avoir donné ce nom de Shoah qui va tellement mieux que le transitoire américain Holocauste, et pas seulement pour ce mot mais pour la méthode de captation et d’exposition — de construction du témoignage, enfin l’histoire du cinéma pour le mode de récit inventé pour raconter l’irracontable et montrer à la fois l’indicible et l’invisible, rendus aussi limpides que poignants, de façon strictement contre-expressionniste, dans la retenue descriptive et l’insistance à faire venir jusqu’à nous dans la bouche des protagonistes les mots qui véhiculent la vérité sans aucun "ornement".

Si comme l’énonce un opuscule des éditions Arte signé Jorge Semprun et Élie Wiesel, Se taire est impossible (1995, 46 p.), parler et faire dire l’indicible dans un dialogue intenable où l’interviewer ne lâche jamais avant que le dit ne tombe, ne vienne au monde du sens sensible, l’est tout autant. Et voici que Lanzmann, parce que le fruit a eu le temps de mûrir et que la persistance et la ténacité exigeante ont fini par permettre le miracle, voici que Lanzmann produit le mot et le déroulé du récit de la chose, qu’à la façon biblique on pourrait appeler le Livre des camps de la mort.

nouvelle nuée à l’horizon

Que grâce lui soit rendue pour avoir eu le génie de figurer, faire savoir et éprouver, l’inconcevable qui se loge au cœur du XXè siècle, constitue le vortex de la deuxième guerre mondiale, et continue d’avoir mission d’avertir, car la Bête immonde n’est pas morte, on pensait qu’elle n’oserait plus, sur les lieux mêmes du crime, mais à la faveur d’une crise identitaire collective canalisée par une puissante pulsion réactionnaire mondialisée sur fonds de libéralisme indifférent au sort de la planète et tout simplement de l’humanité, elle dresse à nouveau la provocation de sa Menace sur le siècle présent, en pointant sur les migrants une nouvelle figure de l’autre (qui au demeurant n’efface pas l’antisémitisme, rassurons nous les bonnes vieilles valeurs sont immortelles, comme la connerie humaine, comme la dépréciation de la condition féminine) vouée à la peur-haine, promise et livrée à la destruction, dans le cadre de suffisamment d’indifférence collective.

rappel des principes : le dialogue comme barrage contre l’horreur

Mais que vient faire ici le génie de Lanzmann en plein territoire psy ? la psychothérapie relationnelle, tout comme la psychanalyse éradiquée par le nazisme, est de droit, de méthode et d’éthique de plein pied avec le maintien de la mémoire et l’analyse du fascisme et du totalitarisme, qui constituent sa négation radicale. Notre profession a affaire au quotidien avec ce que le domaine des émotions — la capacité immédiate d’évaluer les qualités sensibles et vitales de la réalité ambiante à un organisme vivant, ou encore sa situation, lieu éclairé d’exercice de la liberté, pour reprendre le terme approprié de Sartre — ou ce qu’en une autre terminologie (philosophie morale, éthique), on appelle mal, i.e. souffrance, malheur. Il appartient à notre métier de participer à l’exploration de l’horreur par le dialogue, et nous savons que la sortie de l’enfer passe la capacité de trouver les mots pour en parler, à et avec quelqu’un, activement pris à témoin, là où s’effectue le délicat travail de conjonction émotion-raison qu’on appelle catharsis. De ce point de vue l’œuvre cinématographique de Claude Lanzmann reste pour nous un chef d’œuvre et un modèle, administré depuis le domaine voisin situé entre l’art et le témoignage (une autre facette de la catharsis). De plus, la conviction sartrienne de Lanzmann se conjugue pleinement à nos yeux avec notre psychothérapie existentielle, une part importante de la psychologie humaniste, qui s’en est largement inspirée, et bien entendu la psychanalyse, en tout cas telle que nous la comprenons.


par Sabine Prokhoris — Libération

LE RÉALISATEUR DE SHOAH, PASSEUR INOUBLIABLE

par Sabine Prokhoris

En ces temps de banalisation insidieuse d’un négationnisme d’autant plus vénéneux qu’il évite de se donner pour tel, que cet anniversaire nous soit l’occasion de revenir sur quelques enjeux aujourd’hui de l’œuvre proprement inoubliable qu’il nous lègue.
Enjeux dont l’urgence ne se dément pas, alors que les derniers témoins survivants de l’extermination, puis peu à peu les témoins indirects, disparaissent : «La disparition des survivants implique forcément une mémoire affaiblie, donc un certain oubli. Je ne suis qu’un témoin indirect, et pourtant je me souviens du numéro tatoué sur le bras de Primo Levi, ou même de ce numéro inscrit sur le bras d’un inconnu installé à la table d’un café de la place Royale à Bruxelles. La possibilité de ces rencontres va disparaître, la mémoire des événements dont ces individus portaient témoignage dans leur corps sera peu à peu atténuée», note Carlo Ginzburg, l’un des historiens contemporains ayant le plus subtilement réfléchi aux conditions intellectuelles du négationnisme.

alors peut prospérer, à bas bruit, le pire du déni

Il y a quelques jours Étienne Chouard, l’ancien professeur de gestion apôtre du référendum d’initiative citoyenne et à ce titre icône intellectuelle et politique des «gilets jaunes», interrogé sur le Media par Denis Robert au sujet de ses éventuels «doutes personnels» sur l’existence des chambres à gaz — histoire de le dédouaner de ses liens sulfureux avec Alain Soral et autres adeptes de Robert Faurisson ? —, a ri puis s’est écrié : «Mais qu’est-ce que c’est que cette question ? Je n’en sais rien, ce n’est pas mon sujet.» Ajoutant que n’ayant pas «étudié la question», et de plus n’en ayant «jamais vu», il ne pouvait se prononcer. Cette «prudence scientifique» ne vaut-elle pas gage de son sérieux et de sa probité intellectuelle ?

« ce n’est pas mon sujet »

Instiller «honnêtement» le poison du doute — Iago, le haineux absolu est bien le plus maléfique des personnages de Shakespeare. Et oser : «Ce n’est pas mon sujet.» Glaçant.

Claude Lanzmann fut un créateur d’inoubliable. En cela, un passeur épique. Tel est son défi, son pari immense dépouillé de tout pathos psychologisant : inscrire à jamais dans la mémoire vivante de qui voit/entend ses films les récits singuliers, bouleversants, que recueille et tisse une œuvre en laquelle l’incommensurable abomination nazie devient l’affaire – la question – de tous. De tout être humain.

implacable précision et profonde tendresse

Cette œuvre s’est suspendue sur quatre bouleversants portraits de femmes, témoins et survivantes. Quatre sœurs sortit quelques semaines avant sa mort, et peut-être est-ce dans cette quadrilogie ultime que se donne à percevoir de la plus nue des façons l’art de l’écoute de leur auteur, étonnant alliage d’implacable précision et de profonde douceur qui sait, avec exactitude, trouver la juste distance et ouvrir sans peur nos esprits et nos cœurs. Ce que Walter Benjamin appelle dans son texte sur le narrateur «le don de prêter l’oreille», ajoutant : «Plus l’auditeur est oublieux de lui-même, plus ce qu’il entend s’imprime profondément en lui.» Donc en nous.

Dans Le Lièvre de Patagonie (1), Lanzmann décrit ainsi sa méthode de travail : «Enquêter à fond, me mettre entre parenthèses, m’oublier entièrement, entrer dans les raisons et les déraisons, dans les mensonges et les silences de ceux que je veux peindre ou que j’interroge, jusqu’à atteindre cet état d’hypervigilance hallucinée et précise qui est pour moi la formule même de l’imaginaire.» «Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant», écrivait Rimbaud.

Face à la crapulerie négationniste, une nécessité vitale, d’un seul tenant poétique et politique.

Sans doute le sens profond, ardu, créateur de cette double exigence, qui passe par un «très minutieux et sensible travail sur l’image et la parole, le silence et les mots […], où la parole se dévoile comme image et l’image comme parole», explique aussi Lanzmann, se voit-il révélé dans ce qui demeure sans doute son film le plus limpide et aussi le plus mystérieux : Le dernier des injustes, qui revient, trente ans après Shoah, sur sa rencontre avec Benjamin Murmelstein. Le conteur — Shéhérazade, comme il se définit lui-même, Shéhérazade qui raconte pour faire pièce à la mort — du camp de Theresienstadt.

Dans ce film incroyable, récit d’un pacte de transmission inaugural, s’éclaire la nature d’une œuvre qui affronte des réalités si sombres que, tels ces trous noirs errant dans l’univers, elles menacent d’engloutir toute possibilité de perception et de pensée : un miroir de Persée (2), qui permet de réfléchir, dans tous les sens du terme — en un même mouvement de voir et de penser — le plus monstrueux des crimes. Et ainsi de le vaincre.


(1) Gallimard, 2009.
(2) Afin de ne pas être pétrifié par le regard de Méduse, Persée l’affronta en regardant son reflet dans son bouclier.